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Giselle de Carla Fracci – Natalia Ossipova, Jacopo Tissi et le Ballet de l’Opéra de Rome

Depuis quelques années à la tête du Ballet de l’Opéra de Rome, Eleonora Abbagnato y fait des petits miracles. Comme des saisons ambitieuses malgré un petit budget, avec notamment de nouvelles productions classiques. Et des distributions vertigineuses. Aux côtés des Étoiles de Rome, la danseuse et directrice multiplie en effet les invitations de grande classe, dans des rôles dont elles sont emblématiques. Ainsi à l’automne dernier, la si unique Natalia Ossipova y dansait Giselle, un rôle dont elle s’empare avec toute son âme, d’une beauté et d’une émotion à vous laisser chancelante sur votre siège. Elle forma un couple uni avec Jacopo Tissi, jeune star du Bolchoï revenu en Italie après le début de la guerre en Ukraine. L’occasion aussi de découvrir, au-delà de ces immenses artistes, le joli Ballet de l’Opéra de Rome, montrant un beau travail d’unité dans cette version de Giselle de Carla Fracci.  

Giselle de Carla Fracci – Natalia Ossipova

Chaque génération de spectateurs et spectatrices de danse a son graal : la Kitri de Monique Loudières, l’Odette/Odile d’Ouliana Lopatkina, la Nikiya d’Isabelle Guérin, un Forsythe dansé par Sylvie Guillem. Celle des années 2020 a peut-être la Giselle de Natalia Ossipova. Toutes ces références sont un peu vaines car à chacun et chacune sa sensibilité. Mais il y a toujours un rôle dans lequel une Étoile traverse le temps. Alors quand l’opportunité est donnée de voir cette danseuse russe dans ce rôle emblématique pas si loin de chez soi, il est difficile d’hésiter. D’autant plus quand la fin de la pandémie a redonné l’envie de découvrir d’autres compagnies et productions, envie alimentée par la si maigre proposition de ballets ou de créations classiques en France. Me voilà donc un soir d’octobre dans le magnifique Opéra de Rome, salle un peu déprimante de façade mais absolument magnifique à l’intérieur, entre ses teintures rouges, ses murs blancs et ses dorures. Eleonora Abbagnato, à la tête du Ballet de l’Opéra de Rome, multiplie les programmations ambitieuses et les distributions de prestige. Pour cette reprise de Giselle, elle a ainsi convié Natalia Ossipova, reine de Giselle de son temps, et le plus jeune Jacopo Tissi.

Je serai brève, car il n’y a pas besoin d’en noircir des pages. La Giselle de Natalia Ossipova est absolument fantastique. Et son deuxième acte est l’une des choses les plus extraordinaires que j’ai pu voir dans ma vie de spectatrice. Elle n’est pas amoureuse au premier acte, éperdue, anéantie, folle. Elle est l’incarnation de l’amour et du sentiment amoureux, de la perdition. Elle est la folie, de toute son âme, de tout son corps, de tous ses gestes et moindres ports de bras. Au deuxième acte, elle devient l’incarnation de l’immatérialité, de l’image du pardon, de l’envol, le symbole de la danse romantique aussi. Natalia Ossipova est connue pour son ballon extraordinaire, et c’est vrai qu’il l’est. Mais ce qui est fabuleux est la façon dont elle l’amène, dont elle le porte, dont elle l’habite.  

Giselle de Carla Fracci – Natalia Ossipova et Jacopo Tissi

Sa façon d’être en scène est d’autant plus fascinante que Natalia Ossipova ne correspond pas aux canons d’une ballerine d’aujourd’hui. Un bon nombre de compagnies pourraient la qualifier, d’après leurs critères, de « petite ronde aux cinquièmes mal fermées ». Et aux pieds pas forcément bien chaussés, ni aux pointes très propres. Elle n’a pas la perfection de la danse, elle ne cherche pas forcément à l’atteindre. Mais elle incarne d’une façon absolue tout ce qu’elle fait. Le moindre petit port de bras, de mouvement d’épaule, de dégagés, de bruissements de doigts. Avec une danse rien qu’à elle. Car cette danseuse a traversé de nombreuses écoles : celle du Bolchoï où elle a appris la danse et est devenue une star, celle de la danse anglaise avec ses années au Royal Ballet. Plus tout ce qu’elle a croisé un peu partout dans le monde. Elle a pris tout ce qu’elle pouvait prendre, l’a digéré, pour en faire une danse absolument unique : sa danse. Avec un feu sacré intérieur qui ne semble jamais s’éteindre. Ainsi, si son deuxième m’avait le plus marquée à la sortie du théâtre, c’est une autre image qui me reste en tête quelques semaines plus tard : à la fin du premier acte, debout, faisant son signe de croix – ouvert  selon le rituel orthodoxe – avant de se laisser partir vers la mort. Il y avait dans son regard, dans son lent mouvement de main, dans sa façon de se tenir debout en scène, une foi vibrante qui l’animait entièrement et rayonnait tout le théâtre. 

Giselle de Carla Fracci – Claudio Cocino, Jacopo Tissi et Natalia Ossipova

Il est difficile de comparer son partenaire Jacopo Tissi, mais là n’est pas la question, ils ne sont pas au même point de carrière. Le danseur Étoile italien du Bolchoï, revenu au pays après le début de l’invasion russe en Ukraine, est l‘archétype du parfait danseur comme on l’entend aujourd’hui : très grand, élancé, souple mais explosif, regard de prince charmant. À tel point que cela devient fascinant. Jacopo Tissi va toutefois au-delà de ça en proposant un personnage construit, partenaire studieux et attentif. Un peu plus discret au premier acte, il prend une autre mesure au deuxième, porté par la très grande virtuosité de sa danse et une sensibilité non feinte. Même s’il est jeune – 27 ans – on sent qu’il a déjà traversé beaucoup d’œuvres du répertoire. Et ne demande qu’à découvrir de nouvelles choses. 

Le reste des distributions, en ce qui concerne les demi-solistes, fait comprendre pourquoi Eleonora Abbagnato fait appel régulièrement à des artistes extérieurs. Bons danseurs, ils semblent cependant encore manquer de métier et d’assurance. Mais cette politique d’invitations peut aussi permettre à ces talents d’évoluer, de prendre de l’expérience à leurs côtés. Le corps de ballet a par ailleurs montré un très joli travail de cohésion, engagé et en place. Il y a donc tout pour que la compagnie continue de prendre en maturité et expérience. La qualité de fond est là.

Giselle de Carla Fracci – Jacopo Tissi

Quelques mots enfin sur cette belle et vivante production de Giselle. Il s’agit de celle de Carla Fracci, icône de la danse italienne décédée en 2021. Cette version fut ici remontée avec soin par Julio Bocca, son dernier partenaire, avec Gillian Whittingham. Et l’on sent un souci de se faire comprendre du plus grand nombre, d’insister sur la lisibilité de la pantomime comme des personnages. Le premier acte dure ainsi plus longtemps, avec notamment des variations en plus pour Giselle Albrecht. Une façon de mettre un peu plus en valeur le sentiment amoureux envahissant petit à petit le prince. La sensibilité chrétienne de ce ballet, qui en fait intrinsèquement partie par la place accordée au pardon, est accentuée. Tout comme l’aspect romantique de l’histoire, au sens courant artistique du terme. Albrecht ainsi est montré comme prisonnier de son milieu, voulant s’en échapper, puis finalement rejeté par ses pairs, restant seul avec ses remords et sa profonde mélancolie. Des petites choses ici et là, qui ne changent pas forcément profondément notre vision de l’œuvre, mais qui nous la font voir différemment. Et nous rappelle le plaisir de découvrir de nouvelles productions, d’autres regards sur ces ballets intemporels, qui ne sont pas dansés de la même façon à Paris, Rome ou Londres.

La saison se poursuit au Ballet de l’Opéra de Rome avec une nouvelle production de La Bayadère en février, signée Benjamin Pech (directeur adjoint de la troupe). Et dans le rôle de Nikiya, deux Étoiles du Ballet de l’Opéra de Rome – Rebecca Bianchi et Marianna Suriano – côtoieront les stars invitées Maia Makhateli ou Olga Smirnova.

Giselle de Carla Fracci – Jacopo Tissi et Natalia Ossipova

 

Giselle de Carla Fracci par le Ballet de l’Opéra de Rome. Avec Natalia Ossipova (Giselle), Jacopo Tissi (Albrecht), Claudio Cocino (Hilarion) et Marianna Suriano (Myrtha). Mercredi 26 octobre 2022 à l’Opéra de Rome. 




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