Les adieux à la scène de Stéphane Bullion – Humilité et discrète élégance
Samedi 4 juin, les trombes d’eau qui se sont abattues sur Paris en quelques heures n’auraient pour rien au monde dissuadé toutes celles et ceux qui s’étaient donné rendez-vous pour les adieux à la scène de Stéphane Bullion. Il y a des moments forts dans un parcours qu’on ne saurait manquer. Avec quelques semaines d’avance sur Alice Renavand avec laquelle il a noué de très beaux partenariats, le Danseur Étoile a tiré sa révérence « officielle » (on sait déjà qu’il devrait réapparaître sur la scène du Palais Garnier pour Mayerling) presque douze ans jour pour jour après sa nomination. Pour s’éclipser avec l’humilité et l’élégance discrète qui l’ont toujours caractérisé, il avait choisi Another Place de Mats Ek, pièce créée en 2019 avec Aurélie Dupont. Touché par les applaudissements nourris du public, Stéphane Bullion a montré combien cette longue démonstration d’affection lui allait droit au cœur, voire le bouleversait profondément. Beaucoup de ses anciennes partenaires féminines, comme Eleonora Abbagnato ou Agnès Letestu, étaient venues saluer le parcours de cet artiste pudique.
Comment ne pas reconnaître l’effet stimulant et roboratif de ce programme Mats Ek ! Bien équilibré, il offre l’écrin idéal pour une soirée d’adieux qui se doit d’être à la fois festive et mémorable. Glissé entre l’explosif Carmen et le millimétré Boléro, le duo Another Place permet une respiration plus brillante que sa sobriété ne le laisse paraître de prime abord. Et si j’en avais déjà l’intuition, je n’ai cessé de me dire durant la soirée que Stéphane Bullion avait eu raison de choisir cette pièce, qu’il avait su en percevoir tous les minuscules clins d’œil à ce baisser de rideau qu’elle contenait. Il y a une vie après l’Opéra de Paris, un ailleurs où l’on peut se réinventer…
Mais avant l’émouvante troisième mi-temps des adieux, en ouverture de soirée, Carmen a imposé sa sensualité mortifère et sa revigorante irrévérence. La compagnie se l’approprie avec panache et cette distribution, de Hugo Marchand en Don José torturé par sa lâcheté à Florian Magnenet en Escamillo d’opérette, ne possède quasiment aucune faute de goût. Mention spéciale à Hannah O’Neill incarnant la mystérieuse M qui donne beaucoup de nuances à ce rôle contrasté. En femme fatale et libre, Marine Ganio explose de vitalité. Elle se coule dans la gestuelle du chorégraphe suédois pas si facile à capter avec beaucoup d’aisance. Les différentes représentations ont dû l’aider à prendre réellement possession du rôle, par rapport à ce que j’ai pu en lire précédemment, car c’est une danseuse maîtresse d’elle-même qui tient la dragée haute à tous ces hommes qui auront hélas raison de son impertinence. Trente ans après sa création, le Carmen de Mats Ek continue de produire son effet malgré la kitscherie évidente qui s’en dégage.
Il faut bien un entracte pour se vider la tête de ces espagnolades – assumées – à la sauce suédoise et passer du clinquant outrancier à la sobriété d’Another Place. Et quand Stéphane Bullion apparaît de dos, côté jardin, face au rideau de scène, un frisson parcourt le public. La portée du symbole du danseur seul face à cette ultime représentation n’échappe à personne. Des applaudissements viennent l’accompagner, comme un avant-goût de ceux qui clôtureront la soirée. Sans laisser paraître l’émotion qui les étreint, Ludmila Pagliero et lui entament le dialogue écrit par Mats Ek. La rengaine du vieux couple façon la Chanson des vieux amants de Jacques Brel. « Et plus le temps nous fait cortège, Et plus le temps nous fait tourment, Mais n’est-ce pas le pire piège, Que vivre en paix pour des amants… » Ont-ils encore quelque chose en commun, cette femme et cet homme, qu’une table unit et sépare tout à la fois ?
Comme en accéléré, se rejouent les différentes étapes de leur histoire. Sur le fil ininterrompu de la Sonate en si mineur de Franz Liszt, ce couple sans âge, tout à tour enfants espiègles ou vieux amants usés se cherchent, se chicanent ou s’ignorent. Dans le prosaïque pesanteur du quotidien émerge une réflexion poétique sur la fugacité des choses et des sentiments. L’une des plus belles images à ranger dans sa boîte à souvenirs est celle où les deux Étoiles assises de dos côte à côte sur la fameuse table regardent au loin vers le Foyer de la danse dévoilé. Que voient-elles ? Leurs années passées ou celles qu’il reste à écrire ? Et quand la technicienne vient prendre par la main Stéphane Bullion pour l’entraîner vers les coulisses, comment ne pas y voir plus qu’un effet de mise en scène ?
Un étrange mais bienvenu enchaînement repousse les saluts de la pièce après le Boléro. Celui-ci commence dans une effervescence un peu brouillonne où chacun.e semble chercher ses marques. Les techniciens s’affairent, les interprètes prennent possession de la scène. Un homme d’un certain âge dans un élégant costume clair entreprend de faire des allers-retours muni d’un seau d’eau pour remplir une baignoire qui trône au milieu de la scène. La musique commence, une bande-son enregistrée. Pour une soirée d’adieux, difficile de ne pas déplorer que le COVID prive d’orchestre cette pièce. Malgré tout, le Boléro version Ek déroule sa mécanique implacable au milieu de laquelle le trublion répète jusqu’à l’absurde le même geste.
Après les saluts avec la distribution du Boléro, Ludmila Pagliero et Stéphane Bullion viennent saluer, rideau baissé, dans l’intimité du bord de scène. Avec une tendre complicité, la danseuse accompagne doucement le danseur vers le début du rituel de la soirée d’adieux. Un premier bouquet blanc et mauve est soudain jeté sur la scène. Puis le rideau se lève, sa partenaire rejoint les coulisses, laissant les confettis dorés tomber en pluie étincelante sur le Danseur Étoile. Rapidement, l’émotion monte. La première à apparaître est Aurélie Dupont, puis le reste des danseurs et danseuses reviennent pour un salut collectif, l’Étoile se replaçant au milieu, heureux de faire corps avec le reste de la compagnie.
Les premiers à surgir côté cour pour habiter cette scène, comme devenue trop grande pour l’Étoile, sont ses deux enfants, et sa femme la danseuse Pauline Verdusen, complice dans la discrétion. Puis le ballet des personnalités commence. Avec l’ancienne Directrice de la Danse Brigitte Lefèvre, Stéphane Bullion échange une longue et affectueuse accolade avant de descendre la scène du Palais Garnier une nouvelle fois main sur le cœur, essayant d’embrasser du regard tout le public. De Alice Renavand, Laura Hecquet, Léonore Baulac, Amandine Albisson, à Émilie Cozette, beaucoup de danseuses sont présentes en coulisses et s’avancent pour l’embrasser. Eleonora Abbagnato et encore plus Agnès Letestu dont on se souvient du beau partenariat qu’elle a formé avec Stéphane Bullion dans La dame aux camélias, partagent un moment sur scène avec lui. Belles retrouvailles également avec José Martinez.
Les yeux légèrement brillants, le danseur semble un peu étourdi de ces saluts, sans nul doute les plus longs d’une carrière de danseur. Même si ses adieux ne sont finalement qu’un au-revoir, il semble éprouver quelque chose de très particulier à quitter cette scène sur laquelle il a tant pris plaisir à danser. Il y a une vie après l’Opéra de Paris, un ailleurs où l’on peut se réinventer…
Les adieux de Stéphane Bullion – Soirée Mats Ek par le Ballet de l’Opéra de Paris. Carmen de Mats Ek avec Marine Ganio (Carmen), Hannah O’Neill (M), Hugo Marchand (Don José), Florian Magnenet (Escamillo), Adrien Couvez (Dancaire) et Axel Ibot (Capitaine) ; Another Place de Mats Ek avec Ludmila Pagliero, Stéphane Bullion et Staffan Scheja (piano) ; Boléro de Mats Ek avec Alice Catonnet, Charline Giezendanner, Clémence Gross, Caroline Osmont, Lucie Devignes, Marion Gautier de Charnacé, Sofia Rosolini, Seohoo Yun, Léa Fouillé, Marc Moreau, Antoine Kirscher, Axel Magliano, Florent Melac, Fabien Revillion, Hugo Vigliotti, Alexandre Boccara, Isaac Lopes Gomes, Loup Marcault-Derouard et Antonin Monié. Samedi 4 juin 2022 au Palais Garnier.
Vasseur Monique
Merci pour ce très bel article pour les adieux de Stéphane.
Il mérite amplement ces hommages, lui qui a toujours été si humble et si discret, si beau et tellement talentueux et le voir ainsi remercié pour tout ce qu’il nous a donné avec tant de générosité m’a beaucoup émue moi qui l’ai suivi depuis si longtemps. Je n’espère qu’une chose, le revoir encore une fois sur la scène de l’Opéra dans Mayerling.
Je lui souhaite une très belle deuxième carrière et tout le bonheur possible entouré de Pauline et de leurs enfants.
Je n’espère
BA
J´ai toujours eu beaucoup de plaisir a le voir danser. Certainement un de mes préférés.