Ballet de l’Opéra National de Bordeaux – Soirée Golden Hour
Le Ballet de l’Opéra de Bordeaux continue sa saison avec un programme Golden Hour en trois temps, mélangeant savamment style néo-classique et danse contemporaine, avec une affiche alléchante composée de deux entrées au répertoire et d’une reprise. Aux côtés du maître néerlandais Hans Van Manen qui ouvre la soirée avec le très sombre Frank Bridge Variations, la compagnie reprend l’irrésistible Step Lightly, l’une des toutes premières créations de Sol León et Paul Lightfoot. Et c’est le britannique Christopher Wheeldon qui clôt ce voyage stylistique avec Within the Golden Hour, pièce joyeuse toute en maîtrise du langage académique. La compagnie bordelaise montre son savoir-faire technique et artistique avec générosité et panache alors que Mathilde Froustey faisait ses débuts très attendus avec la troupe.
Le plaisir tout d’abord pour ce programme Golden Hour du Ballet de l’Opéra de Bordeaux ! Celui ainsi de voir entrer au répertoire bordelais Frank Bridge Variations de Hans Van Manen. Pour des raisons obscures et inexplicables, le maître de la danse néo-classique néerlandaise n’a que peu franchi les portes des théâtres français. L’Opéra de Paris ne danse plus que Les Trois Gnossiennes, très jolie pièce de gala mais qui en dit peu sur l’étendue du talent du chorégraphe, dont on rappellera qu’il influença durablement le Nederlands Dans Theater de la Haye et le Het Nationale Ballet d’Amsterdam. Il a chorégraphié plus de 150 pièces, défendant le vocabulaire académique qu’il sait imposer dans un geste contemporain. De George Balanchine qu’il admire, il adopte la simplicité des décors et des costumes et une musicalité infaillible. C’est la danse qui est au centre chez Hans Van Manen, vecteur d’un récit qui refuse la narration mais sollicite l’imaginaire. Sur la musique de Benjamin Britten qui donne son titre à la pièce, Frank Bridge Variations (2005) met en scène cinq couples dans une série de combinaisons alternant solos et duos à toute allure, ponctués par des courses effrénées. Hans Van Manen a préféré ici les demi-pointes qui autorisent cette danse à grande vitesse. Tout est compact, sans effet ni scories. Le chorégraphe néerlandais va toujours à l’essentiel soucieux d’exprimer via la danse une musicalité qui foudroie. Il se dit tellement de choses dans ces pas de deux finement tricotés au point de devenir des épures. C’est le mystère Han Van Manen, cette danse tout à la fois désuète et totalement indémodable.
C’est sur ce ballet que Mathilde Froustey inaugurait son statut d’Étoile du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, retardée par une vilaine blessure aux genoux. L’ancienne danseuse de l’Opéra de Paris et du San Francisco Ballet a sagement préféré prendre un risque limité, avec le soutien de Riku Ota qui n’a pas usurpé son titre d’Étoile et se montre un partenaire fiable. Souriante mais un peu crispée, Mathilde Froustey a surmonté cette première épreuve avant de retrouver un peu plus tard les grands rôles narratifs dans lesquels elle excelle et où l’attend le public. On savoure la facilité apparente avec laquelle l’autre duo vedette, composé de Marina Guizien et Ashley Whittle, se fonde dans ce récit abstrait d’un couple tel que Hans Van Manen le construit avec un lyrisme sombre et délicat. Ses 91 ans ne l’ont pas empêché de venir à Bordeaux saluer le public et la compagnie avec la modestie des géants.
Christopher Wheeldon, star internationale de la danse, avait dépêché ses répétiteurs pour l’entrée au répertoire de Within the Golden Hour. De deux générations plus jeune, il partage avec Hans Van Manen ce goût et ce soir-faire du ballet académique, surfant entre grands ballets narratifs et pièce abstraites qu’il a apprivoisées lorsqu’il fut danseur au New York City Ballet, avant d’être invité à chorégraphier pour la compagnie américaine. Comme Hans Van Manen, Christopher Wheeldon a été peu représenté en France et on le connaît davantage pour la comédie musicale à succès Un Américain à Paris, qui fit les beaux jours du Théâtre du Châtelet, de Broadway et du West End londonien.
Within the Golden Hour ferait presque le pendant de la pièce de Hans Van Manen. Quand le chorégraphe néerlandais aime à challenger ses danseuses et ses danseurs en exigeant une rapidité extrême, Christopher Wheeldon s’attarde davantage sur le tempo lent et les pas de deux d’adage. On retrouve chez le britannique cette structure chorégraphique pour couples, sept au total. Plus joyeux, plus flashy aussi avec ces costumes en strass et paillettes. L’entrée en canon sur une phrase musicale d’Ezio Bosso qui se répète instaure cet univers des possibles entre les êtres. Trois pas de deux forment la matrice du ballet, décrivant différentes atmosphères avec un travail de pointes minutieux qui évoque immanquablement le maître américain George Balanchine, tout comme l’implacable symétrie que Christopher Wheeldon impulse dans ses ensembles. La distribution de la première fut sans faute, avec une mention spéciale pour Ahyun Shin magnifiquement épaulée par Oleg Rogachev dans le troisième duo.
Tout naturellement, Sol León et Paul Lightfoot complétaient ce programme avec Step Lightly. Ils sont en effet les dédicataires des Frank Bridge Variations, comme le rappelle le directeur de la troupe Éric Quilleré dans le programme. Et les deux chorégraphes qui ont dirigé le NDT ne tarissent pas d’éloges sur Hans van Manen : « Nous créons un millier de pas quand il a besoin de n’en créer qu’un seul…« . On est toujours bluffé par la force de cette pièce de jeunesse qui, déjà, démontre une incroyable maîtrise d’écriture. L’entrée en roulades dans une semi-pénombre côté cour impose le silence avant que ne s’élève le chant déchirant des Voix bulgares a cappella. Une ode aux forces de la nature incarnée par le grand panneau où se dessinent des arbres chétifs entourant une lune pâle. Quatre femmes en robes vertes recouvrant des jupons de la même couleur, deux hommes et une infinité de combinaisons dans lesquelles on discerne l’influence fructueuse de Jiří Kylián, figure tutélaire du NDT. Entre sauts et torsions, dos arrondis et danses au sol, mouvements athlétiques et gestes folkloriques, Step Lightly vous embarque dans une brève épopée poignante. Les six interprètes sont au rendez-vous de cette reprise.
Voilà une soirée qui réconcilie celles et ceux qui s’étaient un peu fâchés après une nouvelle Giselle contestée bordelaise. En dépit des difficultés et des contraintes financières qui n’épargnent pas l’Opéra de Bordeaux, la compagnie, sous la direction éclairée d’Éric Quilleré, ne cesse de hisser son niveau et le répertoire de s’enrichir avec des chorégraphes qu’on ne voit nulle part ailleurs. C’est précieux.
Soirée Golden Hour par le Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Frank Bridge Variations de Hans Van Manen, avec Mathilde Froustey, Riku Ota, Marina Guizien et Ashley Whittle ; Step Lightly de Sol León et Paul Lightfoot, avec Ahyun Shin, Vanessa Feuillatte, Marini Da Silva Vianna, Emma Fazzi, Ryota Hasegawa et Marc-Emmanuel Zanoli ; Within the Golden Hour de Christopher Wheeldon, avec Vanessa Feuillatte, Ashley Whittle, Hélène Bernardou, Riku Ota, Ahyun Shin et Oleg Rogachev. Mercredi 6 mars 2024 au Grand-Théâtre de Bordeaux. À voir jusqu’au 17 mars, en tournée au Théâtre Olympia d’Arcachon le 11 avril.