Letizia Galloni : « Boris Charmatz et Pina Bausch, c’était parfait pour moi »
Sujet au Ballet de l’Opéra de Paris, Letizia Galloni a pris depuis janvier un congé sabbatique pour une toute autre expérience : danser 18 mois au Tanztheater Wuppertal Pina Bausch. Elle y est arrivée en même temps que le nouveau directeur Boris Charmatz, un changement important pour la compagnie allemande. La danseuse nous raconte son travail dans les pas des interprètes de Pina Bausch et la façon de travailler de Boris Charmatz, notamment sur sa création Liberté Cathédrale, sa première pour le Tanztheater Wuppertal.
Qu’est-ce qui vous a attiré au Tanztheater Wuppertal : Pina Bausch ou Boris Charmatz ?
Boris Charmatz a été le déclencheur. Il était venu à l’Opéra de Paris en 2015 pour monter 20 Danseurs pour le XXe siècle. Je n’avais pas travaillé avec lui mais il m’avait repéré. Il m’a contacté deux ans plus tard pour danser cette même pièce, mais à l’extérieur de l’Opéra. Puis pendant le confinement, j’ai dansé son œuvre La Ronde au Grand Palais. En tant que public, j’ai vu 10.000 Gestes ou À Bras le corps. À chaque fois, j’en sortais émerveillée. Et toutes ses pièces sont très différentes, ses idées sont très différentes, je trouve ça génial.
Au début, Boris Charmatz m’a appelé pour le rejoindre pour sa nouvelle création Liberté Cathédrale (ndlr : qui rassemble des artistes du Tanztheater et des interprètes de Boris Charmatz). Puis il m’a proposé d’être membre de la troupe du Tanztheater Wuppertal. Pina Bausch, cela a toujours été quelque chose de particulier. J’ai dansé son Sacre du Printemps à l’Opéra, j’y ai été l’Élue. J’ai toujours aimé travailler ces pièces et les danser. Boris et Pina, c’était parfait pour moi, tout était rassemblé pour avoir une belle expérience.
Et pourquoi ce choix de quitter l’Opéra de Paris, alors qu’une nouvelle direction arrivait ?
Je suis partie en janvier 2023, alors que José Martinez était déjà arrivé. Mais j’avais pris la décision presque un an avant, bien avant qu’il soit nommé. Ce choix n’a pas été évident : j’étais bien à l’Opéra, j’ai une petite fille de 5 ans. J’ai pris mon temps pour prendre cette décision. J’ai 32 ans, cela fait 14-15 ans que je danse à l’Opéra. Pour moi, c’était le bon moment de faire une pause… José Martinez sera toujours là quand je reviendrai ! Et je ne pouvais refuser cette opportunité, cela n’arrive pas souvent. Quand elle est là, il faut la saisir. Et puis je ne quitte pas complètement l’Opéra : je prends un congé, je danse 18 mois à Wuppertal, et je reprends en septembre 2024 à l’Opéra de Paris. Ma fille est finalement restée en France, où elle est scolarisée, je fais beaucoup d’aller-retour. C’est aussi pour cela que j’ai pris mon temps pour cette décision. Ce n’était pas évident et ça ne l’est toujours pas.
Vous avez quitté une compagnie qui a beaucoup de codes, pour une troupe qui peut en avoir tout autant, mais différemment. Comment cela s’est passé ?
L’Opéra de Paris et le Tanztheater Wuppertal sont deux compagnies très particulières. Ici, il y a encore les anciens danseurs et danseuses de Pina, qui dansent toujours. C’est impressionnant au début de les côtoyer en répétition. Mais malgré l’ancienneté, il n’y a pas le poids de la hiérarchie et ça m’a plu. Les choses sont plus simples. Même si j’arrive avec un changement de direction, ce qui n’est jamais évident. C’est normal, cela va prendre du temps. Il faut de la communication, cela commence petit à petit à se trouver, des deux côtés.
Comment avez-vous trouvé votre place dans la compagnie ?
Les premières répétitions étaient pour la création Liberté Cathédrale, et c’était bien. On s’est retrouvé pratiquement toute la compagnie ensemble, ce qui n’est pas si fréquent. C’était plus facile pour se rencontrer, moi qui suis quelqu’un de réservée. Mais je me suis sentie la bienvenue et soutenue. Le fait d’avoir quelqu’un que je connais, Simon Le Borgne qui est arrivé en même temps que moi, a beaucoup aidé aussi. On se serre les coudes, dans notre nouvelle vie et notre nouvelle compagnie.
Quelle est la façon de travailler de Boris Charmatz ?
Pour Liberté Cathédrale, nous avons fait pas mal de workshops. Il avait déjà commencé en résidence, avec d’autres interprètes. Et il a continué à creuser un peu plus ses idées avec les artistes du Tanztheater. Nous avons énormément de liberté. Il nous donne des éléments, puis nous créons notre matériel. Mais même avec le peu d’indications qu’il donne, on sent toujours la patte Boris Charmatz quand on regarde l’ensemble, même si chacun-e garde sa personnalité. J’aime beaucoup cette liberté, même si c’est aussi un challenge pour moi. Mais c’est cela dont j’avais envie.
Comment décrire Liberté Cathédrale ?
C’est impossible à décrire, Il faut voir la pièce ! Liberté Cathédrale, c’est un groupe… des individualités aussi. Il y a cinq parties, toutes très différentes. Au début, nous chantons du Beethoven, en dansant. C’est un sacré challenge ! Nous avons beaucoup travaillé sur la voix chantée, le souffle. Puis nous dansons sur un enregistrement de cloches de différentes villes. Nous avons dû créer notre matériel et c’est très physique. Il s’agit de 30 minutes très intenses, avec comme une transe qui arrive à la fin, même si on est épuisé. Puis il y a la partie des silences, plus abstraite, ensuite les textes. Et enfin le Contact, où l’on se touche entre danseur-se-s pour la première fois.Ce sont en fait les quatre premières parties qui nous mettent dans l’état parfait pour aborder cette dernière partie et cette proximité.
Comment ont réagi les danseurs et danseuses de Pina Bausch face au travail de Boris Charmatz ?
Le travail est très différent, mais j’étais finalement dans le même cas que les danseurs et danseuses de Pina. J’avais fait un petit peu d’improvisation à l’Opéra de Paris, mais cela restait pour moi un challenge de travailler avec Boris Charmatz. Je pense que, pour tous ces interprètes, cela n’a pas été évident tous les jours. Ce travail d’impro peut être frustrant lorsque l’on a l’impression de ne pas trouver de choses intéressantes. Mais nous avons tous le sentiment d’apprendre. C’est enrichissant et intéressant.
Vos 18 mois au Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, c’est surtout interpréter des pièces de Pina Bausch. Comment se passe le travail d’apprentissage des œuvres ?
J’ai dansé Café Müller, Palermo Palermo, Agua et Vollmond. Je danserai plus tard Nelken. Les deux premiers mois ont été très intenses, on partait en tournée aux États-Unis juste après. J’ai dû apprendre Palermo Palermo et Agua en deux semaines ! Quand la troupe connaît déjà la pièce, l’a déjà dansée dans la saison, cela va très vite avec au maximum une semaine de répétition. Les danseurs et danseuses sont très autonomes dans leur travail. Pour ma part, j’ai reçu les vidéos et travaillé avec les directeurs de répétition. J’ai sauté dedans, en travaillant ma mémoire, je notais tout. Tout était très rapide et à l’instinct. Il faut être le plus honnête possible dans nos sentiments, dans ce que l’on ressent, sans en faire trop. Cela a été parce que j’ai déjà dansé du Pina Bausch, je connais un peu sa danse même si ces pièces sont très différentes du Sacre du Printemps.
J’ai eu un peu plus de temps pour Café Müller, j’avais commencé à travailler en amont avec Helena Pikon, directrice de répétition sur ce ballet et qui a participé à la création d’Alan Lucien Øyen à l’Opéra de Paris. Pour Nelken, c’est une véritable reprise et cela ira plus doucement. Nous avons commencé en octobre les répétitions pour commencer à le danser au début de l’année 2024.
Vous dansiez du Pina Bausch à l’Opéra de Paris. Qu’est-ce que cela fait de danser ses œuvres dans sa compagnie, avec ses interprètes ?
C’est au début beaucoup de pression. Les premières fois que j’ai dansé Agua où j’avais un solo, Café Müller….J’étais très stressée de devoir répéter devant la troupe de Pina. Au final, je sens qu’il n’y a aucun jugement, uniquement de la bienveillance. Et puis c’est génial de danser des pièces de Pina avec des interprètes qui ont pu les créer, de les voir au travail. Ils nous donnent beaucoup de conseils, nous racontent comment cela se passait.
Et physiquement, une journée est plus ou moins fatigante qu’à l’Opéra de Paris ? Cela change beaucoup de choses ?
C’est tellement différent ! Le matin, nous avons souvent un vrai cours de danse classique. À l’Opéra, sur un ballet classique avec les pointes et beaucoup de sauts, c’est plus dur physiquement. À Wuppertal, ce qui a été dur fut mon travail très intense pendant plusieurs mois, d’apprendre et de danser des ballets très différents. De danser en talon aussi, en chaussures, c’est aussi une autre fatigue.
Votre contrat est de 18 mois. C’est finalement plutôt long pour trop court ?
C’est court. Sur toute cette période, j’aurais dansé cinq pièces de Pina, ainsi qu’un extrait de Kontakthof que j’avais déjà dansé à l’Opéra de Paris. Je suis aussi sur Liberté Cathédrale et une autre pièce à venir de Boris Charmatz. C’est pas mal ! Je ne pars qu’en juin prochain mais déjà, je me dis que quitter ce monde va me faire quelque chose. C’est néanmoins le bon timing pour moi. En septembre, je reviens à l’Opéra et je verrais ce qui se passe. Je suis ce qui s’y passe avec mes ami-e-s à l’Opéra. Cela me donne envie de revenir.
Rencontre effectuée à Lyon durant la Biennale de la Danse de Lyon, en septembre 2023.