Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Quatre Tendances : Thomas / Goecke / Léon et Lightfoot
Quatre chorégraphes pour le traditionnel programme Quatre Tendances du Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Différents styles qui se nourrissent tous au vocabulaire classique et contemporain dans un savant mélange. Houston Thomas, qui avait remporté l’été dernier à Biarritz le concours des jeunes chorégraphes de ballet, livre une création réjouissante pour vingt danseuses et danseurs. Skywatcher, dans une veine néo-classique, doit beaucoup à l’héritage de William Forsythe. Puis le directeur de la troupe Éric Quilleré fait entrer au répertoire Woke Up Blind de l’allemand Marco Goecke alors que revient à Bordeaux le couple Sol Léon et Paul Lightfoot avec deux pièces qui montrent la diversité de leur écriture : un superbe duo Softly, As I Leave You et une pièce feel-good sur un swing latino. Une soirée de grande tenue pour une compagnie qui, en dépit du manque de stars, montre une grande habileté technique et une facilité évidente d’interprétation.
Houston Thomas m’avait bluffé lors du concours de Jeunes chorégraphes de ballet. Dans la fournaise de Biarritz, il avait remporté la compétition haut la main avec sa pièce néo-classique virtuose Follow the Rabbit. Le jeune américain de 27 ans, qui a dansé un large répertoire au Semperoper Ballett de Dresde, offre la seule création de la soirée et la pièce la plus ambitieuse mettant sur scène vingt danseuses et danseurs. S’appuyant sur la musique de Graham Fitkin Log, composition pour six pianos interprétée par Piano Circus, il conçoit un ballet de 20 minutes en forme de concerto, divisé en trois mouvements : rapide-lent-rapide. Houston Thomas dit s’être inspiré de la collection Skywatcher (qui donne son nom à la pièce) de la marque danoise Rains, qui puisait dans les tonalités des aurores boréales. Le scénographe Nikolaï Korypaev en conserve les couleurs pour les rideaux qui entourent le plateau sur lesquels se fondent des dégradés pourpres ou verts, alors que les interprètes habillés par Jasmin Schlüter portent des justaucorps assortis à la scénographie.
Houston Thomas joue franco dèsl’ouverture avec un pas de deux dans la meilleure veine académique sur les puissants accords de piano de Graham Fitkin. Vanessa Feuillatte et Ashley Whittle, deux piliers de la compagnie, y sont remarquables : elle, impeccable sur ses pointes, élégante dans ses tours et ses arabesques, lui, doté de lignes splendides, est un partenaire idéal. Et ce prélude donne le ton de Skywatcher : rien de révolutionnaire dans la pièce de Houston Thomas mais un savoir-faire remarquable. Les vingt artistes se croisent, s’alignent, courent et glissent avec maestria dans une organisation complexe et des changements de direction permanents. Le chorégraphe utilise au mieux les qualités de la compagnie et du corps de ballet. Son utilisation des pointes est sans bavure. Dans cette construction en trois mouvements, il offre à Diane Le Floc’h un court solo qui ouvre la seconde partie, dans une pénombre et un tempo lent qui tranche avec l’énergie virevoltante de la première partie. La Première danseuse y est souveraine, accompagnée pour le pas de deux par Riku Ota. Séquence d’adage dans la plus pure tradition du ballet français dont Houston Thomas se dit un fervent admirateur. La dernière partie repart sur les chapeaux de roue pour un final éblouissant avec les 20 danseuses et danseurs sur scène. Il y a dans Skywatcher des références à William Forsythe que Houston Thomas a beaucoup dansé à Dresde. Avec cette première création bordelaise, il offre une pièce de répertoire pour la compagnie et il s’affirme comme un chorégraphe surdoué que l’on espère revoir sur des scènes françaises.
Comment voir aujourd’hui une pièce de Marco Goecke sans se laisser polluer par les tristes mésaventures du personnage ? Le chorégraphe allemand a défrayé la chronique, selon l’expression consacrée, en jetant des déjections canines à la figure d’une journaliste dont il désapprouvait les critiques. Il fut immédiatement révoqué de son poste de directeur du Ballet de Hanovre. Le Nederlands Dans Theater, dont il était chorégraphe associé, a tardé à prendre la mesure de la gravité de l’agression mais a dû finalement se résoudre à se séparer de Marco Goecke. Son geste inexcusable met sa carrière entre parenthèses et on voit mal aujourd’hui des compagnies solliciter le chorégraphe pour une création. Éric Quilleré avait évidemment décidé bien avant cet incident de faire entrer au répertoire Woke Up Blind, créée pour le NDT en 2016. Marco Goecke rend ici hommage au chanteur américain Jeff Buckley, mort tragiquement par noyade en 1997 à l’âge de 30 ans. Sur deux titres de la rock star, le chorégraphe allemand met en scène sept danseurs dans une succession de solos et de duos où l’on retrouve sa patte : cette gestuelle du tremblement qu’il parvient à modeler sur des rythmes rock. Marco Goecke évite un propos morbide au profit d’une danse nerveuse, parfois frénétique mais dont l’énergie finit par se diluer.
Sol Léon et Paul Lightfoot sont un peu chez eux à Bordeaux. La compagnie compte déjà plusieurs pièces du couple qui dirigea le prestigieux Nederlands Dans Theater de La Haye, la maison qui doit tant à Jiří Kylián. Les deux chorégraphes sont aujourd’hui à la tête d’un vaste répertoire dansé dans le monde entier. Éric Quilleré a choisi deux pièces qui montrent la large palette de leur esthétique. Softly, As I Leave You, créé en 1994, est un magnifique duo d’une mélancolie infinie. Hélène Bernadou, seule en scène, apparaît dans une boîte de la taille d’une porte, seul point lumineux en fond de scène. Elle semble comme enfermée dans son corps, limitée par l’espace et dans ses mouvements.
Pourtant, enserrée dans ce lieu, Hélène Bernadou déploie son corps et le déplie, le frappe sur les cloisons, tente des arabesques. Émane comme une impression de tristesse renforcée par la partition d’Arvo Pärt. Puis surgit d’un rond de lumière, Kylian Tilagone apparaît torse nu pour un solo tout aussi superbe et touchant. Il est au sol, avec des relevés d’une infinie sensualité, avant un bref pas de deux où le couple semble à peine se regarder. On pense inévitablement aux pas de deux inoubliables de Jiří Kylián avec l’emprunt d’une esthétique néo-classique où les corps s’entremêlent sensuellement. C’est le moment le plus riche d’émotions de cette soirée porté par une interprétation irréprochable.
Le programme se referme sur une autre pièce du couple Sol Léon/Paul Lightfoot. Sad Case, qui contrairement à ce que suggère son titre, est un feel-good ballet bâti pour trois danseurs et deux danseuses sur un swing jazz latino. Soit cinq morceaux signés Perez Sado, Alberto Dominguez, Ernesto Lecuona, Ray Barretto et le trio Los Panchos. En justaucorps beiges, marbrés de noir, les six interprètes investissent la scène en tout sens dans un chassé-croisé perpétuel, stoppé à l’occasion par un solo brillant, drôlissime avec force glissades et dansé à toute allure. Ça décoiffe sur scène ! Les deux danseuses Marini Da Silva et Lucia Rios sont particulièrement à l’aise dans cette veine comique qui fait un bien fou.
Encore une soirée bien pensée par Éric Quilleré qui contre vents et marées maintient une troupe d’une belle qualité dans le répertoire classique, qui remplit les salles, réjouit les publics, montre l’excellence du savoir-faire des compagnies françaises. Il serait temps que les tutelles se réveillent et prennent conscience de la fragilité des rares compagnies classiques françaises. En attendant, un autre défi attend la compagnie avec en juin prochain l’entrée au répertoire de Don Quichotte dans la version de José Martinez, le tout nouveau directeur de la Danse de l’Opéra de Paris.
Quatre Tendances par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Skywatcher de Houston Thomas avec Vanessa Feuillatte, Ashley Whittle, Diane le Floc’h et Riku Ota ; Softly As I Leave You de Sol Léon et Paul Lightfoot avec Hélène Bernadou et Kylian Tilagone ; Sad Case de Sol Léon et Paul Lightfoot avec Riku Ota, Riccardo Zuddas, Tangui Trévinal, Marini Da Silva, Lucia Rios ; Woke Up Blind de Marco Goecke avec Anna Guého, Clara Spitz, Tangui Trévinal, Guillaume Debut, Riku Ota, Ryoto Hasegawa, Evandra Bossle. Samedi 22 avril 2023 au Grand Théâtre de Bordeaux. À voir jusqu’au 2 mai.