Carmen de Johan Inger – Les Ballets de Monte-Carlo
Les Ballets de Monte-Carlo ont refermé leur saison d’hiver avec l’entrée au répertoire de Carmen de Johan Inger, créée initialement en 2015 pour la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne alors dirigée par José Martinez. Tout en restant fidèle à la nouvelle de Prosper Mérimée, le chorégraphe suédois propose une mise en abyme en plaçant l’histoire sous le regard d’un enfant. Johan Inger a conçu une Carmen résolument féministe où les femmes mènent la danse, déployant un vocabulaire contemporain très ancré au sol mais où les corps chaloupent en permanence. Anna Blackwell et Jaeyong An forment un couple empreint de sensualité mais aussi de la violence propre à l’histoire de Carmen. Ils sont entourés par une compagnie qui démontre là encore son aisance et sa versatilité.
Il faut une bonne dose de culot, ou d’inconscience, pour s’attaquer au monument Carmen. L’histoire de la danse recèle déjà de trois versions qui font partie des chefs-d’œuvre de leurs créateurs. En 1949, Roland Petit conçoit pour Zizi Jeanmaire sa Carmen qui entra en 1990 au répertoire de l’Opéra de Paris. En 1967, le cubain Alberto Alonso créait pour le Bolchoï à la demande de Maïa Plissetskaïa Carmen Suite, sur la partition de son époux Rodion Chtchedrine réarrangeant Georges Bizet. Mats Ek utilisa cette même partition pour imaginer sa Carmen portée par la ballerine espagnole Ana Laguna, son épouse à la ville. Cette version est aussi dansée par l’Opéra de Paris depuis 2019. Ces trois visions du mythe de Carmen ont en commun d’avoir été initiées et portées par des femmes puissantes et des danseuses exceptionnelles. José Martinez a préféré le pari risqué de créer une autre Carmen, en confiant à Johan Inger sa réalisation. Le spectacle, dont la première eut lieu au Théâtre de la Zarzuela à Madrid le 9 avril 2015 par la Compagnie Nationale de Danse d’Espagne fut un succès immédiat et désormais un tube du répertoire de la compagnie espagnole. Jean-Christophe Maillot vient donc de l’inscrire au répertoire des Ballets de Monte-Carlo. Johan Inger est d’ailleurs familier de la compagnie avec laquelle il a déjà collaboré.
Reste que ces figures tutélaires planent sur toute nouvelle version de Carmen. La puissance du mythe fait qu’il se prête à de multiples interprétations. Johan Inger est retourné aux sources, celles de la nouvelle de Prosper Mérimée, pour éliminer les inévitables scories qui ont sédimenté et tenté de retrouver une forme de fraîcheur et de naïveté. C’est l’enjeu de l’introduction d’un enfant qui nous offre son regard plein d’une infinie tristesse face à la violence dont il est le témoin. Il n’y a en effet rien de solaire dans la chorégraphie de Johan Inger. Le décor, composé de grands panneaux mobiles, marque le changement de lieu évitant soigneusement toute référence géographique. On n’est ni à Séville, ni ailleurs, mais dans un lieu abstrait, sombre, cérébral conçu par Curt Allen Vilmer et Leticia Gañan, avec les lumières de Tom Visser qui subliment scénographie et interprètes.
Johan Inger a grandi à Stockholm à l’ombre des Ballets Cullberg qu’il dirigea par la suite et de Mats Ek. Impossible d’échapper à ces influences quand on est danseur ou que l’on aspire à devenir chorégraphe en Suède. Mais Johan Inger a su développer son propre langage, élaboré au fil de sa carrière qui l’a mené au Nederlands Dans Theater dont il fut chorégraphe associé. Sa Carmen recèle les différentes facettes de son style : une danse expressionniste, très ancrée au sol, entrecoupée de roulades, sollicitant en permanence le haut du corps. Et cette gestuelle des bras, brusque et triviale, qui évoque immanquablement Mats Ek sans jamais le singer. Johan Inger imprime son écriture propre tout en tremblements expressionnistes, choisissant de mêler à la partition originale de Bizet la version de Rodion Chtchedrine en y ajoutant une composition signée de Marc Alvarez.
Anna Blackwell semble comme une évidence dans le rôle de Carmen. Elle y est impériale avec cette composition de garçon manqué qui n’aurait pas renié sa part de féminité. On la retrouve sur scène en robe rouge courte parée de volants à la manière andalouse. La ballerine britannique tient son personnage de bout en bout, déployant une autorité qui se décline dans une danse gavée d’énergie. Il était moins évident de voir le coréen Jaeyong An distribué en Don José, ce personnage venu d’Andalousie mais qui s’épanouit dans une culture littéraire très française fort éloignée de la sienne. Il y est magistral. Certes, le coup de foudre initial qui scelle l’amour entre les deux personnages principaux est quelque peu escamoté. Mais les duos infusent une sensualité qui se révélera délétère. Johan Inger a conçu des pas de deux qui se dansent parfois tel un combat On voit moins d’amour que de violence dans la vision de Johan Inger. Sa Carmen apparaît comme une femme en lutte contre des hommes prédateurs. Francesco Resch complète le trio mortifère, incarnant un toréador qui balance entre force et féminité.
Depuis sa création, le ballet de Johan Inger triomphe sur toutes les scènes. Débarrassée des clichés qui collent à la peau de ce personnage devenu un mythe mondial, sa Carmen incarne une jeune femme d’aujourd’hui, libre et libérée d’un patriarcat qui voudrait lui dicter sa conduite. Comme toujours, les Ballets de Monte-Carlo épatent ! Ils se fondent avec une déconcertante facilité dans l’écriture exigeante de Johan Inger que l’on aimerait voir plus souvent.
Carmen de Johan Inger par les Ballets de Monte-Carlo, avec Anna Blackwell (Carmen), Jaeyong An (Don José), Ashley Krauhaus (L’enfant), Francesco Resch (Le Toréador), avec l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo sous la direction de Manuel Coves. Samedi 30 décembre 2023 à la Salle des Princes Grimaldi Forum.