West Side Story de Barrie Kosky et Otto Pichler – Ballet du Rhin
« There’s a time for us, Some day a time for us« … 65 ans après sa création à Broadway, West Side Story ne perd rien de sa force. Le Ballet du Rhin en propose pour cette fin de saison la version signée de Barrie Kosky et Otto Pichler, créée à Berlin il y a une dizaine d’années. Débarrassant l’œuvre de toute référence à New York ou aux années 1960, le metteur en scène et le chorégraphe mettent magnifiquement en avant l’universalité de West Side Story, dans un décor quasi-nu, plaçant la trame dans n’importe quelle mégalopole d’aujourd’hui. Reste l’essentiel : un amour pur et vibrant de l’adolescence piétiné et détruit par la violence, la misère et le déterminisme social. Avec toujours cette urgence dans les paroles, la folie de la jeunesse dans la musique, la rage au ventre dans la danse. Et ce final coup de poing qui laisse toujours chancelant.
Oubliez les couleurs et les escaliers de Manhattan ! Quand le rideau se lève, les images – et peut-être même les clichés – de West Side Story sont absents. Seules persistent deux échelles sur les côtés, et le terrain de basket au milieu qui devient moyen scénique au fil du spectacle, permettant à la fois les changements de décors comme l’urgence de la vie qui défile. Les décors, les murs sont nus. Même les Jets et les Sharks, qui arrivent petit à petit sur le plateau, ne sont pas différenciés. Les accents, les couleurs de peau, viennent des quatre coins du monde. Ce West Side Story, dans la mise en scène de Barrie Kosky et la chorégraphie de Otto Pichler, s’est comme « dé-newyorkisée ». Pour mieux mettre en avant tout ce qu’il y a d’universel dans cette œuvre magistrale.
Peut-on parler cependant d’une version plus sombre ou épurée ? Pas forcément. Car cette simplicité des décors ne fait que renforcer la force des sentiments comme la magnifique richesse de la partition de Leonard Bernstein. L’on replonge ainsi avec délice dans cette histoire universelle, relecture de Roméo et Juliette sur fond de guerre de gangs. Elle pourrait ici se passer n’importe où, dans le quartier défavorisé de n’importe quelle mégalopole du XXIe siècle. C’est ce qui fait la force de cette relecture. Les « tubes » si connus de West Side Story n’en sont que mieux mis en valeur. Tonight et ses envolées lyriques, menée par la solaire Madison Nonoa en Maria. America repris par un chœur entièrement féminin de filles « badass » comme on dit, volontairement sexy sans être une seconde des potiches, menées par Amber Kennedy en frondeuse Anita. La première bagarre aussi, son sifflement d’ouverture et son développement tout en ambivalence, entre la violence de la scène et une folle envie de danser – à l’image de Thomas Bernier, formidable interprète d’Action qui apparaît ici comme le véritable leader des Jets, la rage perpétuellement au ventre et un sourire d’ange. C’est aussi le plaisir de redécouvrir des airs parfois un peu oubliés. Mike Schwitter, l’interprète de Tony, est peut-être un peu statique dans le jeu de scène, surtout comparé aux danseurs. Mais sa musicalité et son sens du rythme redonne toute sa richesse à Something’s Coming, vite mièvre dans d’autres versions, qui redevient ici l’ode au mystère, à l’insouciance de la jeunesse comme son envie viscérale de se jeter les deux pieds dans les surprises de la vie. Et c’est toute la partition qui vibre, véritable opéra, où la musique sait se parer de mille couleurs pour faire vivre autant d’émotions.
Voir cette œuvre dans une maison d’opéra, ici l’Opéra de Strasbourg, sonne décidément comme une évidence. C’est justement ce type de pièces – à la fois si riche musicalement, théâtralement et chorégraphiquement – qui y a pleinement sa place et mérite pour la servir les talents et moyens d’une grande maison d’opéra. Pour la danse, Otto Pichler n’a pas voulu reprendre au pied de la lettre Jerome Robbins. Il ne s’en dépare pas complètement non plus et assume cet héritage. Il y a ainsi la même énergie folle dans les pas, les mêmes cassures de rythme avec quelques clins d’oeil aux pas de la danse jazz-Broadway. Mais l’on devine aussi une influence plus contemporaine, voire hip hop parfois. Et à l’élasticité des artistes américains, le Ballet du Rhin et la troupe de West Side Story mettent plutôt en évidence un ancrage plus fort au sol, une danse plus brute, qui sied bien aussi à cette ambiance crépusculaire.
L’on attend forcément Mambo et ses vibrations frénétiques. L’on n’est pas déçu, avec ses masques et ses boules à facettes apportant les seules couleurs du spectacle, avec surtout cette furieuse et implacable envie de danser. Et toujours cette sorte de violence, cette envie de s’échapper de tout ça qui reste en fond, comme un murmure crépusculaire sous les cris de joie des Mambo ! Ce désespoir, ou plutôt ce renoncement face à la fatalité, prend de plus en plus de place. Et Somewhere, tellement touchant, n’a rien d’espérant. Le final apparaît d’autant plus comme absolument inéluctable. Véritable coup de poing – alors que chacun-e sait dans la salle que le coup de feu va retentir – avant le baisser de rideau.
« Si l’on revisite régulièrement Le Lac des cygnes ou Le Sacre du printemps, pourquoi pas West Side Story ?« , écrivait ma collègue Claudine Colozzi dans sa chronique du film West Side Story de Steven Spielberg, sorti en décembre dernier. C’est exactement ce qui ressort de cette formidable version scénique. L’œuvre est tellement riche que l’on peut toujours y jeter un nouveau regard, la faire découvrir sous un autre jour et un nouveau public. Elle ne prend pas la place de la version originale, elle continue le chemin et inscrit justement l’œuvre dans son siècle. Ce West Side Story par le Ballet du Rhin est ainsi pour tout le monde : ceux et celles qui ne connaissent rien à cette comédie musicale – à la comédie musicale en général – comme ceux et celles qui la connaissent par cœur et vont se régaler à la redécouvrir.
Un mot toutefois pour finir sur le Ballet du Rhin, dont West Side Story fait pleinement partie de sa saison. Certains artistes de la compagnie ont eu de beaux rôles sur cette production. En premier lieu Marin Delavaud, formidable Chino, timide prétendant au début qui finit malgré lui par porter le drame final. L’on peut néanmoins regretter que peu d’artistes de la compagnie n’aient eu leur chance, dans un rôle comme dans les groupes : sur les 32 artistes de la compagnie, seule une petite vingtaine était sur scène.Certes, on ne s’improvise pas artistes de comédie musicale ou chanteur. Certains rôles de West Side Story, partition spécialement exigeante, ne pouvaient être joués que par des chanteurs et chanteuses, Maria et Tony en tête. Mais l’on peut cependant regretter que, dans un programme de la saison Danse, la compagnie en soi ne soit finalement que moyennement mise en valeur. D’autant plus au regard de la saison qui vient de s’écouler et de la précédente production, Alice en février dernier, qui avait aussi le même défaut – le Ballet passant après la scénographie et la partition. Les équilibres d’une saison sont difficiles à faire, d’autant plus quand la programmation s’est faite en pleine pandémie. Les déséquilibres n’apparaissent parfois qu’à la fin. Cela n’empêche pas de le regretter, d’autant que le Ballet du Rhin est riche de talents. À suivre pour la saison prochaine, qui comptera à nouveau plusieurs nouveautés qui s’annoncent passionnantes.
West Side Story de Leonard Bernstein (musique) et Stephen Sondheim (paroles), dans la mise en scène de Barrie Kosky, chorégraphie de Otto Pichler. Avec Madison Nonoa (Maria), Mike Schwitter (Tony), Amber Kennedy (Anita), Bart Aerts (Riff), Kit Esuruoso (Bernardo), Marin Delavaud (Chino), Thomas Bernier (Action), Maxime Pannetrat (A-Rab), Léo Gabriel (Baby John), Zoltan Zmarzlik (Big Deal), Antoine Beauraing (Snowboy), Shane Dickson (Diesel), Laura Buhagiar (Anybodys), Emmanuelle Guélin (Graziella), Jesse Lyon (Pepe), Ana Karina Enriquez Gonzalez (Velma), Valentina Del Regno (Rosalia), Sofia Naït (Consuelo), Alice Pernão (Francisca), Pierre Doncq (Anxious), Pierre-Émile Lemieux-Venne (Indio), Hénoc Waysenson (Nibbles), Marwik Schmitt (Luis), Brett Fukuda (Estella), Deia Cabalé (Teresita), Noemi Coin (Margarita), Dominique Grylla (Doc), Flavien Reppert (Lieutenant Schrank) et Logan Person (Officier Krupke, Glad Hand), le Ballet du Rhin, l’Orchestre symphonique de Mulhouse et le Chœur de West Side Story. Direction musicale David Charles Abell. Mardi 7 juin 2022 à l’Opéra de Strasbourg. À voir jusqu’au 10 juin, puis du 26 au 29 juin à la Filature de Mulhouse.
NB : ne manquez pas de vous procurer le programme, spécialement riche aussi bien sur cette production que sur l’histoire de West Side Story, avec notamment une interview du parolier Stephen Sondheim, décédé le 26 novembre 2021.