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Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot rhabillée par Matali Crasset – Ballet de l’Opéra de Bordeaux

Voilà sept ans que Giselle n’avait pas été dansée par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Pour son retour, une nouvelle production était indispensable (la précédente de Charles Jude commençant à dater). Mais plutôt que d’opter pour une version traditionnelle, le directeur de la troupe Éric Quilleré a fait un choix original : garder la chorégraphie Jean Coralli et Jules Perrot et changer tout le reste. Décors, costumes et scénographie ont ainsi été laissés à la designer Matali Crasset. Un vrai choc visuel, tant l’on est habitué aux codes esthétiques de Giselle. Mais qui, loin de dévorer la danse, ne met que plus en valeur la modernité et la puissance de la chorégraphie originale. Marini Da Silva Vianna réalise une prise de rôle honorable du rôle-titre, passant (enfin) au statut de Soliste à l’issue de la représentation. Mais c’est plus Riku Ota qui marqua la scène, Prince amoureux et d’une émotion sincère, tandis que Ahyun Shin porta le deuxième acte par sa Myrtha impériale.

 

Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot – Designer Matali Crasset – Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Marini Da Silva Vianna (Giselle) et Riku Ota (Albrecht)

 

Quel étonnement quand le rideau se lève sur la nouvelle Giselle du Ballet de l’Opéra de Bordeaux ! Même si l’on sait que la designer Matali Crasset, qui signe scénographie, décors et costumes, n’allait pas rester dans les codes romantiques, l’on ne peut qu’ouvrir des yeux ronds face aux Kapla géants faisant office de forêt de sapins, à la lumière blanche et crue jusqu’au tapis de scène, aux costumes flashy, orange et verts pour les villageois-es, violets et bleus pour la cour. Giselle est un ballet qui a été régulièrement revisité dans sa forme et son fond. Mais cette formule choisie à Bordeaux est plus intrigante : garder la chorégraphie d’époque de Jean Coralli et Jules Perrot remontée par Éric Quilleré mais changer toute la forme.

À quoi reconnaît-on Giselle ? Qu’est-ce qui fait sa force ? Son identité ? La première réponse qui vient à l’esprit est le tutu romantique. Puis cette forêt mystérieuse. Alors comment peut fonctionner Giselle quand il n’y a rien de tout cela mais que la danse est intacte ? Est-ce que cela garde un sens de conserver le fond sans changer la forme ? Comment peut fonctionner ce tel choc esthétique ? D’un côté des lignes épurées, une ambiance nordique, des couleurs pas loin d’être tape-à-l’oeil et l’effacement de toute notion relative à une époque précise, de l’autre cette danse ronde et soyeuse aux multiples complexités. Est-ce que Giselle reste Giselle sans son tutu, ses voiles, son pourpoint, sa tombe et son épée, mais toujours avec sa diagonale de ballonnés et ses arabesques qui se croisent à l’infini ?

 

Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot – Designer Matali Crasset – Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Marini Da Silva Vianna (Giselle)

 

C’est là le résultat étonnant. Passé le premier dérangement, parce qu’il n’est pas simple de changer ses habitudes, cette scénographie ne fait en fait que mieux révéler la danse. Ce n’est pas le tutu romantique qui fait Giselle, mais sa chorégraphie éloquente, vivante, tellement signifiante, en lien constant avec sa musique. Et dans cette ambiance si différente, le formidable travail de Jean Coralli et Jules Perrot n’en paraît que plus universel. Chaque pas est si limpide que cette danse de plus de 150 ans semble avoir été créée aujourd’hui. Elle donne une leçon aux nombreux chorégraphes d’aujourd’hui qui s’empêtre parfois pour raconter une histoire. Ou à la bienpensante en France qui veut que Giselle et autres ballets aient besoin d’être « dépoussiérés ». Tout est là pourtant, dans chaque pas. Et les sentiments profonds qui égrènent ce ballet : l’amour, la trahison, la folie, la tristesse, le pardon.

Tout n’est pas forcément clair dans les intentions de Matali Crasset. Les guêtres remplaçant l’épée comme symbole de richesse est une idée astucieuse et qui fonctionne bien. Le linceul faisant office de tombe crée un final d’une beauté saisissante. Difficile par contre de voir dans les sapins de bois des symboles du tutu romantique, qui peut-être auraient amené un peu de liant entre cette version et l’habituelle. Compliqué aussi de comprendre que les collants blancs des villageois, aussi blanc que le tapis de scène, montrent leur attachement à la terre. À chacun et chacune aussi d’y voir les symboles qu’il veut. L’on peut cependant regretter un travail des lumières un peu trop à cru du premier acte. La nuance sombre quand la Mère de Giselle raconte la légende des Willis manque ainsi, et il faut bien toute l’excellence de jeu et la puissance dramatique de Pascaline Di Fazio pour tout de même donner à la scène une force frissonnante. C’est d’ailleurs le point fort de ce travail. Tout signe d’appartenance à une époque est supprimé, tout repère symbolique habituel disparaît. Pour se faire comprendre, les danseurs et danseuses n’ont ainsi d’autres choix que de miser sur la véracité des intentions, leur sincérité, leur force. En meilleur exemple : la main de Ahyun Shin (Myrtha) qui s’affaisse vaincue face à l’amour de Giselle pour Albrecht, tout aussi puissante que s’il elle tenait à bout de bras la branche de myrte brisée.

 

Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot – Designer Matali Crasset – Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Riku Ota (Albrecht)

 

De fait, le travail de fond a été soigné, même si la compagnie ne peut pas complètement masquer ses faiblesses qui perdurent depuis quelques années, notamment en termes de solistes. En Albrecht, Riku Ota est formidable. L’on avait quitté le danseur un peu tendu sur Don Quichotte, il a ici retrouvé tout son liant, sa danse si généreuse et virtuose. Tout en proposant un jeu tout en pudeur mais pas moins lisible, soucieux d’apporter une véritable sincérité dans les regards, les mouvements de tête, tous ces gestes si simples montrant les tourments intérieurs. Il y est un Albrecht profondément amoureux, lâche aussi, pris à ses dépens dans les conventions sociales. Il était ici en prise de rôle, et l’on se réjouit d’avance de le voir s’approprier, au fil des séries et reprises, ce personnage si emblématique. Marini Da Silva Vianna assurait le rôle-titre pour cette première. Danseuse du corps de ballet – elle fut d’ailleurs nommée à juste titre Soliste à l’issue de la première – elle s’est sortie honorablement de cette prise de rôle. Giselle naturelle au premier acte, elle y apporte sa fraîcheur et sa danse solaire, même si elle resta dominée par sa variation. Sa scène de la folie fut par contre abordée avec une grande justesse. La sincérité avant l’emphase, la juste émotion plutôt que le trop : Marini Da Silva Vianna y fut bouleversante, admirablement secondée par Pascaline Di Fazio. Néanmoins, même si elle n’y fit pas de véritable accro, la danseuse resta en retrait lors du deuxième acte, n’arrivant pas à pleinement s’emparer de l’incarnation du personnage. Pour une prise de rôle en cours de série, cela aurait paru normal. Pour une première, d’autant plus si attendue, il est regrettable que la compagnie ne compte pas une ballerine plus aguerrie. C’est la faiblesse de la troupe depuis quelques années : ne pas arriver à faire émerger une véritable nouvelle génération de grands solistes. Il y eut des départs prématurés, des blessures, des postes supprimés il y a 6-7 ans, aussi les grands ballets classiques qui sont de moins en moins présents au fil des saisons, pour des questions budgétaires.

Le corps de ballet au premier acte semble un peu à cette image – pas aidé en passant par les costumes des ballerines ne mettant pas forcément le mouvement en valeur. Les alignements et la rigueur sont là. Mais il manque comme un allant, une dynamique donnant tout son charme à la danse des vendangeurs L’on sent un peu trop que Giselle n’a pas été dans les jambes depuis trop longtemps. Et l’on se demande, à la fin du premier acte, si l’ambition affichée de cette nouvelle production ne vient pas masquer l’ambition du quotidien. Cette impression disparaît toutefois au deuxième acte, où l’on retrouve un très beau travail dans le corps de ballet féminin. Les tutus sont remplacés par des robes blanches, comme si les Willis étaient des mariées déchues. Elles apparaissent ainsi quand des femmes brisées, portant une infinie tristesse dans leurs arabesques. Les poses romantiques ont été travaillées avec soin, là encore non pas pour en donner leur vision picturale, mais par leurs intentions qu’elles portent. Les mains croisées devant soi, les regards baissés – ou bien de face lors de la mise à mort de Hilarion – les bustes légèrement penchés… Tout en elles portent comme un deuil, une noirceur intérieure. Elles ne deviennent pas ces créatures maléfiques et sauvages comme on peut le voir quelques fois, ces Willis restent toujours dans une sorte de mélancolie diffuse, liées par une espèce de sororité – unies dans la douleur. Et là encore, la chorégraphie originelle fait son oeuvre, amenant chairs et sentiments dans un deuxième acte nous ramenant au romantisme, entouré d’une scénographie épure et plus sombre. 

 

 

Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot – Designer Matali Crasset – Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Ahyun Shin (Myrtha)

 

Ahyun Shin, Myrtha impériale, donna tout du long le ton du deuxième acte. Majestueuse dès son entrée, prenant son envol dans ce si long et beau solo où elle affiche une technique brillante, elle règne en maître sur la forêt la nuit, altière. Même si l’on devine aussi chez elle une sorte de cassure, ou comme un frisson lorsque sa main s’affaisse face à Giselle protégeant Albrecht. Non pas comme quelque chose qu’elle n’a jamais connu, mais plutôt comme un souvenir dont elle ne croyait plus avoir de restes, la laissant décontenancée. La danseuse aura droit au rôle-titre lors de la série, il sera intéressant de la voir ainsi dans un tout autre registre.

Cette version de Giselle Matali Crasset ne va pas mettre tout le monde d’accord. L’on peut penser qu’elle ne fait que mieux mettre en valeur l’universalité de sa chorégraphie. Ou que la danse est tellement forte qu’elle reste vivante malgré cette scénographie imposante. Qu’il s’agisse d’une hérésie ou d’un essai esthétique intéressant. Elle n’en reste pas moins un vrai parti-pris, qui de fait n’est pas là pour accorder. Après sept ans sans Giselle, l’on peut entendre l’argument qu’il aurait été plus intéressant de présenter la version originale, avec ses codes romantiques qui nous font si bien voyager dans le temps – une saveur dont forcément cette nouvelle production en est majoritairement défaite. Mais n’est-ce pas une question de perspective ? Si le Ballet avait en France la place qu’il méritait, il y aurait une grande compagnie par région. Giselle pourrait être vue chaque année, quelque part dans l’Hexagone, et de nouvelles versions auraient un intérêt vif. La situation réelle est telle qu’il y a plus urgence à montrer d’abord ces ballets dans leur écrin. Mais l’on ne peut pas reprocher au Ballet de l’Opéra de Bordeaux de vouloir créer sa version, de tenter un pari artistique, de donner le ton de quelque chose que l’on n’a pas encore vu. Cette ambition artistique est nécessaire, et plus que la bienvenue. 

 

Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot – Designer Matali Crasset – Ballet de l’Opéra de Bordeaux – Riku Ota (Albrecht)

 

 

Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot remonté par Éric Quilleré, par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Conception, scénographie, décors, costumes et accessoires de Matali Crasset. Avec Marini Da Silva Vianna (Giselle), Riku Ota (Albrecht), Ahyun Shin (Myrtha), Pascaline Di Fazio (la Mère), Neven Ritmanic (Hilarion), Guillaume Debut (Wilfried), Anaëlle Mariat (Bathilde), Marc-Emmanuel Zanoli (Duc de C.), Marina Guizien et Ryota Hasewaga (pas de deux des Vendangeurs). Mercredi 6 décembre 2023 au Grand-Théâtre de Bordeaux. À voir jusqu’au 31 décembre.

 




 

Comments (4)

  • Henlam

    L’opéra tel qu’il est interprété à l’heure présente ne me plait plus.
    Les mises en scène, les costumes sont souvent modernes, donc affreux.
    J’en veux pour preuve la damnation de Faust, pas la toute dernière mais celle d’avant que l’on trouve en Blu-ray.
    Quant aux ballets, il faut aller en Russie pour assister à une représentation correcte.

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    • Bonnet

      Inconditionnelle des ballets classiques, j’ai pourtant apprécié la fraîcheur que dégage la modernité des décors des lumières et des costumes. Il est à souligner une recherche appuyée du mime dans les expressions et la gestuelle de tous les danseurs. N’oublions pas qu’ils restent des exécutants passionnés et méritants. Je salue au passage l’orchestre admirablement dirigé ce soir.
      L’important est de conserver le répertoire de nos ballets classiques …même si l’époque de Noëlla Pontois est bel et bien révolue…

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  • VIDAL

    Bonjour,
    J’ai assisté hier 15/12/2023 au ballet Giselle au Grand Théatre de Bordeaux. Ce fut une immense déception (bien qu’ayant aperçu des images avant la représentation, j’espérais un miracle…. qui ne s’est pas produit).
    Débauche de couleurs criardes, néons aveuglants au premier acte. Impossible d’entrer dans l’histoire. Un véritable calvaire.
    Le 2ième acte était un tout petit peu mieux.
    Que dire de l’absence de décor? Que quelques pseudos arbres en bois recyclés pour bobos ne représentent rien. Absolument rien.
    Il y a des ballets et de la danse moderne – qu’on peut ne pas aimer, mais qui sont au moins cohérents – pour ceux qui préfèrent les cours de gymnastique au rêve. Pourquoi massacrer une œuvre qui n’a pas besoin de cette pseudo créativité?
    Pourquoi habiller les danseuses avec des balais espagnols?
    Et les danseurs avec des lainages peut-être recyclés qui les font suer comme des bœufs et les gênent dans leur mouvement?
    Bref. A oublier très vite.

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  • DEMAREZ

    Une représentation pleine de fraîcheur et de jeunesse pour les fêtes de fin d’année une chorégraphie toute en légèreté, des interprètes bien dans le 21 éme siècle. Merci à l’opéra de Bordeaux d’avoir la volonté d’ innover à contrario de l’Opéra de Paris avec un Casse Noisette sombre.

    Un balletomane de 75 ans qui en applaudi des ballets Giselle

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