Leïla Ka : « J’avais envie de faire groupe avec des femmes »
Artiste associée et complice au CentQuatre-Paris et à La Garance, scène nationale de Cavaillon, Leïla Ka présente le 16 novembre Maldonne, sa première pièce de groupe pour cinq danseuses, qui partira ensuite en tournée. En 2022, un extrait, Bouffées, avait remporté le premier prix du concours international Danse élargie, organisé par le Théâtre de la Ville à Paris. Depuis Pode Ser, son premier solo en 2018, cette jeune femme, qui a travaillé avec Maguy Marin, s’est imposée comme une interprète et chorégraphe de premier plan. Elle nous raconte son travail autour de cette dernière création attendue.
Vous nous avez donné un avant-goût de Maldonne avec Bouffées présentée en juin 2022 au Théâtre de la Ville et que l’on a vu à Séquence Danse Paris en mai 2023. C’était une étape de travail ?
Ce concours nous a permis de montrer un premier extrait de Maldonne. Il nous a offert une belle visibilité. Et puis, Bouffées, qui est une petite forme d’une dizaine de minutes, s’est mise à tourner en tant que telle. Je ne l’avais pas prévu. Mais c’est une chance d’avoir pu la jouer autant de fois. C’est une pièce qui a sa propre vie.
Maldonne est une pièce pour cinq danseuses (Jennifer Dubreuil Houthemann, Jane Fournier Dumet, Leïla Ka, Zoé Lakhnati et Jade Logmo). Vous étiez poussée par quelle envie en vous lançant dans cette première pièce de groupe ?
Celle de pouvoir mettre au plateau cinq danseuses. Parce que jusque-là, je n’avais créé que deux solos et un duo. J’avais envie d’élargir, de faire groupe avec des femmes.
Maldonne, c’est un terme de jeux de cartes. Qu’est-ce qui vous a inspiré ce titre ?
Effectivement, quand il y a maldonne dans une partie, c’est que les cartes ont été mal distribuées et qu’il faut recommencer. Je trouvais que ça fonctionnait très bien avec le sujet de la pièce. Quand on voit la situation des femmes aujourd’hui en France et dans le monde, on se dit qu’il y a beaucoup de choses qui ne vont pas. Et en même temps, dans Maldonne, on entend madone. J’aime bien cette idée. C’est très difficile de trouver le titre d’une pièce. Mettre des mots, c’est se dévoiler.
Comment avez-vous travaillé ?
Nous avons beaucoup échangé avec les filles. Elles sont géniales ! Vu le sujet de la pièce, ça me paraissait normal de discuter, de partager et que chacune fasse des propositions. Quand nous avons commencé à travailler, j’avais beaucoup d’idées en tête, de matière sur laquelle je savais que je voulais travailler. Mais après, nous avons beaucoup fait évoluer la construction de la pièce.
Ce spectacle, comme les précédents, part de la façon de se construire en tant que femme aujourd’hui. C’est une question qui vous semble centrale dans notre société aujourd’hui ?
Pour moi c’est une question centrale parce que je suis une femme. Et parce que j’ai besoin de parler de cela à ce moment de mon parcours. Mais je pense que se construire en tant qu’homme n’est pas simple non plus. Nous sommes toutes et tous plus ou moins enfermés dans des carcans, des injonctions. Mais il s’avère que je suis une femme et que j’avais envie de questionner cela. Tout ce qu’on porte en tant que femme et qui ne nous appartient pas forcément. Ce qui appartient à nos mères, à nos grand-mères ou même aux femmes qui n’ont aucun lien de parenté avec nous. Tous ces schémas qu’on reproduit, tous ces impératifs auxquels on nous soumet.
Tout cela est symbolisé par ces nombreuses robes que vous portez dans la pièce. Que représente ce vêtement pour vous ?
J’adore le costume parce qu’il permet de raconter des histoires. Une fois qu’on a défini des personnages, le costume aide à rentrer dedans. Il y a des allers-retours entre le personnage et le costume. Cette trentaine de robes que nous portons sur scène, toutes dénichées chez Emmaüs ou dans des friperies, ne sont que des robes assez stéréotypées ou qui renvoient à des images assez claires. Ainsi quand nous enfilons une de ces robes, même sans bouger, nous racontons déjà beaucoup. Et elles nous aident énormément à donner l’élan, l’impulsion à la danse.
Comment avez-vous choisi vos danseuses ?
J’en connaissais déjà deux, Jennifer Dubreuil Houthemann et Jane Fournier Dumet, depuis longtemps. Surtout Jane, qui danse C’est toi qu’on adore avec moi depuis trois ans maintenant. Pour Zoé Lakhnati et Jade Logmo, j’ai fait une audition. Je voulais des interprètes avec une présence et une expressivité fortes. Elles ont toutes un parcours académique. Tout l’inverse de moi.
Un projet mixte un jour sera envisageable ou travailler avec des femmes vous tient particulièrement à cœur ?
Un projet mixte, bien sûr ! j’aimerais aussi beaucoup travailler avec les hommes. Cela arrivera à un moment. Mais là, j’avais envie qu’on se retrouve entre femmes.
Le fait que ces robes aient été portées, qu’elles aient une histoire, ça a joué aussi ?
Oui, avec les filles, nous aimions bien cette idée. Se dire que chacune de ces robes a une histoire individuelle, ou peut-être pas d’ailleurs finalement, mais cela nourrit l’imagination.
Déjà la robe que vous portiez dans Se Faire la Belle disait beaucoup avant même que vous bougiez.
Oui, dans cette robe, qui rappelle les chemises de nuit de nos grands-mères, il y avait quelque chose de l’ordre de la camisole, qui renvoie aux femmes traitées par Charcot. J’aime bien pouvoir me dire que si j’arrête, si je ne bouge plus, le personnage était déjà là, présent au plateau. J’aime aussi beaucoup transformer le costume pour pouvoir donner une autre lecture. Par exemple dans Pode Ser, en dessous d’une robe de tulle, je porte des baskets et un jogging. Et quand la robe de tulle à un moment passe sur ma tête, elle devient voile. Parce dans tous les personnages, il y a toujours une ambiguïté, des contradictions intérieures. Les mêmes que celles que nous portons en chacune de nous.
Le corps est-il le meilleur moyen d’expression ?
Je ne sais pas si c’est le meilleur moyen d’expression, mais en tout cas c’est celui que j’ai choisi à travers la danse. Je ne fd’esuis pas très à l’aise avec les mots. Être sur scène est une expérience très cathartique et assez intime. En se glissant dans la peau d’un personnage, on peut se permettre d’exprimer beaucoup de choses. Des choses vraiment personnelles, que l’on n’ose pas dire avec les mots. Ça permet peut-être même une plus grande liberté. J’étais très timide plus jeune, et encore un peu aujourd’hui, et très pudique. Il y a plein de choses que je n’osais pas dire avec les mots. Je faisais du théâtre d’impro sans parole, Cela m’allait très bien de ne pas parler.
Vous avez été interprète chez Maguy Marin dans May B. En quoi cette expérience a-t-elle influencé votre recherche chorégraphique ?
J’ai adoré cette forme de théâtralité. Cette façon absolument géniale de mettre sur scène les personnages avec une histoire, des désirs, qu’ils expriment à leur façon, à travers le corps.
Votre premier solo remonte à 2018. On peut dire que tout est allé assez vite pour vous. Quel regard jetez-vous sur ces années qui viennent de s’écouler ?
Ça va vite parce que j’ai la chance d’avoir beaucoup de dates. Ça s’enchaîne et il n’y a pas vraiment eu de pauses. Pour l’instant je suis dans cette dynamique et j’en profite.
Vous avez reçu des prix. Cela vous met une forme de pression ou ça vous porte ?
C’est une reconnaissance de mon travail très encourageante. Ça me donne confiance en moi et en ce que j’essaie de faire.
Vous posez-vous la question de n’être que chorégraphe ou est-ce prématuré à 31 ans ?
J’ai finalement un tout petit parcours en tant qu’interprète. J’ai très envie de continuer à être sur scène.
Vous avez déjà transmis une de vos pièces Pode Ser qui a beaucoup tourné. Pourquoi ?
J’ai transmis ce solo à Anna Tierney depuis un an. J’avais beaucoup dansé ce solo-là et j’avais aussi envie que ce ce solo continue à vivre sur scène. J’avais très envie de le voir dans un autre corps. C’est très bizarre au début, mais Anna se l’est merveilleusement approprié.
Maldonne de Leïla Ka. Première le 16 novembre 2023 à La Garance – Scène Nationale de Cavaillon. Puis en tournée le 19 novembre au Théâtre de Grasse, le 21 novembre au Théâtre d’Arles, les 23 et 24 novembre au Zef à Marseille, le 28 novembre au Théâtre Durance à Château Arnoux, 1er décembre à La Passerelle – Scène nationale, Gap, le 19 décembre au Théâtre d’Angoulême – Scène nationale. Et du 12 au 14 janvier au festival Suresnes Cités Danse au Théâtre de Suresnes Jean Vilar. Plus de dates sur leilaka.fr.