Cri de Coeur d’Alan Lucien Oyen – Ballet de l’Opéra de Paris
Le Ballet de l’Opéra de Paris fait sa rentrée avec Cri de Coeur, une création ambitieuse confiée à Alan Lucien Øyen. Le chorégraphe norvégien, encore peu connu en France, avait réalisé un coup de maître en réalisant la première pièce pour le Tanztheater Wuppertal depuis la mort de Pina Bausch. Si le chorégraphe norvégien ne parvient pas à atteindre les mêmes sommets avec cette nouvelle pièce, il livre avec la compagnie parisienne une création riche, complexe, qui allie danse et théâtre, traversée par la maladie, la mort et un questionnement métaphysique permanent. Avec la complicité du danseur et chorégraphe Daniel Proietto, il offre à la compagnie une série de solos, de duos et d’ensembles faisant briller tour à tour les interprètes, tous excellents, emmenés par Marion Barbeau. Porté par un enthousiasme communicatif, Cri de Coeur souffre hélas d’un trop-plein d’idées mais confirme les qualités d’Alan Lucien Øyen, un des maîtres d’aujourd’hui de la danse-théâtre.
Dans un monde sans Covid, Cri de Coeur aurait vu le jour il y a deux ans. Alan Lucien Øyen était en pleine répétition avec les artistes du Ballet de l’Opéra de Paris qu’il avait choisis lorsque l’ordre du confinement a mis un terme provisoire à ce travail. Aurélie Dupont, qui avait invité le chorégraphe norvégien, a voulu que la pièce ne soit pas abandonnée. On ne peut que s’en réjouir, trop de spectacles ayant été enterrés et emportés par le flot permanent de la création. Mais il n’est pas forcément facile de reprendre une création qui n’a pu aller à son terme. Il faut retrouver l’élan du moment et l’énergie initiale. À voir le résultat aujourd’hui, on comprend que Cri de Coeur n’est pas tout à fait la pièce qu’avait imaginée Alan Lucien Øyen. Au matériau d’origine se sont ajoutées les recherches des nouvelles répétitions. Les thèmes de la maladie et de la mort qui traversent le spectacle résonnent évidemment d’une autre manière, près de trois ans après le début de la pandémie. Amoureux éperdu des mots, il construit le livret de la dramaturgie de son ballet avec son alter ego, Andrew Wale, en se nourrissant de ce que racontent les danseuses les danseurs sur leur vie et en se racontant lui-même. C’est de ce processus dialectique que naît la pièce : de tâtonnements en improvisations. Au risque de ne pas savoir trier dans cette accumulation de matériaux. 2h50, c’est long, trop long et le risque de multiplier les ventres mous du spectacle rôde en permanence.
Si Cri de Coeur n’est pas un ballet narratif au sens strict, il déploie une galerie de personnages : une jeune femme malade, une mère énigmatique, un ami encombrant qui se baptise Personne. Alan Lucien Øyen accorde autant de place à la danse qu’aux mots et construit une succession de saynètes loufoques et décalées, dans un univers onirique avec des tableaux géants sortis de leur cadre ou un intérieur modeste sur fond de papier peint. Ce parti-pris impose un va-et-vient incessant des machinistes sur scène pour redessiner l’espace. Il y ajoute la vidéo, invitée incontournable des créations d’aujourd’hui pour emmener le public en coulisses et suivre les artistes quand ils quittent la scène. Ces tics nuisent à la fluidité du récit, l’alourdissent inutilement et cannibalisent le spectacle qui, pourtant, ne manque pas de qualités.
Si Alan Lucien Øyen part des mots comme source première, c’est pour produire une chorégraphie dense et passionnante. Le mouvement, tantôt saccadé, tantôt fluide selon les récits, est toujours signifiant. Avec l’aide du danseur et chorégraphe Daniel Proietto, il bâtit des solos et des duos qui se réfèrent à différents styles. On repère ici la figure tutélaire de Mats Ek. Là, les phrases rondes et sans ponctuation de Russell Maliphant avec lequel Daniel Proietto a longtemps collaboré. Les danseuses et les danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris semblent parfaitement à l’aise dans cette esthétique.Toutes et tous sont impeccables. Marion Barbeau, que le chorégraphe avait choisi pour incarner la figure centrale de Cri de Coeur avant le coup de projecteur posé sur la Première Danseuse par le film de Cedric Klapisch En Corps, installe son personnage de jeune femme malade avec autorité et nuances, capable de passer d’un registre à l’autre et offrant une danse qui sait nous capter.
Hélas ! Les coutures entre les scènes blessent. Les enchaînements exigent une manutention qui alourdit, les textes sont trop souvent indigents dévidant des clichés. Il y a ici et là des scènes d’une grâce infinie qui sonnent juste et émeuvent, telle que la présence furtive d’Héléna Pikon, danseuse mythique de Pina Bausch dont elle interpréta Café Müller. Mais elles sont noyées dans un lyrisme bon marché qui a fait fuir à l’entracte une bonne partie du public. C’est dommage car la seconde partie efface en partie ces défauts : les enchaînements se font plus fluides et le récit plus cohérent. La danse y est aussi plus dense. On retiendra ainsi un pas de deux d’une infinie délicatesse entre Marion Barbeau et Takeru Coste et un final très réussi avec toute la troupe.
Alan Lucien Øyen, artiste exigeant, ne manque ni d’humour ni de distance. « Y-a-t-il un chorégraphe dans ce spectacle », s’exclame un des danseurs. Sans doute avait-il pressenti que sa création aurait quelque difficulté à rencontrer son public à l’Opéra de Paris où l’on est davantage habitué à voir une danse contemporaine plus lisse et moins éloignée des canons académiques. Il n’eut pas fallu grand-chose pour que Cri de Coeur soit une réussite : réduire la voilure en supprimant trop de scènes absconses, resserrer le propos pour le muscler, écarter les textes trop simplistes. Bref ! Il a manqué une direction qui puisse jeter un oeil critique sur une création paradoxalement ratée mais passionnante.
Cri de Coeur d’Alan Lucien Øyen par le Ballet de l’Opéra de Paris. Avec Marion Barbeau, Letizia Galloni, Clémence Gross, Caroline Osmont, Lydie Vareilhes, Ida Viikinkoski, Victoire Anquetil, Claire Gandolfi, Katherine Higgins, Juliette Hilaire, Laurène Lévy, Charlotte Ranson, Nine Seropian, Camille De Bellefon, Marion Gautier de Charnacé, Héloïse Jocqueviel, Sofia Rosolini, Alexandre Gasse, Axel Ibot, Antoine Kirscher, Simon Le Borgne, Fabien Révillion, Daniel Stokes, Léo De Busserolles, Yvon Demol, Maxime Thomas, Hugo Vigliotti, Alexandre Boccara, Samuel Bray, Takeru Coste, Julien Guillemard, Loup Marcault-Derouard, Antonin Monié, Jérémie Devilder et la participation d’Hélèna Pikon. Vendredi 30 septembre 2022 au Palais Garnier. À voir jusqu’au 13 octobre.
Acar
complètement d’accord ! des moments de grâce mais trop d’incohérence entre les scènes. ce n’est pas qu’il manque d’un fil conducteur, c’est qu’il est trop distendu. On sort de là frustré, avec néanmoins la sensation d’avoir vu du beau.
Sophie
J’ai eu exactement la même impression. Il y a trop de tableaux dans ce ballet et un manque de cohésion dans l’ensemble. On n’est pas dans la tête du chorégraphe, alors c’était difficile de savoir où il voulait en venir. Les danseurs ne sont pas des acteurs alors parfois les répliques sonnaient faux.Mais quelques très beaux moments malgré tout. Je ne regrette pas d’être allée le voir.