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[Le Temps d’aimer la Danse 2024] ¡Viva! de Manuel Liñán

Le mot “Éclectisme” n’est pas une vaine expression au Temps d’aimer la Danse. Après le très réussi duo contemporain Crocodile de Martin Harriague, et avant le savoureux ballet La Mégère apprivoisée de Jean-Christophe Maillot, le festival a laissé sa place à l’un des artistes incontournables du flamenco d’aujourd’hui : Manuel Liñán. Avec ¡Viva!, il s’interroge sur les clichés de genre de son art, comment les contourner, et s’empare des robes à volants et des châles des danseuses avecc une passion jamais surjouée. Paradoxalement, il livre, entouré de six autres danseurs tous grimés comme lui, un pur spectacle de flamenco, respectueux des codes et de la tradition, comme un hommage vibrant à son art en constante évolution.

 

¡Viva! de Manuel Liñán

 

DALP avait quitté Manuel Liñán en juillet, lors du festival Arte Flamenco de Mont-de-Marsan. Le danseur et chorégraphe de flamenco avait présenté sa dernière pièce, Muerta de amor, où il interrogeait les clichés de genre par le travestissement. Un travail déjà entamé dans une œuvre précédente, ¡Viva!, présentée au festival Le Temps d’aimer la Danse de Biarritz, menée par Thierry Malandain. Tout était parti d’un souvenir d’enfance, quand le jeune Manuel Liñán s’enfermait dans sa chambre pour enfiler les jupes de flamenco de sa mère et mettre des fleurs dans ses cheveux. Juste pour le plaisir, parce qu’il trouvait tout cela si beau (voyez ainsi une scène du film Les Garçons et Guillaume, à table ! de Guillaume Gallienne). Une démarche qu’il était impossible pour l’enfant de reproduire en public, ni même à un seul instant envisagée. De cette mémoire, Manuel Liñán a monté ¡Viva!, entouré de six autres danseurs et de quelques musiciens, avec ce désir de montrer ce jeu enfantin sur scène, aux yeux de tous et toutes. Et, par là, de faire un pied de nez aux clichés de genre portés par le flamenco, de les tordre et de s’en amuser, sans jamais tricher cependant.

Quand le spectacle démarre, Manuel Liñán est seul en scène, vêtu d’une magnifique robe à volants de flamenco, dans la grande tradition de cet art. Mais aussi d’une perruque un peu plus cheap et de tout un attirail pour singer la silhouette féminine. Serions-nous chez les Trocks ? C’est un tout petit peu ma crainte, ce procédé serait tellement facile. Mais le regard perçant du danseur n’est pas dans la caricature. Ses six acolytes le rejoignent, eux aussi habillés par les attributs des femmes – là un superbe châle à franges, là une robe rouge incandescente – ainsi que de grossières perruques et maquillages à outrance. Ainsi que six musiciens, également des hommes mais respectant à la lettre les habits coutumiers masculins : veste noire tombant impeccable, chemise blanche empesée et chaussures vernies.

 

¡Viva! de Manuel Liñán

 

Dans quoi va donc se lancer cette petite troupe si étrange ? Dans peut-être ce que l’on attend le moins : un pur spectacle de flamenco, respectueux des codes, véritable hommage à cette danse, sa fougue et son intensité. Les danseurs se relaient en scène, pour des solos, des duos ou des ensembles, portés par les brillants musiciens. Chacun excelle dans son art, le porte à son sommet. Il y a du drame, bien sûr, des légendes, de l’amour, de la tristesse, de la folie. Des chaussures qui claquent sur une mélodie de guitare frénétique, des bras qui se déploient langoureux au son d’un chant puissant, des regards où brillent une flamme intense portés par une percussion vibrante. À tel point que l’on oublie, petit à petit, le grimage des interprètes pour ne voir que les formidables danseurs qu’ils sont. C’est là la grande réussite de ¡Viva! : si la forme joue de la caricature, le fond reste d’une sincérité totale. Chaque danseur expose son âme dans sa danse, ce qu’il est au plus profondément, ce pourquoi il aime passionnément cet art. Le reste n’est qu’accessoire. 

Alors pourquoi se grimer ? À l’heure où les questionnements sur les clichés de genre sont partout, Manuel Liñán et ses danseurs semblent avoir avant tout pris le chemin du plaisir et de l’envie : celui de mettre une robe à volants, de faire son drama en scène, de prendre à bras-le-corps une façon de bouger réservée aux femmes, tout simplement parce qu’ils trouvent cela beau et qu’ils ont envie, en tant qu’interprètes, de s’y frotter. Et qu’il n’y aurait pas de raison, simplement parce qu’ils sont des hommes, qu’ils devraient s’en priver. Malgré les grimages, les sept danseurs ne cherchant pas d’ailleurs à masquer ce qu’ils sont, ils ne cachent pas leur voix grave par exemple. Et quand le spectacle arrive à son terme, ils enlèvent tour à tour leur perruque, maquillage et châles à fleurs, laissant apparaître leurs faux seins et faux culs, dans un geste qui sonne comme une mise à nu. ¡Viva! ouvre ainsi bien des perspectives, de multitudes pistes possibles autour de ces habitudes genrées dans la pratique de la danse. Tant que la sincérité absolue de l’artiste reste toujours présente en scène, tout est possible. ¡Viva!, c’est d’ailleurs avant tout cela : un superbe spectacle de flamenco, puisant dans les racines de cet art pour un moment vibrant, à la fois profondément respectueux de ses codes tout en les bousculant. Manuel Liñán est un grand.

 

¡Viva! de Manuel Liñán

 

La soirée de la veille au Temps d’aimer la danse se voulait aussi avoir le goût de l’Espagne, avec la relecture de Don Quichotte par Po-Cheng Tsai pour le Ballet de Berne. DALP avait découvert le chorégraphe taïwanais en 2023 avec Alice par sa propre compagnie. Une pièce efficace même si l’on ne comprenait pas tout à la narration. Son Don Quichotte fait malheureusement pire : non seulement la trame narrative est incompréhensible, mais la pauvreté de la chorégraphie ne permet pas de sauver l’ensemble. Et, de grâce messieurs les chorégraphes, si vous n’avez d’autres projets pour vos danseuses que d’en faire des objets de désir en scène et de leur proposer pour toute danse d’être manipulées par leurs collègues masculins dans des positions les plus flexibles possibles, il n’est pas forcément nécessaire de se lancer dans une telle aventure. Dommage pour les interprètes du Ballet de Berne, tous et toutes très investies et montrant de magnifiques qualités techniques. Ce sera pour une prochaine.

 

Don Quichotte de Po-Cheng Tsai – Ballet de Berne

 

Le Temps d’aimer la Danse

¡Viva! de Manuel Liñán, avec Manuel Liñán, Manuel Betanzos, Jonatán Miro, Hugo López, Miguel Heredia, Víctor Martin et Daniel Ramos (danseurs). Musique de Francisco Vinuesa et Raul Márquez y Kike Terron, jouée par Francisco Vinuesa (guitare), David Carpio et Antonio Campos (chant), Victor Guadiana (violon) et Kike Terrón. Samedi 7 septembre 2024 au Théâtre du Casino de Biarritz.

Don Quichotte de Po-Cheng Tsai (chorégraphie, mise en scène et costumes) par seize danseurs et danseuses du Ballet de Berne. Musique de Ming-Chieh Li. Vendredi 6 septembre 2024 à la Gare du Midi de Biarritz.

 

 




 

 

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