[Festival de Marseille 2023] Alice Ripoll, Lemi Ponifasio, Mette Ingvartsen : clap de fin politique
L’édition 2023 du Festival de Marseille s’est achevée sur une note très politique, conforme à son ADN. Avec trois propositions très diverses formellement mais qui toutes les trois s’ancrent sur les principes vitaux du réel. La brésilienne Alice Ripoll crée pour la cité phocéenne Zona Franca, un spectacle baroque sur la jeunesse défavorisée de son pays en quête d’espoir et de renouveau dans un Brésil brisé. Lemi Ponifasio a quitté la Nouvelle-Zélande pour le Chili, mais poursuit sa démarche pour la défense des peuples autochtones en s’attardant sur le sort de la communauté Mapuche, mise en danger par le pouvoir chilien, dans Amor a la Muerte. La danoise Mette Ingvartsen s’intéresse pour sa part avec Skatepark aux cultures urbaines devenues fondamentales dans la danse contemporaine. Un final flamboyant comme un point d’orgue d’un festival foisonnant et essentiel.
Cette avant-dernière journée du Festival de Marseille 2023 était on ne plus en phase avec l’esprit du festival : une volonté au-delà du temps de la représentation de construire un événement qui soit en prise directe avec la ville cosmopolite qui l’abrite et soit pleinement conscient des problématiques contemporaines, qu’il s’agisse des questions environnementales, de l’inclusion de tous les publics ou d’une préoccupation sur la question des migrants. On ne peut pas être l’un des principaux ports de la Méditerranée et ne pas se soucier de la tragédie que vivent les migrants en mer. Le Festival de Marseille est ainsi partenaire de l’association SOS Méditerranée qui agit pour sauver hommes, femmes et enfants du naufrage.
Programmer Alice Ripoll semble ainsi aller de soi. Zona Franca (« Zone franche »), création du Festival de Marseille, est un cri de la jeunesse brésilienne inquiète face à la montée des périls politiques. Si Jair Bolsonaro a été remplacé par Lula à la tête du pays, la violence, les peurs du lendemain n’ont pas disparu. Les neuf interprètes qui nous accueillent dès l’entrée en salle ont en commun d’être noir ou métis et ainsi d’appartenir à la communauté qui subit en permanence des discriminations de tout ordre. Il n’y a pourtant rien qui puisse s’apparenter à un auto-apitoiement dans Zona Franca. Bien au contraire ! C’est un spectacle drôle et joyeux qui tient tout autant de la revue, de la parade et de la danse- théâtre. Six hommes, trois femmes aux morphologies différentes, grands ou petits, menus ou trapus comme un éventail coloré de la diversité et un défi à la normalisation. Sur scène, tombant des cintres, un rideau de ballons gonflables gris qui offriront bien des surprises et leur lot de confettis. Alice Ripoll écrit une partition qui se joue ensemble lorsque les corps s’emmêlent, se mélangent, se tordent mais avancent à l’unisson. Ou en solo lorsqu’il faut incarner là un livreur sur son vélo, un vieillard s’appuyant sur sa canne. Zona Franca est une pièce écrite au moment de l’élection de Lula. Rien encore n’a changé mais l’espoir est chevillé au corps. Il y a encore des pleurs, des lamentations mais leur succèdent les fous rires et une joie de vivre.
Alice Ripoll invente une danse fusion où elle mélange dans un savant melting-pot toutes sortes d’influences et de styles. Du voguing à la transe traditionnelle, du hip-hop à l’acrobatie la plus délurée faite de contorsions extrêmes. Sans oublier le passinho, cette danse née à l’orée des années 2000 dans les favelas de Rio de Janeiro, mélangeant la samba aux pratiques urbaines sans que jamais on ne voit la moindre rupture. Le récit se déroule sans à-coups et dans la joie. Il y a du sexe, du football, du carnaval dans Zona Franca car on est au Brésil. Scandé par les percussions des tambours. Zona Franca est un cheminement, une errance où l’individu se confronte au groupe en quête de rédemption. Aussi exotique que puisse être la pièce d’Alice Ripoll, elle entre instantanément en résonance avec le public marseillais, familier des métissages et inquiet pour son futur. On pouvait percevoir à la Friche la Belle de Mai, ce lieu qui a connu des vagues successives d’immigration, la sensation d’une communion fraternelle entre le plateau et la salle
On retrouve avec bonheur Lemi Ponifasio que l’on avait un peu perdu de vue depuis I AM, pièce monumentale présentée dans la Cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon en 2014. Il est venu à Marseille présenter pour la première fois en Europe sa dernière création freinée par le Covid. Amor a la muerte est une pièce de chambre, un petit format pour deux interprètes. De l’univers baroque et coloré d’Alice Ripoll, on est plongé avec le chorégraphe néo-zélandais et samoan dans un style tout autre, épuré, en noir et blanc où rien ne dépasse et où chaque instant est mesuré et contrôlé. Mais si l’esthétique est bien différente, on surfe sur la même ligne de crête politique qu’Alice Ripoll.
Exilé temporairement au Chili, Lemi Ponifasio poursuit sa défense des peuples autochtones, et singulièrement de la culture Mapuche, malmenée de tout temps par le pouvoir chilien. Dans un dispositif circonscrit par un rai de lumière où trônent un arbre et un monceau de terre, il fait dialoguer la chanteuse mapuche Elisa Avendaño et la danseuse de flamenco contemporain, la chilienne Natalia García-Huidobro. À la voix profonde et poignante du chant répond un flamenco frappé avec violence dans un va-et-vient latéral à l’avant-scène. La vidéo s’immisce pour énumérer le nom de tous les membres de la communauté Mapuche victimes de la répression. Tout autant chorégraphe, homme de théâtre et plasticien, Lemi Ponifasio écrit un final coup de poing qui voit la danseuse nue faire corps avec la terre avant de s’envelopper dans le drapeau chilien. Métaphore magnifique du sort des Mapuche, peuple paysan dont les terres ont été expropriées, se battant au péril de leur vie pour les récupérer. Une mini-tournée est prévue en Europe. Souhaitons que d’autres dates suivent en France.
Mette Ingvartsen s’est souvenue de son goût pour le patin et de l’observation des skaters bruxellois pour sa dernière pièce, créée au printemps dernier au CNDC d’Angers. La chorégraphe danoise a imaginé son propre Skatepark miniature sur scène avec l’ambition de comprendre ce phénomène social populaire et en marge. Las ! Si le résultat est attrayant, le récit est bien pauvre. On ne dépasse jamais les clichés voire les caricatures attachées aux pratiques du skateboard et de la glisse. Skatepark ne dit rien que l’on ne sache déjà et si les interprètes ne manquent ni de talent, ni de culot, leur virtuosité est nécessairement bridée par l’aspect miniature du parc qui limite la vitesse et l’élan. Skatepark est anecdotique mais plaisant. C’est le spectacle idoine pour conclure le festival de manière festive.
Marie Didier ne cachait pas sa satisfaction alors que cette deuxième édition sous sa direction a confirmé l’adhésion du public. Avec un tarif unique à 10€ et des prix spéciaux à 1€ pour les précaires et les personnes en situation de handicap, un travail en amont avec les associations du champ social et de la solidarité, 17.000 spectateurs et spectatrice ont investi l’une des 34 propositions du festival, qui n’a annulé aucune représentation en dépit des émeutes urbaines qui ont touché Marseille. Avec 95% de remplissage, les années Covid semblent déjà très loin avec un public enthousiaste. Aux fidèles s’ajoutent désormais de nouveaux venus, unis dans un même appétit et une même curiosité.
Festival de Marseille 2023
Zona Franca d’Alice Ripoll, avec Gabriel Tiobil, GB Dançarino Brabo, Hiltinho Fantástico, Katiany Correia, Maylla Eassy, Petersonsidy, Romulo Galvão, Tamires Costa, Thamires Candida et VN Dançarino Brabo. Samedi 8 juillet 2023 à la Friche la Belle de Mai. À voir en tournée : le 14 octobre à la Scène nationale Douai, les 20 et 21 octobre 2023 à Charleroi Danse, du 9 au 11 novembre au 104 à Paris, au Festival d’Automne.
Amor a la Muerte de Lemi Ponifasio avec Elisa Avendaño (chant) et Natalia García-Huidobro (danse). Samedi 8 juillet 2023 au Théâtre de la Joliette. À voir les 15 et 16 juillet au Festival GREC de Barcelone, les 27 et 28 janvier 2024 au International Theater Amsterdam, les 2 et 3 février 2024 au Théâtre de la Ville de Luxembourg.
Skatepark de Mette Ingvartsen avec Damien Delsaux, Manuel Faust, Aline Boas, Mary Pop Wheels, Fouad Nafili, Júlia Rúbies Subirás, Thomas Bîrzan, Indreas Kifleyesus, Arthur Vannes, Mariusz Markowicz, Lorian Taieb, Armand Crouigneau, Haile Baudriller, Mardie Sadet, Mohamed Nouri, Gaspard Autexier et Maelyse Jolivet. Samedi 8 juillet 2023 au Théâtre de la Criée. À voir en tournée en France lors de la saison 2023-2024.