Le Lac des cygnes de Derek Deane par l’English National Ballet – Natascha Mair et Brooklyn Mack
La disette des ballets étant ce qu’elle est en France, spécialement en début d’année, s’exiler à Londres le temps d’un week-end devient presque une habitude pour assouvir sa soif de danse classique. D’autant que les offres sont nombreuses dans la capitale anglaise. Pour ouvrir 2023, l’English National Ballet proposait ainsi une belle série du Lac des cygnes, dans la version éprouvée et juste de Derek Deane d’après Marius Petipa et Lev Ivanov. Une vision premier degré, où le méchant est très méchant et l’héroïne une princesse pure des contes de fées. Pas de sous-entendu psychanalytique, mais une histoire claire et lisible, joliment racontée et compréhensible par tout le monde, entre un premier acte champêtre et festif, un deuxième acte poétique, un troisième royal et un quatrième plus dramatique. Natascha Mair, Principal depuis deux ans de la compagnie, est la belle révélation de cette représentation, portant avec une sensibilité toujours sincère et un magnifique travail du haut du corps ce rôle si emblématique. Si le Siegfried du jour est en deçà avec une technique pas toujours très propre, le corps de ballet féminin est au diapason de son Étoile féminine, tout comme les rôles de caractère, toujours interprétés avec conviction par les troupes anglaises.
Janvier 2020, l’English National Ballet remplit le London Coliseum pour un magnifique gala marquant ses 70 ans. Rien ne laisse encore présager pour nous la terrible crise du Covid. Trois ans plus tard, même lieu, même compagnie et comme l’impression qu’il s’est écoulé un monde depuis la dernière fois. Mais le plaisir de voir cette troupe est bien la même. Que de changements pour elle depuis trois ans ! Tamara Rojo a quitté la troupe un mois plus tôt, cette dernière est depuis dirigée depuis par Aaron S. Watkin, mais qui n’arrivera qu’en juin. Pourtant, la troupe ne semble pas déstabilisée, que ce soit par l’absence de réelle direction sur place, les saisons précédentes fermées du Covid, des mouvements dans ses effectifs ou plus proche la longue série de Casse-Noisette de décembre. Au contraire, l’English National Ballet semble avoir trouvé une nouvelle énergie, avec notamment un corps de ballet féminin d’un excellent niveau, et sur scène une force de cohésion séduisante.
La programmation a aussi mis la troupe dans une production qu’elle connaît bien pour débuter l’année : Le Lac des cygnes de Derek Deane d’après Marius Petipa et Lev Ivanov. Le chorégraphe a dirigé la troupe pendant 19 ans, de 1993 à 2012. Et cette version, créée en 2020, a été régulièrement reprise. La troupe s’y sent ainsi pleinement à l’aise, permettant de développer ses solistes comme l’unité de son corps de ballet. L’English National Ballet a dans ses veines le souci de faire connaître la danse à une large audience. Elle tourne ainsi dans toute l’Angleterre chaque automne, a lancé depuis 2012 les spectacles « My First Ballet » pour toucher le jeune public. Ce Lac des cygnes de Derek Deane est dans cette veine : place à une histoire simple de contes de fées, lisible et clair, aux personnages clairement définis et à l’action visible et compréhensible même par les néophytes de la pantomime. Ici Rothbart est un vrai méchant de conte, terrifiant, ne transformant Odette en cygne que pour le plaisir du mal sur cette princesse au cœur pur. Oublions ainsi les aspects psychanalytiques de la version de Rudolf Noureev dont nous sommes habitués à Paris, place à une version premier degré si l’on peut dire, mais tout aussi appréciable et émouvante. Idem pour la chorégraphie, respectant l’originale, plutôt organique et musicale.
Ce Lac des cygnes se repose sur quatre actes aux ambiances bien définies. Pour le premier acte, après un prologue expliquant clairement la transformation d’Odette en cygne par un Rothbart puissant au maquillage grimaçant, place à un état d’esprit champêtre. L’on est loin de la cour, plutôt dans une grande fête entre jeunes gens, ravis de s’amuser ensemble dans une belle forêt. Giselle n’est parfois pas loin, que ce soit dans son état d’esprit que sa mise en scène avec son corps de ballet en arc de cercle. Le vin, les amourettes, les fleurs… Le côté terrien et la joie de s’amuser ensemble séduisent d’emblée, dans une ambiance légère. L’on y rit même, avec le tuteur souvent dindon de la farce, chaperon qui a du mal à garder à l’œil son élève. Le deuxième acte apporte le parfait contrepoint en plongeant la salle dans une atmosphère mystérieuse et poétique. L’on est ici dans le rêve, la sensibilité, la naissance du sentiment amoureux (avec encore l’espoir que tout cela va bien finir). Le troisième acte se fait plus imposant. Place à la cour aux décors inspirés de la Renaissance, à son étiquette, son certain formalisme qui peut se faire écrasant pour Siegfried. Odile et Rothbart y apparaissent comme le grain de sable qui vient tout mettre à terre, ébranler les convictions de cette cour endormie. Enfin le quatrième acte met pleinement l’accent sur le drame et l’exacerbation des sentiments. Odette et Siegfried trouvent la mort, mais leur amour si puissant entraîne Rothbart dans sa chute, alors que les deux amoureux trouvent le repos dans l’éternité.
Dans ce découpage efficace, Natascha Mair dessine une Odette convaincante et d’une grande sensibilité. Son Cygne noir ne manquait certes pas de panache, même si les fouettés, lancés un peu trop à toute allure, ont failli flancher. Mais c’est bien par son Cygne blanc qu’elle marque la scène. Au-delà d’une très belle technique assurée, Natascha Mair danse avec son âme. Il y a toujours chez elle une grande honnêteté, dans ses gestes et ses intentions, une sensibilité toujours juste, une fragilité assumée qui va droit au coeur. Son travail de bras est soigné, il se fait poétique et d’une grande musicalité. Dans cette veine du conte, Natascha Mair est véritablement tournée vers l’oiseau dans les actes blancs, accentuant par ses bras et son haut du corps toujours mouvant cette idée de malédiction, de femme-oiseau un peu surnaturelle. Même si ses sentiments sont profondément humains. Ancienne Principal du Ballet de Vienne (elle fut nommée par Manuel Legris, ce qui veut tout dire), Natascha Mair n’est pas une inconnue du circuit des Étoiles. Mais c’était la première fois que je la voyais en scène et ce fut une belle découverte. Arrivée à l’English National Ballet en 2020, la ballerine n’est pas encore tout à fait au sommet de la hiérarchie (elle y est Principal, le grade le plus haut, Lead Principal, est juste au-dessus). Mais nul doute qu’elle a tout pour s’imposer comme l’une des grandes danseuses de la compagnie anglaise dans les années à venir.
Brooklyn Mack, son partenaire en Siegfried, ne fut cependant pas tout à fait à la hauteur. Sincère dans son jeu, il dessine un joli personnage au premier acte, montrant le visage d’un Prince solitaire et perturbé au milieu de ses ami-e-s fêtard-e-s. Il se montre d’emblée fasciné et vite amoureux d’Odette, partenaire attentif. Mais sa danse, même si le danseur voulait clairement montrer ce qu’il savait faire, manquait de rigueur et de propreté pour véritablement convaincre. Brooklyn Mack danse en invité depuis déjà quelques années dans la compagnie et il fut remarqué il y a trois ans lors du Gala des 70 ans. Mais est-ce l’effet des saisons Covid ? Ce danseur free-lance depuis de nombreuses années a peut-être manqué d’une structure pendant ces saisons de vache maigre et ne semble pas être forcément au meilleur de ses possibilités. La compagnie pêche toujours un peu d’un manque de solistes masculins, accentué par le départ de Isaac Hernández pour le San Francisco Ballet.
Comme c’est alors souvent le cas, quelle que soit la version, le duo s’est ainsi un peu plus porté entre Odette/Odile et Rothbart. Fabian Reimar s’empare du rôle avec talent, montrant des qualités convaincantes de jeu dans un rôle essentiellement d’acteur. Il est parfois à la limite de la caricature dans l’idée de la méchante sorcière, mais ne la dépasse jamais et finit toujours par retomber dans une vraie justesse, avec une réelle force de conviction. C’est d’ailleurs une qualité qui se retrouve aux différents échelons de la hiérarchie, avec beaucoup de soins apportés aux plus petits rôles et personnages de caractère. C’est un ensemble de petits détails de jeu qui apporte beaucoup de vie aux premiers et troisièmes actes, et les rend d’autant plus agréables. Idem au quatrième acte, où la solidarité des Cygnes, faisant corps pour protéger Odette, n’en prend que plus de puissance.
Comme dit plus haut, le corps de ballet s’est montré excellent, notamment les très beaux ensembles féminins des actes blancs, unis dans la musique et la respiration. Avec le plaisir de voir, au gré des actes, des personnalités se révéler dans des petits rôles. L’on a aimé ainsi retrouvé Ivana Bueno, découverte à l’Académie Princesse Grace, en Petits cygnes. Le pas de trois fut dansé avec un souci de style et d’intelligence, preuve d’une belle équipe de répétiteurs et répétitrices. Jung ah Choi et Francesca Velicu y ont brillé. Mais c’est leur partenaire, le français Noam Durand, qui fut la révélation pleine de promesses de cette représentation. Que ce soit dans ce pas de trois ou dans le duo de la Danse napolitaine du troisième acte, il montra une danse brillante et généreuse doublée d’une personnalité affirmée qui donnait déjà envie de le voir dans un rôle de premier plan.
Tamara Rojo a décidément laissé un beau bilan et une compagnie en forme à son successeur Aaron S. Watkin. À lui désormais de relever les défis de la stabilisation des effectifs, notamment des solistes masculines, que la Prima Ballerina n’avait pas forcément réussi à faire. Mais l’English National Ballet n’est pas en manque de talent ni de tempérament. La suite de sa saison se fera entre Akram Khan (Giselle et Creature), Raymonda relu par Tamara Rojo et le hit Cendrillon par Christopher Wheeldon. Autant de bonnes occasions de faire le voyage.
Le Lac des cygnes de Derek Deane d’après Marius Petipa et Lev Ivanov par l’English National Ballet. Avec Natascha Mair (Odette/Odile), Brooklyn Mack (Siegfried), Fabian Reimar (Rothbart), Jane Haworth (la Reine), William Simmons (le Tuteur), Jung ah Choi, Francesca Velicu et Noam Durand (le Pas de trois), Georgia Bould et Angela Wood (les Grands cygnes), Alice Bellini, Ivana Bueno et Breanna Foad (les quatre Petits cygnes), Francesca Velicu et Van Le Ngoc (Czardas) et Katja Khaniukova et Noam Durand (la danse Napolitaine). Samedi 21 janvier 2022 (matinée) au London Coliseum. La saison de l’English National Ballet continue jusqu’au 25 juin.
Alain SAPPEY
Merci DALP et Amélie Bertrand pour cette chronique très complète. J’aime beaucoup tout ce que vous avez écrit sur la simplicité de cette version et sur la sérénité de la troupe. Les britanniques nous montrent souvent le chemin avec leur terrible mais si efficace pragmatisme. Nous, on se prend beaucoup trop le chou pour un rien. Je crois profondément, comme finalement vous semblez le démontrer là, que la force d’une troupe est tout simplement basée essentiellement sur la force et la beauté des programmations qui lui sont proposées. C’est ça le ciment d’une compagnie. Je crois sincèrement que la programmation chez nous de Mayerling, qui ne correspondait en rien à l’ADN de l’OnP, a été une énorme erreur qui a mis sur le flanc des tas de danseurs. Merci pour tout, Amélie Bertrand et tous vos collègues talentueux, très sincèrement.