Ballet du Rhin – Les Ailes du désir de Bruno Bouché
Après une première représentation dans le cadre du festival Le Temps d’Aimer, Les Ailes du désir, ballet en deux actes de Bruno Bouché, s’est déployé dans l’écrin de l’Opéra de Strasbourg, impliquant l’ensemble du Ballet de l’opéra national du Rhin. Un visionnage préalable du film a permis de mieux cerner les correspondances et les prises de distance avec le long-métrage de Wim Wenders. Mais comme la première fois, la même question s’est imposée : que peut apporter une relecture chorégraphique à une œuvre aussi puissante ? Que faire surgir sous les pas des interprètes, au demeurant très investis, qui n’existait déjà dans le film ? S’il faut saluer l’ambition de s’être attaqué à cette fable poétique, la beauté de certains passages, notamment les grands mouvements d’ensemble, ne permet pas d’en saisir totalement son identité propre.
Dès les premières secondes, le souvenir de Bruno Ganz, le Damiel de Wim Wenders, plane sur la salle de l’Opéra de Strasbourg plongée dans la pénombre. Du dernier étage, le fameux « paradis » éclairé par un projecteur, son double en pardessus gris contemple le parterre de spectateurs et spectatrices à ses pieds. Debout entre les fauteuils d’orchestre, une enfant lui sourit. N’est-elle pas la seule à avoir le privilège de voir cet être immatériel ? « Qu’est-ce qu’un ange sinon cet invisible qui nous recueille quand la brutalité des hommes nous menace ?« , a-t-on lu juste avant le lever de rideau sous la plume de l’écrivain Christian Bobin cité dans le très beau et riche programme du spectacle. Ce sont ces « invisibles » tiraillés entre tentation terrestre et élévation céleste qui nous guident durant tout le ballet .
Le premier acte reprend de manière éclatée des éléments de la trame narrative du film. Deux anges, Damiel et Cassiel, veillent sur la population d’humains dans le Berlin des années 1980. Ils s’immiscent dans leurs pensées, surveillent leurs actions, voire s’efforcent d’en changer le cours avec compassion. Cette poésie contemplative n’est pas toujours aisée à retranscrire sur le plateau en dépit de l’atmosphère tout en clair-obscur. L’ensemble apparaît décousu. Force est de reconnaître notre difficulté à rentrer dedans. Jusqu’à ce mouvement d’ensemble où la quasi totalité de la compagnie revêt les atours colorés d’une humanité pressée au milieu de laquelle se glissent quelques anges en longs manteaux gris. Ils stoppent leur cadence folle et les retiennent avec douceur. Les trente-deux danseuses et danseurs se jettent alors dans un unisson qui donne le frisson.
Tombé amoureux de Marion, la belle trapéziste, Damiel décide d’abandonner sa condition d’ange afin de pouvoir vivre son histoire d’amour à échelle humaine. Les scènes se succèdent révélant les emprunts qui pourront dérouter celles et ceux qui n’ont pas vu ou revu le film depuis longtemps. Heureusement certains passages, comme ce pas de deux en miroir (impeccables Dongting Xing et Ryo Shimizu) redonnent de l’attrait à la dramaturgie. Las, la tension retombe et l’intervention de certains personnages reste difficile à appréhender. Comment comprendre le rôle de Peter Falk, l’inénarrable Inspecteur Columbo, sans avoir vu le film ? De même, la scène du concert de Nick Cave, pourtant porté par l’envoûtant Silence is sexy du groupe de musique industrielle berlinois Einstürzende Neubaten, ne parvient pas à se hausser à la hauteur de celle du film. En parlant de musique, point commun avec le long-métrage, le ballet est porté par une riche bande sonore qui mêle les musiques de la compositrice Jamie Man, Sibelius, Messiaen, John Adams, Steve Reich ou la très belle Sicilienne de Bach magnifiquement interprétée par Bruno Anguerra Garcia dont la délicate nostalgie sied bien à l’atmosphère.
Dans le deuxième acte, Bruno Bouché sort du cadre du film et s’empare du « À suivre », fenêtre laissée ouverte par Wim Wenders à la fin de son opus. Peut-être moins contraint par le souci de coller à la trame du film, le mouvement se fait plus libre. Ayant rejoint les nues, les anges observent Berlin représentée par une constellation lumineuse. Le titre en allemand n’est-il pas Der Himmel über Berlin (le ciel au-dessus de Berlin) ? Suspendus par des filins, huit danseurs se livrent d’abord à une chorégraphie aérienne convaincante quoique classique dans sa facture. Lorsqu’ils touchent de nouveau le sol. Ils troquent alors la pesanteur des longs manteaux gris contre la fluidité de chemises immaculés. Toute la compagnie prend alors possession du plateau dans un vertigineux chassé-croisé composé de portés et de sauts. Cette occupation spatiale résonne comme un véritable hymne à la vie, au douloureux bonheur d’être au monde. Impossible de ne pas saluer la virtuosité dont fait démonstration cette belle compagnie.
Les Ailes du désir de Bruno Bouché par le Ballet de l’Opéra national du Rhin à l’Opéra de Strasbourg. Dramaturgie musicale : Bruno Bouché, Jamie Man. Dramaturgie : Christian Longchamp. Scénographie : Aurélie Maestre. Costumes : Thibaut Welchlin. Lumières : David Debrinay. Dimanche 31 octobre 2021. À voir à la Filature de Mulhouse du 13 au 15 novembre et à la Mac de Créteil les 20 et 30 mars 2022.