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Ballet Rambert – Cerberus et Goat de Ben Duke

Le Ballet Rambert est revenu à Paris avec deux pièces de Ben Duke. Le chef de file de la danse-théâtre à l’anglaise, chorégraphe protéiforme, adepte du mélange des genres et partisan éclairé de la musique live donnant à ses pièces une allure de spectacle total. Le programme était en deux parties, avec la reprise de Goat (2017), déjà présenté par le Théâtre de la Ville, et en ouverture la dernière création de Ben Duke, Cerberus (2022) qui revisite le mythe d’Orphée et Eurydice pour lui octroyer une forme moderne et humoristique. Plus grave dans son propos, Goat suggère une version décalée du Sacre du Printemps. Dans ces deux pièces remarquables, le chorégraphe décrit avec un humour typiquement british le thème de la mort, le maniant avec tact, drôlerie et gravité. Comme toujours, les dix-sept danseuses et danseurs du Ballet Rambert font preuve d’une virtuosité sans faille accompagnés sur scène de musiciens hors pair.

 

Cerberus de Ben Duke – Ballet Rambert

 

On fêtera en 2026 le centenaire du Ballet Rambert, la plus ancienne des compagnies britanniques fondée par Marie Rambert, qui fit partie de la troupe des Ballets Russes avant la Première Guerre mondiale. Cela donne le pédigrée d’une troupe qui n’a jamais cessé son activité et continue sous la direction du français Benoit Swan Pouffer d’enrichir son répertoire en sollicitant les chorégraphes d’aujourd’hui. Ben Duke en fait partie et il n’est pas un inconnu. À la tête de sa compagnie Lost Dog, il développe un style qui mélange savamment les formes et les styles, en faisant l’un des meilleurs représentants de la danse théâtre à l’anglaise. Autrement dit : truffée d’humour et lorgnant avec bonheur vers la comédie. De quoi alléger une soirée en deux épisodes où Ben Duke fait rôder la mort un peu partout.

Et pour celles et ceux qui auraient oublié qui est Cerberus, la voix off féminine nous explique, dans un anglais oxfordien, ce que nous allons voir. Quand elle entre côté jardin, c’est la naissance. Sa sortie côté cour la mort. Et entre les deux, sa vie : « Je ne suis nullement responsable de ce concept idiot« , précise-t-elle. Aussitôt dit, aussitôt fait ! L’Eurydice de Ben Duke, incarnée par la danseuse Aishwarya Raut, déboule enserrée dans une corde qu’elle tire de toutes ses forces, traversant la scène latéralement pour freiner avant de s’enfoncer inexorablement en coulisses. Mission accomplie au désespoir d’Orphée, interprété par le danseur italien Antonello Sanigardi, essayant de se convaincre que tout cela n’est que du théâtre et qu’évidemment Aishwara-Eurydice n’est pas morte, enfin pas vraiment, uniquement dans la pièce.

Ben Duke écrit ainsi son ballet dans une de ces mises en abyme qu’il affectionne. Il fallait donc bien se méfier du titre Cerberus, le chien aux trois têtes gardien du Styx, fleuve des Enfers. Entrecoupée de dialogues désopilants, la chorégraphie de Ben Duke se joue latéralement quand le défi est de ne jamais franchir la coulisse côté jardin, au risque de disparaître. Nappée par les sublimes lumières de Jackie Shemesh, la danse sollicite les qualités athlétiques de la compagnie, les jeux au sol, les courses folles entre vitesse et ralentis pour mettre en scène des funérailles en forme de bacchanales, avant qu’Orphée tente d’arracher Eurydice des enfers dans un geste final dont on connait l’issue fatale.

 

Goat de Ben Duke – Ballet Rambert

 

Il n’y a que les britanniques et leur humour légendaire pour savoir évoquer avec tact les questions métaphysiques. Et c’est encore le thème de la mort qui titille Ben Duke dans Goat, forme contemporaine de ce qui s’apparente au Sacre du Printemps, avec l’idée centrale du sacrifice au bénéfice de la communauté. Là aussi, le chorégraphe choisit la forme d’une double  v, avec pour décor une salle de théâtre de province où se prépare cette cérémonie mortifère. Mais c’est avec un prélude et un fil rouge humoristique que Ben Duke défile son histoire. La danseuse et actrice Angélique Blasco revêt les habits d’une journaliste de chaîne infos venue faire un reportage sur cette pratique étrange. Avec un bagout infernal, elle arpente la scène jouxtée d’un cameraman pour poser les questions les plus saugrenues. Ainsi s’approchant de l’Élu qui doit danser jusqu’à la mort, elle lui demande combien de temps cela lui prendra : « Je ne sais pas, c’est la première fois », répond-il.

En filigrane s’énonce une critique acerbe de notre société de l’information consommée comme un produit instantané, vide de sens et de contenu. Et quand débute le premier ensemble dansé, elle tend le micro pour demander ce que signifient les gestes qu’accomplissent les danseurs. Comment ne pas y voir un clin d’oeil aux tentatives désespérées des critiques pour décrypter toute chorégraphie et lui assigner du sens ? C’est féroce, caustique, grinçant. Et c’est bien une danse de mort qu’imagine Ben Duke. Passé par l’Alvin Ailey American Dance Theater, le chorégraphe britannique construit une  gestuelle  qui se nourrit de danse jazz et d’influences africaines avec d’incessants changements de rythme. Goat – la chèvre – remplace l’humain dans cette vision du Sacre du Printemps « parce qu’il ne faut plus torturer des animaux vivants« , précise un danseur. Ces répliques mettent le propos en perspective, éloigne le pathos. Mais on n’échappera pas au sacrifice final avec une course folle et la chute inexorable de l’Élu. Tout le spectacle est magnifié par un trio de musiciens (piano, basse, chant) qui convoquent Nina Simone et son concert de Montreux enregistré en 1976. Dans un dernier duo post mortem, celui qui fut l’amant de l’Élu dirige un pas de deux foudroyant sur le titre Feelings dans un point d’orgue poignant.

Ben Duke cisèle une danse théâtre avec une précision d’orfèvre une écriture efficace et singulière. Jamais à court d’idées, il a imaginé une autre fin au drame shakespearien Roméo et Juliette à qui il fait vivre la crise de la quarantaine pour interroger la longévité de l’amour et savoir comment il résiste – ou pas – au temps. Il sera de retour au Théâtre des Abbesses en mai pour nous livrer avec sa compagnie Lost Dog cette vision iconoclaste que l’on imagine drôle et cinglante.

 

Ballet Rambert

 

Cerberus et Goat de Ben Duke par le Ballet Rambert, avec Adèle Bálint, Aishwarya Raut, Alex Soullière, Angélique Blasco, Hannah Hernandez, Antonello Sangirardi, Cali Hollister, Conor Kerrigan, Dylan Tedaldi, Jonathan Wade, Joseph Kudra, Max Day, Musa Motha, Naya Lovell, Simone Damberg-Würtz et Seren William. Mercredi 14 février 2024 au Théâtre de la Ville Sarah Bernhardt. 

Juliet and Roméo de Ben Duke par sa compagnie Lost Dog est à voir au Théâtre des Abbesses du 14 au 18 mai 2024.

 

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