[Festival de Marseille 2022] Kyle Abraham et Dorothée Munyaneza
Kyle Abraham et Dorothée Munyaneza ont ouvert le Festival de Marseille 2022. Le premier avec Requiem: Fire in the Air of the Earth et la seconde avec Mailles. Deux propositions très dissemblables mais qui ont en commun la puissance des intentions, illustrant le credo d’un festival qui promeut l’altérité et joue des décloisonnements actuels des arts de la scène, comme le souhaite sa nouvelle directrice Marie Didier. Kyle Abraham s’interroge sur la mort et ses rituels dans une pièce fulgurante qui convoque avec virtuosité plusieurs styles chorégraphiques. Dorothée Munyaneza pour sa part fait se croiser les destinées singulières de six femmes africaines ou afro-descendantes qui partagent sur scène leurs savoir-faire et leurs histoires dans un poème polyphonique interrogeant leurs destinées.
Si sa création pour le Royal Ballet en mars dernier avait laissé comme un goût de trop peu, on avait pu mesurer le talent de Kyle Abraham, sa maîtrise du langage classique et la facilité avec laquelle il sait organiser un groupe pour le transformer en un ensemble organique. En revanche, le chorégraphe new-yorkais nous avait conquis début juin au Théâtre des Abbesses avec An Untitled Love, un portrait amoureux d’aujourd’hui porté avec brio par sa compagnie A.I. M. Ce sont ces mêmes danseuses et danseurs que l’on retrouve à Marseille dans Requiem: Fire in the Air of the Earth et ils sont époustouflants. À dix, ils brulent la scène. De dos à l’ouverture du rideau, fixant une grand rond de lumière sur la célèbrissime musique du Requiem de Mozart, ils débutent un voyage qui nous embarque dans une exploration de ce thème incontournable, essentiel et banal de la mort. Kyle Abraham a choisi l’oeuvre musicale la plus emblématique du répertoire classique avec la messe des morts inachevée de Mozart qu’il croise avec les musiques électroniques de Jerrylinn Patton, revisitant le Requiem. Résultat explosif gonflé de décibels ! Kyle Abraham construit sa danse dans une profusion de styles, tout à tour classique, jazz, contemporain, hip-hop.
C’est moins le mélange qui étonne que la capacité de ses interprètes de passer instantanément d’une écriture à une autre, d’une arabesque à un mouvement au sol de danse urbaine. La phrase ne s’arrête pas, se prolonge pour ouvrir un autre champ esthétique. Au delà de l’intelligence de la chorégraphie, la virtuosité d’A.I. M est éblouissante. Kyle Abraham a façonné sa compagnie à son image : ancrée dans la culture afro-américaine, dotée d’une palette stylistique qui semble infinie. Paradoxalement, il n’y a rien de morbide dans ce Requiem selon Kyle Abraham. Les rites qu’il met sur scène sont gavés de vitalité. Quant la mort est une expérience forcément solitaire, c’est le groupe ici qui crée la force. D’ensemble en solos, duos ou trios, Kyle Abraham règle un show impeccable, de facture très américaine dans sa recherche de perfection : lumières, décors, tout est soigné et laisse peu de place à l’improvisation. Cette danse fusion est un régal des sens. Trop rare en France, Kyle Abraham a mis le feu au Théâtre de la Criée à Marseille dans une salle pleine à craquer composée entre autre de jeunes spectateurs et spectatrices, danseurs amateurs à leurs moments perdus invités à franchir les portes du théâtre dans une démarche inclusive à laquelle est attachée le Festival de Marseille.
Beaucoup de spectacles d’aujourd’hui – presque tous – ont été freinés par la pandémie et Mailles de Dorothée Munyaneza n’échappe pas à cette règle. D’autant moins que la chorégraphe rwandaise, installée aujourd’hui à Marseille, voulait réunir des femmes africaines et afro-descendantes vivant en Europe, en Amérique et en Afrique. Mélange des continents, des langues et des expériences, ces six femmes ont toutes une trajectoire artistique différente. Danseuse, chanteuse, comédienne, auteure, compositrice, c’est ce croisement et ce mélange qui intéresse Dorothée Munyaneza dans une pièce chorale où la vie de chacune d’entre elles fait écho à celle des autres. Sur scène, des vêtements suspendus pour évoquer une absence. Tout à tour elles s’emparent du plateau : d’un solo de danse inspirée du kahtak aux imprécations poétiques, du chant de Dorothée Munyaneza au récit traditionnel qui peut nous échapper mais dont on ressent la force implacable.
Dans ce magnifique patchwork musical, Dorothée Munyaneza signe une pièce pour six femmes puissantes qui se libèrent des contraintes de leur sexe ou de leur origine. Elles imposent leur parcours comme un acte de résistance, magnifique pied de nez au patriarcat qui trop longtemps et aujourd’hui encore, voudrait les enfermer. Ce faisant, Dorothée Munyaneza, loin de livrer un pièce anecdotique, nous tend un miroir et nous invite à voir le monde dans sa pluralité. C’est un voyage d’une implacable humanité et un geste artistique de forte intensité.
25 spectacles entre créations ou re-créations, premières en France, une exposition, des films, es expériences en temps réel : le Festival de Marseille investit la ville jusqu’au 9 juillet et nourrit un dialogue constant avec tous les publics. La politique tarifaire permet de faciliter l’accès avec des places à 10€ ou moins pour les étudiant.e.s ou les personnes en situation de précarité. Il y a aussi un formidable travail en amont dans les écoles, les collèges pour amener au théâtre des publics qui en sont souvent exclus. Cette édition 2022 maintient le niveau d’exigence d’un festival qui peut présenter des formes aussi diverses et passionnantes que celle de Kyle Abraham et Dorothée Munyaneza.
Requiem : Fire on the Air of the Earth de Kyle Abraham, avec Tamisha A. Guy, Dorchel Haqq, Logan Hernandez, Keerati Jinakunwiphat, Claude « CJ » Johnson, Catherine Kirk, Jae Neal, Donovan Reed, Martell Ruffin et Gianna Theodore. Vendredi 17 juin 2022 au Théâtre de la Criée. À voir en tournée en Europe, à la Biennale de Venise le 31 juillet, au Festival d’Édimbourg les 20 et 21 août.
Mailles de Dorothée Munyaneza avec Ife Day, Yinka Esi Graves, Asmaa Jama, Elsa Mulder, Nido Uwera, Dorothée Munyaneza. Le samedi 18 juin 2022 au Ballet de Marseille. À voir au Théâtre de Chaillot du 25 au 28 janvier 2023.
Le Festival de Marseille se poursuit jusqu’au 9 juillet 2022.