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[Paris l’été 2023] Marina Otero/ Le groupe Wauhaus/Mélissa Von Vépy/Elle Sofe Sara

Après une splendide ouverture dans l’un des plus beaux lieux de la  capitale (Le Louvre), Paris l’été a repris ses quartiers ancrés au Lycée Jacques-Decour. Son lieu amiral, tout en essaimant une multitude de propositions souvent gratuites dans des lieux insolites, réussissant le défi de faire sortir le spectacle vivant hors des théâtres pour aller à la rencontre de nouveaux publics. DALP a vu par la suite quatre spectacles où cohabitent des esthétiques diverses qui confortent ou bousculent, bien à l’image du credo artistique de Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel qui dirigent Paris l’été. Marina  Otera a proposé avec Fuck Me, dernier volet de sa trilogie autobiographique. Au chapitre des découvertes, deux spectacles venus du nord de l’Europe : Fluids du groupe Wauhaus qui explore la danse sur surface ultra-glissante, et la norvégienne Elle Sofe Sara qui nous transporte dans un monde de légendes avec The Answer is Land, un spectacle généreux et enthousiasmant. Enfin à la Monnaie de Paris, la circassienne franco-suisse Mélissa Von Vépy dialogue dans Piano Rubato avec le clavier jazzy de Stéphan Oliva. 

Fuck Me de Marina Otero 

La performeuse, danseuse et chorégraphe argentine Marina Otero avait secoué le Théâtre des Abbesses à l’automne dernier pour une trop courte série du dernier opus de sa trilogie autobiographique Fuck Me. Ce spectacle inclassable et foisonnant, proposé lors de l’édition 2023 de Paris l’été, prend une autre ampleur dans le cadre de la grande cour du Lycée Jacques-Decour : l’été, le plein air avec la rumeur de la ville, un air de vacances, tout cela modifie les lignes. Marina Otero semble à l’aise partout. Elle joue franc-jeu depuis toujours. Ce qui l’intéresse, c’est avant tout elle-même, non pas dans un geste purement égocentrique mais parce qu’elle y trouve le matériau pour parler de ce qui la préoccupe et immanquablement nous préoccupe : la maladie, le vieillissement, la solitude. Tout cela est au programme de Fuck Me créé à Buenos Aires en  janvier 2020, juste  avant que le Covid interrompe son élan ! Depuis, Marina Otero, qui vit désormais à Madrid, a repris la route avec ce spectacle qui dépote. L’arrivée sur scène depuis la salle de six jeunes hommes nus aux physiques de statues grecques, ne portant que genouillères et chaussons, fait évidemment son effet. Tel un boys band pour club de strip-tease masculin, ils déboulent à toute allure. Et au centre, l’un d’entre eux effectue un mouvement répété saisissant de force, même de violence. Il réalise un tour en l’air avant de se réceptionner à terre en grand écart, répétant ad libitum cette figure. Elle est empruntée au vocabulaire de Marina Otero qui, depuis longtemps, frôle avec l’extrême au point d’avoir dû interrompre en partie sa carrière.

Et c’est aussi de cela dont parle Fuck Me. Après cette entrée fracassante, Marina Otero arrive sur scène, à pas lents, très lents, comme cassée. Elle nous raconte son corps qui lui a échappé avec une quintuple hernie discale, des mois d’hospitalisation et un avenir incertain. Elle qui s’est vouée depuis son plus jeune âge à la danse, la voilà clouée. Pas une raison pour abdiquer ! Marina Otero bouscule les lignes, renverse l’ordre des choses. Rappelant que ce long séjour à l’hôpital l’a privé de toute relation sexuelle durant de longs mois, elle s’offre six jeunes gens comme autant de figures de ses amants. Marina Otero change de paradigme : ce sont les hommes pour une fois qui sont objets. Assise à l’avant-scène côté cour, une cigarette au bec qu’elle n’allumera jamais, elle se raconte, appuyée par des vidéos où on la voit toute jeune, enfant, ébauchant ses premiers spectacles familiaux. Puis en répétition ou lors de festivals lorsque son corps était intact. La chorégraphe argentine aime brouiller les pistes, mélanger fiction et autobiographie pour s’inventer un personnage. Elle s’amuse à manipuler ses six danseurs qu’elle a tous baptisés Pablo. On découvre au fil du spectacle que le titre volontairement provocateur est en fait un cri de désespoir, une envie irrépressible d’être aimée. Fort heureusement après nous avoir  baladé avec son personnage, Marina Otero sort de ce corps de vieille femme pour une course finale sur le plateau. « C’est le présent », lance-t-elle au public !

Fluids du Groupe Wauhaus

En prélude de ce spectacle, dans une grande salle du lycée Jacques-Decour se jouait Fluids, la pièce la plus déstabilisante de Paris l’été. Au sens propre du terme. Dans un dispositif quadri-frontal, quatre danseuses et un danseur d’Estonie collaborent avec le collectif finlandais Wauhaus. Et s’aventurent sur le terrain très glissant que leur propose le chorégraphe finlandais Jarkko Partanen : un tapis recouvert d’un produit ultra-lubrifiant, le J-lube qui interdit de pouvoir rester debout très longtemps. Le danseur est le premier à entrer dans cet espace où le déséquilibre est roi. Il est petit à petit rejoint par cinq danseuses pour une drôle de cérémonie, avec ce produit visqueux, collant, semblant parfois s’émulsionner sous la manipulation des artistes. Ce spectacle, le plus souvent en silence, parfois avec la musique trop utilisée des Quatre Saisons de Vivaldi  recomposé par Max Richter, est une curiosité. Il joue sur la corde burlesque avec ce risque perpétuel de la chute inévitable. Chaque interprète semble se venger à sa manière de ce matériau hostile en le pétrissant, en s’en enduisant le corps tout entier. Mais c’est quand ils se retrouvent tous ensemble que Fluids atteint son but. Les corps s’entrelacent, glissent l’un sur l’autre, disparaissent dans l’amas composite des membres inarticulés. Assez vite, on atteint les limites du propos mais cette variation sur la fragilité émeut et fait rire à la fois.

Piano Rubato de Mélissa Von Vépy et Stéphan Oliva

Changement de décor pour la dernière création de Mélissa Von Vépy Piano Rubato. Cette artiste, qui fit un bout de chemin avec Chloé Moglia, partage avec cette dernière ce goût pour inventer à chaque spectacle une scénographie propre qui fasse sens avec l’histoire qu’elle veut raconter. Dans la superbe cour pavée de la Monnaie de Paris trône une drôle de chaloupe telle une carcasse éventrée d’un sombre voilier renfermant un piano. Stephan Oliva est déjà au clavier, accordant son instrument ce qui est peu banal pour un pianiste. Mais ce piano se révèle lui aussi bien particulier. Il tangue dans la coque d’où surgit Mélissa Von Vépy prête à l’abordage. Elle grimpe sur le mât, joue des effets de balançoire, fait pivoter ce curieux rafiot au rythme des accords free jazz de Stéphan Oliva. Les cris des mouettes et le vent qui souffle nous rappellent que c’est en mer que nous emmène ce duo. Le Rubato est un terme emprunté au piano romantique, ce droit d’altérer légèrement un rythme pour signer son interprétation, une forme d’improvisation limitée dans un cadre bien fixé. On imagine que les subtiles acrobaties de Mélissa Von Vépy, ses équilibres accrochés à la structure de cette voile éphémère ou ce solo autour de la chaloupe s’écrivent à chaque représentation en dialogue avec Stéphan Oliva.

Elle Sofe Sara referme cette édition de Paris l’été sur la grande scène dans le lycée Jacques-Decour. Et elle est la découverte de cette année. La chorégraphe norvégienne s’est déjà produite à l’étranger mais sa renommée n’avait pas encore atteint la France. Voici l’affront réparé avec The Answer is Land, sa dernière création conçue pour sept danseuses. C’est le nom d’un poème du peuple des Samis aux confins de la Laponie auquel appartient la chorégraphe, une prière qui appelle à vivre ensemble et en harmonie avec l’environnement. C’est un spectacle qui ne ressemble à rien de connu, mélangeant le chant magnifique composé spécialement et interprété en direct par les sept danseuses  et chanteuses. On ne dispose pas de toutes les clefs pour saisir ce qui se passe sur scène mais on y voit une sororité touchante, ébranlée parfois par des accès de folie ou de solitude quand une des interprètes semble comme possédée. La chute sèche et brutale est une figure récurrente dans la chorégraphie émaillée de passages folkloriques. Voilà un nouvel horizon qui intrigue et élargit notre vision du monde.

The Land is the Answer de Elle Sofe Sara

Cette édition 2023 de Paris l’été aura ainsi tenu toutes ses promesses. C’est l’avant-dernière sous la direction de Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel qui nous annoncent un ultime festival sous leur boussole avisée pour les Jeux Olympiques, pour en donner aussi une autre couleur au-delà de la seule dimension sportive. Avant de passer la main. Leurs vacances seront de courte durée. À peine les chapiteaux seront-ils repliés que les anciens directeurs du Théâtre Monfort inaugureront en septembre leur mandat au Théâtre du Rond-Point. On y retrouvera le même esprit dans cette enceinte emblématique. Déjà, il y a une multitude de promesses passionnantes croisant les disciplines avec la volonté de faire de ce théâtre sur les Champs-Élysées un lieu tout aussi festif et chaleureux que l’indispensable festival Paris l’été.

 

Festival Paris l’été 2023

Fluids par le collectif  Wauhaus mis en scène par Jarkko Partanen, avec Keithy Kuuspu, Karolin Poska, Sigrid Savi, Karoline Sukhov et Joonas Tagel. Mercredi 19 juillet 2023 au Lycée Jacques-Decour, 

Fuck Me de et avec Marina Otero et Augusto Chiappe, Juan Francisco Lopez Bubica, Fred Raposo, Matias Rebossio, Miguel Valdivieso et Cristian Vega. Mercredi 19 juillet 2023 au Lycée Jacques Decour.

Piano Rubato de et avec Mélissa Von Vépy, avec Stéphan Oliva (musique et piano). Mercredi 25 juillet 2023 à la Monnaie de Paris. À voir en tournée de septembre à novembre

The Answer is Land d’Elle Sofe Sara, avec Julie Moviken, Olga-Lise Holmen, Sara Marielle, Gaup Beaska, Nora Svenning, Grete Daling, Emma Elliane, Oskal Valkeapää et Trine-Lise Moe. Mercredi 25 juillet 2023 au Lycée Jacques Decour.

Le Festival Paris l’été se termine le 30 juillet.

 



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