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Mariquita, Louise Stichel et Laure Fonta – Trois femmes chorégraphes oubliées du XIXe siècle

L’histoire de la danse garde le cliché persistant que la fin du XIXe fut inintéressante en France. Qu’entre Giselle en 1841 et l’arrivée de Serge Lifar à la direction de l’Opéra de Paris en 1930, il n’y a pas eu grand-chose du côté de la danse académique. Que seuls les Ballets russes amenèrent de la vitalité artistique dans l’art chorégraphique. Faux ! Au contraire, cette période marqua un vrai renouveau dans la danse en France, notamment par plusieurs célèbres femmes chorégraphes… aujourd’hui tombées dans l’oubli. Mariquita, Louise Stichel et Laure Fonta : gros plan sur trois d’entre elles, qui ont profondément modelé la danse académique en France, et comment leur redonner leur juste place. Le tout par l’éclairage et les explications de Hélène Marquié, chercheuse en danse et professeure à l’université Paris 8.

La Fête chez Thérèse de Louise Stichel

 

Les femmes à de hautes responsabilités dans la danse à la fin du XIXe siècle

Chorégraphe, un métier nouveau pour les femmes ? Pas du tout ! Avant Maguy Marin, Pina Bausch, Martha Graham ou Isadora Duncan, les femmes chorégraphes furent nombreuses et reconnues en France à la fin du XIXe siècle. Et contrairement à leurs collègues compositrices ou autrices, qui devraient parfois user de surnom pour voir leurs œuvres paraître, ces créatrices tenaient le haut de l’affiche et géraient de grandes responsabilités. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il y avait peu d’hommes dans le monde de la danse à l’époque. « Avec la Monarchie de Juillet en 1830, la danse devient ‘une affaire de femmes’ et les danseurs délaissent cet art« , explique Hélène Marquié. Les femmes peuvent donc occuper les places laissées vides, et avec talent.

Pour parler de ces femmes, le terme employé est souvent celui de « maîtresse de ballet », ce qui peut prêter à confusion sur leurs véritables responsabilités. Car ce titre n’a plus tout à fait le même sens qu’aujourd’hui. À la fin du XIXe siècle, une personne à ce poste s’occupe bien des répétitions d’une troupe, mais aussi de remonter des ballets et de créer de nouvelles pièces. Voire de diriger la troupe si l’on était « Premier maître/Première maîtresse de ballet ». Une maîtresse de ballet a donc aussi pleinement des prérogatives de création et de direction. Et la féminisation du terme n’est pas péjorative, comme il peut encore l’être aujourd’hui. « Au XIXe siècle, on ne dit jamais ‘maitre de ballet” quand il s’agit d’une femme, on parle toujours d’une ‘maîtresse de ballet’, et ça ne choque personne« , rappelle Hélène Marquié. Aujourd’hui, face au (encore) faible nombre de femmes directrices ou chorégraphes en tête d’affiche, l’on sort facilement l’excuse qu’il s’agit de métiers nouveaux pour les femmes, que cela va évoluer avec le temps. Il y a 150 ans, de nombreuses femmes ont pourtant brillé à ces postes, même si l’histoire les a ensuite invisibilisées.

 

Mariquita – La chorégraphe star

La plus célèbre des maîtresses de ballet de l’époque est née sans doute en 1841 à Alger, même si l’artiste a aimé laisser planer un certain mythe sur sa jeunesse. Elle arrive à Paris entre 5 et 8 ans, devient artiste aux Funambules, se forme sérieusement à la danse classique et démarre sa carrière d’interprète vers 1855 au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Elle est engagée en 1871 aux Folies-Bergère, où elle devient maîtresse de ballet. À partir de là, Mariquita démarre une carrière de chorégraphe prolifique, avec une centaine d’œuvres à son actif. Elle crée pour les grands théâtres comme de petites scènes, travaille aussi bien pour des divertissements d’opéra, des ballets-pantomimes, des ballets ou des reconstitutions. Et partout, c’est le succès, que ce soit dans le public ou la presse. « Si l’on devait pousser la comparaison, elle serait un peu aujourd’hui un mélange de Kamel Ouali et Maurice Béjart”, s’amuse Hélène Marquié. Figure incontournable et fine politique, elle devient maîtresse de ballet de l’Opéra-Comique, une scène incontournable de la danse qui n’engage que les meilleurs, de 1898 à 1920, et assure la direction du Palais de la Danse de l’Exposition universelle en 1900.

Mais Mariquita n’a pas seulement du succès, elle amène aussi la danse vers une certaine modernité. « Dans l’opéra d’’Iphigénie en Aulide’ en 1907, Mariquita s’occupe de chorégraphier les ballets. Et elle y utilise le procédé de la frise et du profil… cinq ans avant la création de ‘L’Après-midi d’un Faune’. Elle travaille aussi sur le parallèle, 30 ans avant Serge Lifar« , explique Hélène Marquié. Mariquita meurt deux ans après avoir pris quitté l’Opéra-Comique, auréolée de gloire.

Pourquoi a-t-elle été oubliée – Alors comment celle qui fut une véritable star de la danse est-elle aujourd’hui inconnue – ou presque – de l’histoire de la danse ? Plusieurs choses l’expliquent. D’abord, la chorégraphe n’a pris aucune note de ses ballets. Ensuite, elle travaillait sans se soucier du genre chorégraphique du spectacle. « Mais après la Première Guerre mondiale, l’on commence à séparer le divertissement du ballet savant, comme de la danse académique de la danse moderne« , et Mariquita n’appartient à aucune catégorie prédéfinie. Enfin Serge Lifar, nommé Directeur de la Danse à l’Opéra de Paris en 1930, a aimé réécrire l’histoire et effacer quelques noms qui pouvaient lui faire de l’ombre. « Il est facile de se présenter comme le renouveau de la danse après 70 ans de décadence« .

Comment lui redonner sa place – Remonter un ballet de Mariquita semble impossible, car comme dit plus haut, elle ne prenait pas de note de ses œuvres. « Mais nous ne sommes qu’au début des recherches« , explique Hélène Marquié. « Cela ne fait que dix ans que l’on se penche sur Mariquita, et l’on a déjà retrouvé beaucoup de choses. Il faut aller fouiller dans les carnets de ses élèves, il faut continuer à chercher”.

Mariquita

 

Louise Stichel – La chorégraphe soucieuse des droits d’auteur.rice

Née à Milan en 1856, Louise Stichel se forme à la danse classique à l’école italienne. Brillante technicienne, elle est engagée à l’Opéra de Paris en 1881, au grade de petit Sujet… où elle s’ennuie ferme. « À l’époque, le corps de ballet était souvent cantonné à de la figuration, et les Étoiles étaient des stars étrangères« , rappelle Hélène Marquié. Trois ans plus tard, Louise Stichel arrive à briser son contrat très contraignant par un certificat médical de complaisance et devient Étoile sur la scène de la Gaîté. Elle brille en tant que danseuse – travaillant parfois sous la direction de Mariquita – mais aussi en tant que chorégraphe. Tant et si bien que l’Opéra de Paris, qu’elle n’avait pourtant pas quitté en bons termes, l’engage en 1909 en tant que Première maîtresse de ballet… Soit l’équivalent aujourd’hui de Directrice de la Danse.

Louise Stichel y crée peu de ballets – elle n’y reste que 18 mois – mais ses œuvres marquent son temps, notamment en rehaussant le niveau de la compagnie. « Elle se souvient de son ennui quand elle était petit Sujet. Elle veille ainsi dans ses ballets à faire danser toute la troupe, à donner une vraie place au corps de ballet. Elle redonne aussi une véritable place à la danse masculine« , souligne Hélène Marquié. Dans son ballet La Fête chez Thérèse (1910), son grand succès populaire et critique, elle laisse tomber les tutus pour des costumes d’époque. Pourtant, en interne, Louise Stichel, qui n’est que peu diplomate, ne fait pas l’unanimité. Elle prend des décisions qui ne plaisent pas à tout le monde, comme celle de passer outre la hiérarchie pour faire danser certains talents – voilà un débat qui ne date pas d’aujourd’hui ! Surtout, elle intente un procès à Reynaldo Hahn, le compositeur de La Fête chez Thérèse, et à Jane Catulle-Mendès, la veuve du librettiste Catulle Mendès, pour obtenir elle aussi des droits d’auteur sur ce ballet. « Elle perd en appel en 1919. Mais son combat a mis en place l’idée de droit d’auteur pour les chorégraphes, ce qui était impensable à l’époque. Leurs noms ne figuraient même pas sur l’affiche« , rappelle Hélène Marquié.

Partie de l’Opéra de Paris moins de deux ans après y être arrivée, Louise Stichel n’en continue pas moins de chorégraphier, créant de nombreux ballets un peu partout – beaucoup à la Gaîté-Lyrique, mais aussi à l’Opéra-Comique, au Théâtre du Châtelet, à l’Opéra de Nice ou de Monte-Carlo ou aux Folies-Bergère. Louise Stichel meurt néanmoins dans la misère et l’oubli en 1942.

Pourquoi a-t-elle été oubliée – Avec les rapports tendus qu’elle a entretenus avec l’Opéra de Paris, l’institution n’a pas forcément cherché à la mettre en valeur. Ses œuvres ont ainsi été peu remontées, à l’inverse de son prédécesseur Léo Staats et de son successeur Ivan Clustine. Serge Lifar, là encore, l’a effacé de l’histoire quand il a pris la Direction de la Danse, « il n’avait pas envie qu’il y eut des gens importants avant lui« .

Comment lui redonner sa place – En redonnant ses œuvres ! « Louise Stichel a noté certains de ses ballets. Pour quelques-uns, elle a noté tous les pas et les déplacements sur la partition musicale« , raconte Hélène Marquié. Reste à trouver son carnet de notes de La Fête chez Thérèse. Reste aussi à l’Opéra de Paris à lui redonner pleinement sa place. « Après Louise Stichel, il fallut attendre 1970 et Claude Bessy pour retrouver une femme à la direction de la Danse« .

Louise Stichel

 

Laure Fonta – La chorégraphe et historienne

Laure Fonta est un pur produit de l’Opéra de Paris, Petit rat puis danseuse dans la compagnie. Mais elle est aussi une passionnée d’histoire de la danse. Dès les années 1870, elle fait des recherches en danse ancienne (les danses des XVII et XVIIIe siècles) et en danse antique, 20 ans avant l’arrivée d’Isadora Duncan. Même si ces deux artistes ne sont pas tout à fait dans la même veine : « Isadora Duncan s’en servait comme impulsion pour créer quelque chose de neuf, alors que Laure Fonta est bien plus dans une dimension historique« , rappelle Hélène Marquié. Laure Fonta se plonge dans les archives de l’Opéra de Paris, travaille avec des musicologues, republie des ouvrages vieux de 300 ans avec ses commentaires. Sur scène, elle est très demandée pour remonter et chorégraphier des danses historiques, elle créer ainsi de nombreux ouvrages. « Elle intervient à la Comédie Française quand il faut remonter des ballets pour le ‘Bourgeois gentilhomme’, pour mettre en scène les figurants dans une pièce de Sophocle. Elle est vraiment une chorégraphe historique« .

Par ses recherches et ses réflexions, Laure Fonta s’inscrit pleinement en tant que chercheuse en danse et s’y consacre entièrement quand elle prend sa retraite de l’Opéra de Paris à 40 ans. Pour Hélène Marquié, « C’est elle fonde l’histoire de la danse à partir du XIXe siècle. C’est la seule personne de l’époque à faire ça, hommes et femmes confondues« . Suite à un gros héritage, Laure Fonta monte aussi une importante collection autour de la danse, faite de livres anciens et de quelques objets. Une partie est vendue aux enchères de son vivant, l’autre est donnée aux archives de l’Opéra de Paris après sa mort.

Pourquoi a-t-elle été oubliée – Si Laure Fonta était bien perçue comme une spécialiste, elle doit se battre, comme toutes les autres, face à de lourds péjoratifs sur les femmes. « Les journalistes de l’époque ont du mal à concilier l’image qu’ils ont des danseuses – une ravissante idiote, une femme légère, jeune et jolie – avec le sérieux de son travail« . Ses travaux sont ainsi qualifiés de « loisirs » parce qu’elle « s’ennuie pendant sa retraite« , alors qu’elle entame une véritable deuxième carrière avec ses recherches. « Laure Fonta est une intellectuelle, une chercheuse, mais ce n’est pas entendable pour l’époque qu’une femme puisse être ainsi« .

Comment lui redonner sa place – Pour Hélène Marquié, « L’Opéra de Paris a un travail à faire sur elle« . Elle est un pur produit de l’institution, par qui elle a connu une véritable ascension sociale. Elle a utilisé pour ses recherches les archives de l’Opéra, les a enrichies par sa propre collection. Elle est un maillon de la chaîne de la passation historique indispensable. « Il serait intéressant de retrouver ses reconstitutions pour les comparer à d’autres, regarder ce qui est intéressant, voir comment on procédait au XIXe siècle pour reconstituer les ballets… Tout simplement remettre Laure Fonta à sa place parmi les historiens et historiennes de la danse« .

Laure Fonta

La disparition des femmes à des postes importants après la guerre

Après la Première Guerre mondiale, les femmes disparaissent des postes de direction et de chorégraphes. Elles avaient pu y accéder parce que les hommes y étaient absents, que la danse y était donc vue comme un art mineur et dévalorisant. Mais une fois en tête d’affiche, ce sont ces maîtresses de ballet qui ont redonné toute sa légitimité à la danse académique, en relevant le niveau des artistes, en faisant plus de place à la danse masculine, en étant inventives et créatrices. Ce sont elles qui remettent la danse au premier plan. Et une fois cette légitimité de nouveau acquise, les hommes sont de nouveau intéressés à la danse… pour y truster tous les postes de direction. « C’était encore plus difficile pour les chorégraphes de la danse académique. Dans la danse moderne, on ne pouvait pas nier Isadora Duncan et Loïe Fuller. Alors que pour la danse académique, il est simple d’éliminer une période de 70 ans et de dire qu’il n’y avait rien eu entre Giselle et Serge Lifar. Toutes ces maîtresses de ballet sont différentes, mais leurs objectifs se rejoignaient. Ce sont elles qui ont fait bouger les lignes« .

 

Pour en savoir plus sur ces femmes chorégraphes du XIXe siècle, rendez-vous dans le livre Nouvelle histoire de la danse en Occident dirigé par Laura Cappelle, où Hélène Marquié a rédigé le chapitre « Effervescence et expérimentations, une nouvelle vitalité en France à la fin du XIXe siècle.

 



Commentaires (1)

  • Yves Mousset

    Thierry Malandain a beaucoup mis en avant le rôle des femmes chorégraphes à cette époque et particulièrement celui de Mariquita voir les références de la note d’Hélène Marquié dans l’excellent Nouvelle histoire de la danse et son livre Cendrillon carnet de création, aux éditions du CND

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