Boston Ballet – Soirée ChoreograpHER
Le Boston Ballet a repris une saison 2021-2022 « en présentiel » et présentait en cette fin d’hiver son programme ChoreograpHER. Soit une soirée de cinq créations chorégraphiées uniquement par des femmes. Au-delà de l’intérêt évident de redistribuer les cartes décidant qui a la possibilité de chorégraphier des ballets aujourd’hui, ce programme haut en couleur a proposé en scène de magnifiques créations, donnant envie de voir se prolonger ces collaborations.
Comme de plus en plus de compagnies de part le monde, le Boston Ballet cherche à féminiser sa production chorégraphique, jusqu’alors dominée par les hommes. Sur ses cinq dernières saisons, excepté ce programme, seules 6% des chorégraphies de la compagnie étaient en effet signées par des femmes. C’est pourquoi le Boston Ballet a lancé le programme ChoreograpHER, « her » étant le pronom possessif féminin en anglais. Un processus plus large que cette soirée de ballets puisqu’il a commencé en 2018 avec des ateliers chorégraphiques à l’intention des femmes de la Boston Ballet School et des créations mises en ligne, notamment par des membres de la compagnie. Si ce genre de pratique pourrait faire réagir et créer le débat en France, cela ne provoque pas de remous aux États-Unis, pays qui pratique régulièrement – et dans tous les domaines, y compris culturels – des politiques mettant en avant des groupes sociaux plus invisibilisés.
Tiler Peck, Principal star du New-York City Ballet, ouvre le bal avec sa chorégraphie Point of Departure. Ce pas de six aux costumes colorés jette une sensation printanière sur la scène. La musique est également une récente composition faite par une femme, Caroline Shaw, qui soutient particulièrement bien ce ballet – le quatuor composé d’un piano, un violoncelle, un alto et un violon, joue d’ailleurs directement en fond de scène. L’organisation spatiale est de façon globale très réussie, avec le rideau s’ouvrant sur un tableau liant habilement les six danseurs et danseuses. L’influence de Jerome Robbins est toujours présente dans cette danse aux accents néoclassiques. Certains moments sont particulièrement savoureux, comme lorsque la musique rythmée par les pizzicatos aigus du violon laisse évoquer quelques gouttes de pluie tombant sur la scène, soulignant la précision tranchante des gestes des interprètes. Les Principals Derek Dunn et Chyrstyn Fentroy y sont comme d’habitude excellents. Cependant, le complexe pas de six qui ouvre le ballet retombe malheureusement rapidement dans un schéma plus conventionnel fait de pas de deux croisés entre trois couples d’artistes. Cela donne au final un ballet fluide et entrainant, mais qui aurait pu se permettre d’explorer encore plus la composition en pas de six.
Toute autre ambiance avec Butterflies Don’t Write Book de Melissa Toogood. Cette dernière est forgée à la méthode Merce Cunningham qu’elle enseigne. Mais elle propose cependant ici une œuvre assez narrative et figurative, semblant relater l’éclosion du mouvement chez les danseurs et danseuses, peut-être comme ceux des papillons mentionnés dans le titre (« Butterflie »). Les gestes cherchent vraiment à transmettre une histoire ou une sensation. Ainsi l’éclosion est difficile, l’atmosphère initiale est froide et dramatique. Les interprètes tentent de s’élever du sol mais retombent souvent lourdement. Mais la chaleur arrive au grés des couleurs projetés sur un grand drap de fond, et la musique évolue vers des sonorités plus douces. Les danseurs et danseuses s’individualisent peu à peu en trouvant leurs mouvements propres. À ce jeu, My’kal Stromile, encore dans le corps de ballet, sort du lot et montre une belle présence sur scène. Pièce très réussie, Butterflies Don’t Write Book utilise habilement les changements de rythmes et d’atmosphère pour exposer la recherche d’un mouvement. Sans pour autant être linéaire, elle garde une part d’imprévu.
Lia Cirio prend la suite du programme. Entrée dans la troupe en 2003 et Principal depuis 2010, elle fait partie des stars de la troupe. Depuis quelques années, elle se porte de plus en plus sur la chorégraphie et Chapters in Fragments est son premier travail majeur. Cette pièce est découpée en trois parties : deux courts moments dansés avec un piano seul ou en silence encadrent une partie orchestrée. L’introduction est vraiment réussie. Une danseuse est sur l’avant-scène, le reste du groupe étant séparé par un voile. Des fumées et des lumières recréent un clair de lune projeté sur des nuages. Le reste de la composition est très fluide, et les déhanchés au rythme des violons sont particulièrement plaisants. On reste cependant un peu perplexe sur le message que veut transmettre la chorégraphe par cette composition agréable sans être révolutionnaire. Venue saluer à la fin, son émotion était cependant palpable pour sa première représentation dans sa propre maison.
Shantell Martin, qui vient ensuite, est une artiste connue pour ses grands dessins composés de lignes noires sur fond blanc. Anglaise, elle travaille depuis une quinzaine d’années aux États-Unis et Kites est sa première création chorégraphique pour une compagnie de cette envergure. Une grande toile créée pour l’occasion sert de décors en fond de scène. « Kite » signifie cerf-volant et la chorégraphie exploite beaucoup l’idée du fil qui se tire et se tend. Cela permet aux danseurs et danseuses, en permanence ensemble en scène, de trouver des lignes, avec leur propre corps, mais aussi entre eux et elles pour créer des dynamiques et des mouvements. Le côté ludique et enfantin du cerf-volant est aussi présent. Le rythme est dynamique et la musique utilise abondamment des percussions qui pourraient évoquer des enfants tapant sur des seaux à la plage. Kites est une pièce courte mais elle donne presque envie d’explorer plus longuement toutes les idées introduites en scène.
La dernière œuvre, intitulée Slipstreams, est une vraie réussite signée Claudia Shreier. Elle réunit une vingtaine de danseurs et danseuses, dont l’excellente Lia Cirio évoquée plus haut en tant que chorégraphe. Les costumes sont des justaucorps bigarrés dans des tons verts et bleus, non sans rappeler les décors de Signe de Carolyn Carlson. La chorégraphie s’apparente d’ailleurs à un tableau dansé où les protagonistes alternent entre des poses et des déséquilibres. Le nombre et la complexité des portées sont impressionnants, même si cela donne lieu à quelques ratés lors de cette première représentation. Le ballet commence de manière grandiloquente avec l’ensemble des artistes sur scène sur une musique aux accents brillants. Au fur et à mesure, la chorégraphie aborde aussi le thème de l’exclusion. Le personnage ainsi dansé par Lia Cirio se retrouve parfois à l’écart du groupe, rejeté. La situation crée quelques mouvements très intéressants où elle est repoussée par d’autres danseurs en glissant. Claudia Shreier est une chorégraphe expérimentée et elle prouve avec ce ballet une importante maîtrise d’un groupe foisonnant d’artistes. On espère revoir bientôt cette oeuvre au programme.
Que de nouveautés lors de cette soirée ChoreograpHER ! Il est évidemment indispensable de rééquilibrer les différences de genre dans les productions chorégraphiques. Mais au-delà de ce pure aspect social, l’effort du Boston Ballet d’aller chercher des noms moins connus, des chorégraphes différentes de sa programmation habituelle, a favorisé un véritable élan artistique, un souci de création et d’innovation. Au final, cela a donné une soirée excitante et stimulante, riche de propositions et de collaborations que l’on aimerait voir perdurer par la suite. Le tout porté par le niveau exceptionnel des danseurs et danseuses du Boston Ballet, véritable colonne vertébrale de ce foisonnement artistique.
Programme ChoreograpHER par le Boston Ballet. Point of Departure de Tiler Peck, avec Derek Dunn, Chyrstyn Fentroy, Tigran Mkrtchyan, Chisako Oga, Ao Wang et Patrick Yocum ; Butterflies Don’t Write Books de Melissa Toogood, avec Abigail Merlis, Alec Roberts, Haley Schwan, My’Kal Stromile, Paulina Waski et Patrick Yocum : Chaptered in Fragments de Lia Cirio, avec Paul Craig, Daniel Durrett, Louise Hautefeuille, John Lam, Soo-bin Lee, Chisako Oga et Lawrence Rines ; Kites de Shantell Martin, avec Isaac Akiba, Ji Young Chae, Ekaterine Chubinidze, Tyson Clark, Madysen Felber, Sage Humphries, SeokJoo Kim, John Lam, Abigail Merlis, Chisako Oga et Nations Wilkes-Davis ; Slipstream de Claudia Schreier, avec Lia Cirio, Derek Dunn, Daniel Durrett, Louise Hautefeuille, Jasmine Jimison, Graham Johns, Viktorina Kapitonova, Lasha Khozashvili, Sangmin Lee, Nikolia Mamalakis, Patric Palkens, Alec Roberts, Haley Schwan, Gearóid Solan, My’Kal Stromile, Addie Tapp, Demi Trezona et Ao Wang. Jeudi 3 mars 2022 au Citizens Bank Opera House. À voir en ligne du 17 au 27 mars.