La 33e édition d’Arte Flamenco rallume les étoiles
Après deux années marquées par la situation sanitaire, Arte Flamenco retrouve toutes ses couleurs. Pour cette 33e édition, qui se tient du 27 juin au 2 juillet, le plus ancien festival français dédié à cet art inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco a choisi de mettre les femmes à l’honneur. Un flamenco vu « à la fois comme un cri du corps et un cri du cœur » selon Sandrine Rabassa, la directrice artistique. En ouverture, Patricia Guerrero, figure incontournable du flamenco contemporain, présente ainsi le très attendu Deliranza en première mondiale. Un événement pour le festival landais qui a co-produit cette création avec le Festival International de la Musique et de la Danse de Grenade et la Biennale de Flamenco de Séville. Représentante de la génération précédente, la star Eva Yerbabuena danse, elle, sa 17e création Al igual que tú inspirée des moments douloureux de la pandémie. Fidèle à ses engagements, Arte Flamenco a choisi de reprogrammer des artistes contraints d’annuler leur venue lors des deux éditions précédentes. Ainsi la très talentueuse Lucía La Piñona dont le spectacle Abril aurait dû être créé en 2020. DALP est allé à la rencontre de ces artistes à Séville, berceau du flamenco, juste avant leur venue à Mont-de-Marsan.
Couronnée en octobre 2021 du très prestigieux Premio Nacional de Danza, Patricia Guerrero compte parmi les bailaoras les plus en vue du moment. Elle travaille depuis de longs mois sur sa nouvelle création Deliranza qui ouvre le bal des festivités de cette 33e édition du festival Arte Flamenco. En cette matinée de juin plombée par la canicule, au Teatro Central de Séville, où elle présente en avant-première quelques extraits de cette pièce pour treize artistes, l’excitation est palpable. Quand elle s’avance sur la scène en jupe noire et justaucorps couleur chair, elle semble fragile. Mais à peine a-t-elle amorcé le mouvement, qu’elle irradie instantanément d’une puissance qui oscille entre introspection et exaltation. Le thème de Deliranza puise son inspiration justement dans la genèse du processus créatif. Telle la Alice de Lewis Caroll, dont la lecture l’a nourrie, Patricia Guerrero s’est imaginée sombrer dans un rêve après de longues heures de travail pour atteindre un monde à la lisière entre illusion et réalité.
Inventif et surprenant, traversé d’une contemporanéité toute personnelle, son flamenco nous entraîne dans les méandres de ce voyage aux sources de l’inspiration. « En tant qu’artiste, je n’ai jamais été confrontée au syndrome de la page blanche. Je prends appui sur une émotion, un poème, un tableau et je laisse mon esprit dérouler le fil« , confie-t-elle. Ensuite, il y a bien sûr ce qui fait la matrice du flamenco, le partage avec les autres danseurs et danseuses et évidemment les musiciens. Ils forment d’ailleurs un ensemble très soudé autour de celle qui impulse le mouvement. Pour Deliranza, Patricia Guerrero a continué de travailler avec le même dramaturge Juan Dolores Caballero, « El Chino », qui l’avait déjà accompagnée sur ses deux précédentes pièces Catedral et Distopia. Un compagnonnage fécond qui la « porte » en tant que chorégraphe. « Ce travail s’inspire des mots merveilleux d’auteurs qui sont venus à moi ces dernières années grâce au hasard, mais qui m’ont enrichie », moi et ma danse, de telle manière qu’ils me font penser que rien n’arrive par hasard « , explique-t-elle en évoquant une relation intime à la littérature. À seulement 32 ans, la danseuse est incontestablement une magnifique interprète – elle continue d’ailleurs de danser en tant qu’artiste invitée avec le Ballet national d’Espagne – et une chorégraphe prolixe à suivre.
Autre ambiance, plus intimiste au cœur du quartier de la Macarena, dans le Nord de la ville de Séville. Lucía La Piñona répète dans un studio en sous-sol qu’elle a loué pour quelques heures. Dans cet espace réduit à l’ambiance un peu moite, faiblement éclairé par un soupirail, la danseuse dégage immédiatement une intensité qui lève le poil. Visage concentré, buste courbé à l’extrême, doigts qui sculptent l’espace, elle fait surgir de son corps longiligne une flamenco audacieux qui se déploie aussi bien au son des chants religieux de femmes que d’un rock un peu psychédélique et même de nappes électro. Son solo Abril a été inspiré par sa redécouverte d’un poète sévillan, Juan Manuel Flores, épris de liberté. « Dans un même poème, il est capable d’évoquer toute la beauté du monde et en même temps, toute sa cruauté. Ce sont ces émotions qui m’ont saisie dans sa poésie justement dans une période difficile pour nous artistes », raconte-t-elle. Malgré un tempérament solide, la trentenaire a semble-t-il été affectée, pas seulement personnellement, par ces deux années de Covid. Reprendre le chemin d’un festival comme celui de Mont-de-Marsan suffit à lui redonner espoir dans son art.
En effet, tous les artistes espagnols, sauf peut-être quelques grands noms et grandes compagnies, ont été durement impactés par la pandémie. Le flamenco a souffert des fermetures de salles et des tournées internationales arrêtées. Des artistes reconnus sont allés se produire dans les tablaos, ces cabarets qui présentent tous les soirs des spectacles de flamenco prenant la place d’autres moins connus. Cette situation a ainsi mis en lumière l’extrême précarité du statut de danseur dans ce pays. Le statut d’artiste intermittent n’existe pas. Des centaines de personnes (responsables de programmation, techniciens, artisans…) se sont retrouvées sans travail, sans aides ni perspectives.
Aujourd’hui, les spectacles sont de nouveau programmés, même si la fermeture de la Russie en raison de la guerre et la timide reprise asiatique (très friands de flamenco) inquiètent les tourneurs. Car les séquelles laissées par la pandémie sont encore à vif. Pour vivre, le danseur Rafael Campallo, lui aussi invité de cette 33e édition du festival Arte Flamenco, a été contraint de retourner travailler comme maçon. Malgré tout, il a continué de danser deux soirs par semaine dans un tablao connu de Séville, Los Gallos qui, depuis cinquante ans accueille les touristes de la capitale andalouse. Si danser devant un public lui procure de la joie (il faut voir son sourire éclairer son visage en pleine soleá), il retrouve avec bonheur le chemin de la scène. Objectif ? Renouer avec la pureté du flamenco. Il a d’ailleurs intitulé sobrement Puro sa dernière création. Dans son costume vert (la couleur de l’Andalousie et du Betis, le club de foot de Séville dont il est un fervent supporter !), il a hâte de fouler de nouveau le café cantante de Mont-de-Marsan, un festival qu’il connaît très bien.
Fidèle d’Arte Flamenco, Eva Yerbabuena clôturera cette 33e édition. En pleine répétition, sur son lieu de travail, un ancien magasin de meubles situé à Dos Hermanas en banlieue de Séville, la danseuse tout de noir vêtue enfile ses chaussures de danse couleur crème pour esquisser quelques figures. Un workshop accompagnée par la guitare de son compagnon Paco Jarana. Soudain, elle jette dans les airs son long châle qui retombe sur elle alors qu’elle s’allonge. Plusieurs fois, elle répète le geste pour améliorer la bonne réception du tissu sur son corps en extension face contre sol. Difficile de faire le lien entre ces fragments et le spectacle qui sera présenté dans quelques jours, mais accéder à l’exigence de ce travail revêt un caractère précieux.
Après cette parenthèse, la danseuse et chorégraphe, star actuelle du flamenco, explique que ce spectacle Al Igual que Tú est venu durant les périodes de confinement alors qu’elle était à l’arrêt comme nombre d’artistes. Alors qu’elle subissait cette situation, essayant de s’échapper par la création, elle s’est replongée dans ses souvenirs d’enfance, a trouvé du réconfort dans la voix de la Callas chantant Casta Diva, et puisé son inspiration dans les paroles du dramaturge Alfonso Zurro : « danser et danser encore jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de mots, plus de notes de musique, plus de force, plus de souffle. » Comme un écho à la célèbre maxime « Dansez, dansez sinon nous sommes perdus » de Pina Bausch. Sur l’un des murs de son studio, un portrait en noir et blanc de la chorégraphe allemande côtoie une affiche d’un ancien spectacle de la bailaora. Et comme il n’y a pas de hasard, Fernando Suels Mendoza, ancien danseur de Pina Bausch est artiste invité sur cette création. Ébranlés mais toujours debouts, les artistes de flamenco continuent de mener la danse.
Festival international Arte Flamenco. Du 27 juin au 2 juillet à Mont-de-Marsan (40). Deliranza de Patricia Guerrero, lundi 27 juin ; Abril de Lucía La Piñona, mardi 28 juin ; Debajo de Los Pies de Eduardo Guerrero, mercredi 29 juin ; Puro de Rafael Campallo, jeudi 30 juin ; Al Igual que Tú de Eva Yerbabuena, samedi 1er juillet. Toute la programmation est à retrouver sur le site d’Arte Flamenco.