Le Lac des cygnes du Royal Ballet – Marianela Nuñez et Reece Clarke
Back to business ! Après le coup d’arrêt lié à la pandémie, le Royal Ballet vit une saison normale composée de créations et de reprises. Dont celle très attendue du Lac des Cygnes dans la version créée par Liam Scarlett en 2018, oeuvre testamentaire du chorégraphe britannique mort le 17 avril 2021 à l’âge de 35 ans. Fidèle à la version de Marius Petipa et Lev Ivanov, cette nouvelle rédaction du plus célèbre des ballets classiques offre un superbe écrin pour les solistes du Royal Ballet, qui se succèdent jusqu’au mois de mai sur la scène de Covent Garden. L’épidémie n’a en rien altéré les qualités de l’une des meilleures compagnies du monde, servie par un corps de ballet affuté et des solistes de talents. Marianela Nuñez a ainsi sauté dans les chaussons de Natalia Ossipova, testée positive au Covid, offrant un partenariat inédit mais remarquable avec Reece Clarke.
La politesse britannique n’est-elle pas légendaire ? Cette réputation n’est en tout cas en rien infondée au Royal Opera House. Le public avait déjà été prévenu par mail que Natalia Ossipova ne pourrait pas danser ce soir-là. Mais Kevin O’Hare, le directeur du Royal Ballet, est venu en personne comme c’est la coutume pour l’annoncer au public et remercier Marianela Nuñez d’avoir accepté de la remplacer au pied levé. Il y a au Royal Ballet un respect absolu du public, et cela commence dès les distributions, annoncées très longtemps à l’avance et souvent en début de saison afin que chacun puisse choisir les danseuses et les danseurs qu’il souhaite voir ou revoir. Ce soir-là, Marianela Nuñez inaugurait un nouveau partenariat avec Reece Clarke. Par chance, ils venaient de répéter et d’interpréter Tchaikovsky Pas de deux de George Balanchine pour le gala en faveur de l’Ukraine. Mais Le Lac des cygnes est un autre défi, qui fut parfaitement réussi.
Mais quelques mots tout d’abord de cette production de Liam Scarlett, remplaçant la version créée en 1987 par Anthony Dowell qui fit les beaux jours du Royal Ballet durant plus de 30 ans. Le chorégraphe n’a pas cherché à s’éloigner de la version de Marius Petipa et Lev Ivanov, mais plutôt de la rendre plus lisible pour le public d’aujourd’hui. Le récit coule de source avec un parti-pris qui n’est pas nouveau de faire de Rothbart un personnage double, à la fois sorcier et conseiller occulte à la cour du Prince Siegfried. Le prologue montre la transformation d’Odette de femme en cygne sous l’emprise maléfique de Rothbart. Liam Scarlett a aussi imaginé une fin plus dramatique avec le suicide d’Odile qui, par ce geste, détruit les pouvoirs du sorcier et sauve Siegfried de la mort. S’ajoute une scénographie spectaculaire de John Macfarlane qui signe un décor et des costumes somptueux. De quoi galvaniser la motivation de la troupe. Car après 35 ans de la version d’Anthony Dowell, il est raisonnable de proposer une autre vision d’un grand ballet narratif : c’est ce qui assure une vitalité renouvelée et insuffle de l’énergie à la compagnie. De ce point de vue, le pari est totalement réussi. Certes, il y aura toujours des nostalgiques des versions précédentes et tant mieux. Mais ce Lac des Cygnes de Liam Scarlett tient la plupart de ses promesses.
Il faut beaucoup de choses pour assurer le succès du Lac des cygnes, ballet le plus connu du répertoire. Mais deux qualités sont indispensables : un travail des bras fouillé et un corps de ballet féminin impeccable. On ne peut qu’admirer celui du Royal Ballet, avec une coordination sans faille, une vitesse de déplacement et de replacement et des alignements impeccables. C’est ainsi un bonheur de le voir évoluer dans le deuxième acte. Le tempo est rapide mais la danse sans anicroche. Et l’acte blanc est une réussite totale. On aime moins les petits sauts que Liam Scarlett a introduit pour les cygnes, mais à l’exception de ce détail, c’est un pur ravissement. C’est aussi à ce moment que survient la rencontre entre les deux principaux protagonistes, avec ce climax dans la partition de Tchaikovsky qui ponctue l’entrée d’Odette. Et l’on risquerait de manquer de superlatifs pour qualifier l’art de Marianela Nuñez : des lignes splendides, un travail de pointe tout en finesse et de longs bras qui savent exprimer toutes les nuances de son personnage. Fragile, mais ferme !
Son partenaire d’un soir n’est pas un inconnu. Reece Clarke, Premier soliste, est le partenaire de l’immense Natalia Ossipova. On imagine qu’il sera très vite Principal tant il en a les qualités. Grand, prince par nature, Reece Clarke est doté d’une technique sans faille, et son entrée au premier acte est parfaite. Il n’est jamais simple d’apparaître sur scène pour la première fois : il faut d’emblée par sa danse imposer le personnage que l’on souhaite jouer durant tout le ballet. Reece Clarke est un danseur noble, élégant sans être mièvre et tout en nuances dans ce ce rôle complexe de Siegfried, ce jeune prince rétif au mariage forcé que l’on veut lui imposer.
Comment ne pas être bluffé par ce partenariat qui irradie en tout sens dans l’Adage du deuxième acte ? Ce pas de deux est peut-être le plus beau duo d’amour de l’histoire du ballet. Conçu par Lev Ivanov, il ne comporte pas de grandes difficultés techniques. En revanche, c’est à ce moment précis que les qualités d’interprètes sont requises. Cela dure moins de sept minutes et c’est le point d’équilibre du Lac des cygnes. Marianela Nuñez et Reece Clarke y sont époustouflants. Leurs épaulements et leur musicalité sont au sommet, les portés exécutés avec un naturel confondant dans la fameuse diagonale. Et servis par un orchestre dirigé par Koen Kessels qui dialogue en permanence avec la scène et suit toutes les inflexions de la chorégraphie. L’Adage a mis le public K.O., imposant une écoute et une attention maximales.
L’autre difficulté majeure pour la danseuse, c’est ce double-rôle. Comment, en quelques minutes, entrer dans la peau de cet autre personnage ? Au discours amoureux succèdent perversité et maléfice. Marianela Nuñez se joue de cette duplicité. et des difficultés techniques considérables de ce troisième acte, avec en point d’orgue une série de fouettés irréprochables. Jamais la danseuse ne bougea de son axe de départ, tournant bien au-delà des 32 fouettés que ne peuvent s’empêcher de compter non sans malice les balletomanes ! Elle apporte le contraste indispensable, grâce notamment à la subtilité de ses bras. Tout en ouate dans l’acte blanc, ils deviennent une arme redoutable dans le troisième : poignets cassés, doigts élargis, Odile apparaît alors dans toute sa noirceur d’âme, tout en demeurant cet obscur objet du désir de Siegfried.
Ce troisième acte est aussi celui des danses de caractère, russe, hongroise, espagnole et italienne. Liam Scarlett les a imaginées sans être très inspiré mais les costumes luxueux de John Macfarlane, et en particulier les sublimes tutus, suffisent à enchanter. Le chorégraphe a eu la sagesse de conserver la danse napolitaine imaginée par Frederick Ashton en forme de tarentelle pour un couple avec tambourins. Personne n’a encore fait mieux que le maître britannique pour la danse napolitaine, on la retrouve ici avec bonheur. Rothbart est l’autre personnage clef du troisième acte. Gary Avis, qui a la double casquette de Principal artiste de caractère et de répétiteur de ce ballet, est tout à fait juste dans le personnage, machiavélique et même violent. L’irruption soudaine sur scène de cygnes noirs ajoute au drame une dimension supplémentaire à ce chaos amoureux final.
Il y a on le sait des fins multiples au Lac des cygnes. À l’époque soviétique, on considérait qu’il fallait substituer une happy end à la version d’origine de Marius Petipa et Lev Ivanov. Liam Scarlett opte pour une fin tragique, le suicide d’Odette pour sauver Siegfried. Ce dernier acte fait évidemment écho au deuxième avec le retour sur scène des cygnes blancs. C’est dans toutes les productions un moment apaisé pour le danseur et la ballerine. Plus de pièges techniques dans cette fin du ballet mais une cérémonie des adieux qui encore une fois tire les larmes. Marianela Nuñez et Reece Clarke nous épatent une dernière fois avec un pas de deux délicat et mélancolique.
Le Lac des Cygnes est l’événement de cette saison au Royal Ballet, avec pas moins de 11 distributions lors de cette série. C’est dire la richesse de la compagnie et l’habileté d’une direction qui sait composer entre les stars de la troupe et les jeunes solistes. Le public, en manque de grands ballets académiques, s’est rué sur la billetterie. Mais l’on peut toujours tenter sa chance à Londres avec le Friday Rush, tous les vendredis à 13 h où sont mis en vente des billets pour toutes les représentations de la semaine suivante, même complètes. Et pour celles et ceux qui sont loin et ne peuvent sauter dans un Eurostar, le ballet sera retransmis en direct au cinéma. Beauté et émotions garanties !
Le Lac des cygnes de Liam Scarlett d’après Marius Petipa et Lev Ivanov par le Royal Ballet de Londres. Avec Marianela Nuñez (Odette/Odile), Reece Clarke (Siegfried), Gary Avis (Rothbart) et Luca Acri (Benno, l’ami du Prince Siegfried. Mardi 22 mars 2022 au Royal Opera House. À voir jusqu’au 28 mai. Retransmission en direct de Covent Garden au cinéma le jeudi 19 mai.