Black Lights de Mathilde Monnier
C’est l’un des spectacles choc de cet été, et qui jalonnera toute la saison 2023-2024. Créé à Montpellier Danse, et présenté au Festival d’Avignon du 20 au 23 juillet, Black Lights de Mathilde Monnier est un uppercut. La chorégraphe met en scène neuf textes racontant la violence systémique dont sont victimes les femmes. Elle y ajoute la danse, tout ce que le corps peut raconter et que les mots ne peuvent pas forcément : le sous-texte, les émotions décuplées, l’espoir sous les histoires de violence, la puissance derrière les récits d’asservissement. Un spectacle dressant le portrait de neuf femmes – vous, moi, elle – d’une grande violence parfois, d’une magnifique beauté aussi, en tout cas d’une intensité qui laisse le souffle court.
L’on a souvent dit que le courant MeToo était « la libération de la parole des femmes ». En creusant un peu plus auprès des courants féministes, ou tout simplement en s’interrogeant sincèrement, Metoo n’a pas forcément fait grand-chose de ce point de vue. Les femmes ont toujours parlé, parfois de côté, souvent à mi-voix. La différence est qu’avant on ne les entendait pas, ou ne voulait pas les entendre. MeToo a ainsi plutôt démarré la libération de l’écoute du discours des femmes. À ce titre, il n’est pas sûr que Black Lights, en tout cas dans toute sa puissance, ait pu voir le jour avant ce mouvement. Même si, presque six ans après le début de ce courant, le constat est amer. Les femmes sont entendues, l’on peut monter un spectacle comme Black Lights et en faire une tête d’affiche. Mais sont-elles écoutées ? Au vu de la politique des violences faites aux femmes, des moyens proposés, des statistiques à tous les niveaux qui ont tellement de mal à bouger, l’on peut en douter. C’est ainsi que la création de Mathilde Monnier est si nécessaire : la force qui s’y dégage est telle qu’on ne peut qu’écouter.
Pour ce spectacle, la chorégraphe est partie de la série H24 diffusée sur Arte en 2021, composée de 24 courts-métrages. Eux-même basés sur les textes écrits pour l’occasion par 24 autrices. La consigne était la même : écrire un monologue du point de vue de la femme subissant une violence sexiste et sexuelle. Cela va de la parole déplacée au meurtre. Mathilde Monnier en a choisi neuf, tous ancrés dans une histoire de corps, porté sur le plateau par huit danseuses et comédiennes, de tous âges et tous parcours, toutes formidables. L’idée n’est pas bien sûr d’illustrer ces textes. Certains sont d’ailleurs tellement dramatiques que ça n’en deviendrait qu’insoutenable et irregardable. Mais de leur donner une nouvelle force, une autre dimension, par la puissance du geste. Tout ce que le corps dit et que les mots ne disent pas forcément. C’est une façon d’y rajouter une dimension parfois politique, parfois poétique, d’autodérision même, voire d’humour. Un moyen de multiplier les images et les parallèles, de cultiver l’imaginaire du spectateur et de la spectatrice. Une façon aussi de canaliser l’émotion puissance de ces histoires, presque trop insoutenables parfois par leur violence, pour les amener dans le cœur et la tête du public. Ainsi le récit le plus glaçant est celui d’une femme brûlée vive par son compagnon. La comédienne reste au milieu du plateau vide. Dans l’air, la fumée des coulisses s’envole par le vent de la nuit d’été. Une beauté irrationnelle qui se superpose à l’horreur d’un meurtre atroce, et qui loin de l’éteindre ou de le rendre insupportable à regarder, ne donne que plus de puissance à la scène.
Mais tout démarre dans Black Lights par de l’anodin. Des récits de petites vexations, de remarques légères, de choses que l’on pourrait qualifier de pas bien grave. Mais qui n’illustre que mieux les violences systémiques dont sont victimes les femmes. Et combien ces petits gestes, ces petites choses, empêchent de prendre toute sa place. « Il y a quelque chose qui ne va pas. Quelque chose qui ne passe pas« , raconte celle qui se voit rabaissée au statut d’objet par son professeur de droit, à qui elle venait de montrer une faute. Ou celle qui, hôtesse d’accueil, se voit obligée de retirer ses derbys pour des talons de huit centimètres. Sur scène, les corps des artistes autour sont disloqués, partant dans des contorsions toujours plus dérangeantes et extrêmes. Comme une façon de montrer comment les corps des femmes sont soumis aux diktats de notre société patriarcale – les talons, les régimes, les corps parfaits. Puis les artistes se font mouvantes. Elles deviennent la meute harceleuse, la petite voix qui murmure à l’oreille, les sœurs de combat. Et petit à petit, ces corps prennent de la force. Les récits sont ceux de femmes victimes, mais pas que. Toutes, elles se questionnent, luttent, combattent. Elles ne se résument pas au statut de victime.
Les corps bougent, les corps crient, les corps prennent le pouvoir. Et c’est finalement dans une danse puissante de ces huit interprètes, pleines de rage mais aussi d’espoir, exultantes, que se termine Black Lights. Une façon assez étonnante de quitter la salle remplie d’espoir, alors que ces récits sont si durs. Les hommes qui verront ce spectacle écouteront peut-être enfin, et ne feront plus qu’entendre, la parole des femmes. Les femmes y puiseront une nouvelle force. Un spectacle nécessaire et urgent.
Black Lights de Mathilde Monnier. Avec Isabel Abreu, Aïda Ben Hassine, Kaïsha Essiane, Lucia García Pulles, Mai-Jùli Machado Nhapulo, Carolina Passos Sousa, Jone San Martin Astigarraga et Ophélie Ségala. Jeudi 22 juin 2023 au Théâtre de l’Agora, dans le cadre de Montpellier Danse. À voir du 20 au 23 juillet au Festival d’Avignon, puis en tournée lors de la saison 2023-2024.