Le travail de répertoire chez Angelin Preljocaj – « Il nous a transmis ce qu’il avait en tête quand il a créé ses pièces »
Le Ballet Preljocaj propose cette saison un beau travail de répertoire, avec la reprise en tournée de pièces iconiques d’Angelin Preljocaj, créées il y a une trentaine d’années : Noces (1989) et Annonciation (1995). Mirea Delogu et Clara Freschel, danseuses dans la compagnie depuis une dizaine d’années, se sont emparé de ces pièces pour cette reprise. Elles nous racontent, alors que le Ballet passait à la Maison de la Danse de Lyon, le travail de transmission d’Angelin Preljocaj, entre le respect d’une gestuelle et la liberté de l’interprète.
Comment a commencé le travail de reprise de Noces et Annonciation ? Cela faisait de nombreuses années que le Ballet Preljocaj ne les avait dansés.
Clara Freschel – Qu’importe la pièce, nous commençons toujours de la même façon : avec les répétiteurs et répétitrices d’Angelin Preljocaj qui travaillent à partir de la partition de la pièce. Nous repartons toujours de cette base en notation Benesh. On nous transmet ainsi une matière un peu brute. Ce qui est un avantage : le champ de l’imaginaire est laissé aux interprètes.
Comment intervient Angelin Preljocaj dans ce travail de reconstruction ?
Mirea Delogu – Une fois que l’on connaît la pièce. Il aime que l’on ait une base, pour pouvoir travailler au-delà.
Clara Freschel – Pour les deux pièces, rapidement, Angelin Preljocaj nous a parlé d’interprétation. Pour Noces, il nous a demandé de nous lâcher plus, d’être moins scolaire dans l’approche du mouvement. Il voulait que cela soit fou, c’était un peu ses premiers mots. Sur Annonciation, Il trouvait que l’on était trop dans un cérémoniel presque religieux, alors qu’il voulait avant tout une histoire d’une rencontre de femmes, quelque chose de plus intime.
Mirea Delogu – Sur ce duo, il trouvait que je projetais beaucoup vers le public alors qu’il voulait que ce soit intime entre les deux interprètes. Comme un moment privé que le public aurait la chance de regarder. Cette intériorité a pu être difficile à trouver. Angelin Preljocaj nous a nourries avec son regard, il nous a transmis ce qu’il avait dans la tête quand il a créé ses pièces.
Clara Freschel – Il intervient plus quand il trouve qu’il y a quelque chose dans notre proposition qui n’est pas en rapport avec son imaginaire.
Mirea Delogu – Mais il accepte que chacun interprète ce même thème différemment, tant que cela reste cohérent. Il cherche à ce que l’on se différencie les unes des autres, et nous aussi, tout en ayant la même matière chorégraphique. Il faut donc le faire avec subtilité, c’est tout le challenge.
Angelin Preljocaj nous a nourries avec son regard, il nous a transmis ce qu’il avait dans la tête quand il a créé ses pièces.
Comment trouver sa propre place d’interprète dans ce travail ?
Mirea Delogu – J’étais contente que ces pièces soient redonnées par notre compagnie, c’était enfin à notre tour de nous en emparer. J’avais envie de raconter cela avec Annonciation, où je danse l’Ange : je voulais faire quelque chose que beaucoup de monde avait fait avant moi, mais en gardant ma personnalité, être très différente en faisant la même chose.
Clara Freschel – Angelin Preljocaj s’attache toujours à la gestuelle, à l’écriture chorégraphique, au langage corporel, sur des choses qui peuvent parfois nous dépasser. Mais il n’évoque pas trop le discours qui accompagne le geste. Dans Annonciation par exemple, quand nous avons travaillé le baiser, il ne nous a pas parlé de telle émotion à faire jaillir, mais du geste du baiser, de la façon dont la bouche arrive sur la bouche de l’autre. Les choses se transmettent ainsi de façon presque inconsciente, en s’attachant spécifiquement à la gestuelle et à l’écriture chorégraphique, et je crois que c’est ce qu’il cherche. J’avais envie avec le rôle de l’Ange de proposer quelque chose qui m’appartienne, une proposition contemporaine, avec mon histoire de danseuse et de femme. J’imaginais un personnage neutre, comme asexué. Mais lors de mes premières interprétations, Angelin m’a dit que j’étais un peu trop froide. Cela m’a permis d’avoir une réflexion sur mon interprétation, en proposant une figure de femme, qui s’autorise une certaine sensualité en tant qu’Ange. L’image que j’avais du rôle au début du travail a évolué avec son regard.
Vous êtes-vous inspirée des danseuses qui vous ont précédées dans ces ballets ?
Mirea Delogu – Je n’ai pas vraiment regardé de vidéos, on ne travaille pas comme cela de toute façon. Angelin Preljocaj nous connaît depuis longtemps, s’il nous a choisies, c’est qu’il avait envie de voir ce que nous avions à proposer dans ses pièces.
Clara Freschel – Que ce soit de la part des répétiteurs, répétitrices ou d’Angelin Preljocaj, j’ai senti qu’ils avaient toujours, dans la réception de ce que je leur proposais, toutes les interprétations précédentes en arrière-pensée. Il y avait ainsi certaines choses qu’ils avaient vues chez d’anciennes danseuses et qu’ils avaient envie de retrouver. C’est plus dans la réception d’Angelin que je peux sentir ce poids des interprétations successives. Je l’ai un peu moins ressentie pour Noces, qui est aussi une pièce de groupe, moins incarnée.
Vous dansez dans la compagnie depuis de nombreuses années. Est-ce que les gestuelles de ces pièces, qui ont plus de 30 ans, sont différentes ? Y sentez-vous l’évolution du chorégraphe ?
Clara Freschel – L’apprentissage se fait à partir de la partition chorégraphique. De notre côté, nous avons notre propre bagage de danseuse et le vocabulaire d’Angelin que nous avons traversé ces dix dernières années. Notre appréhension du mouvement est empreinte de cette histoire. Par exemple, lorsque nous avons commencé à travailler Noces, nous le faisions avec beaucoup d’amplitude, par réflexe parce que les pièces d’Angelin Preljocaj sont beaucoup comme cela aujourd’hui. Mais cette amplitude dans le mouvement n’existait pas vraiment dans ses pièces des années 1980. Les mouvements sont plus minimalistes, plus secs.
Mirea Delogu – Cela change dans notre corps par rapport à ce que l’on fait maintenant. Et c’est compliqué de s’adapter à cette gestuelle.
Clara Freschel – En même temps, Angelin ne cherche pas à ce que l’on retourne complètement à cette gestuelle d’origine. Il aime bien que l’on y apporte quelque chose de plus actuel, par notre imaginaire comme par notre corporalité et l’appréhension du mouvement.
Angelin Preljocaj aime qu’on apporte aux pièces quelque chose de plus actuel, par notre imaginaire comme par notre corporalité et l’appréhension du mouvement.
Vous avez appréhendé ces deux pièces de façon différente ?
Clara Freschel – Par rapport à ce que l’on a l’habitude de faire techniquement, la gestuelle de Noces est plus différente que celle d’Annonciation, il faut concentrer les mouvements, les rapetisser. Par contre, Annonciation demande d’être très concentrée en permanence. C’est ce qui diffère des autres pièces que j’ai dansées ces dix dernières années, où il y a toujours des moments en connexion avec le public, les partenaires, avec le plaisir du mouvement tous ensemble, que l’on peut retrouver dans Noces. Alors que dans Annonciation, on ne peut pas vraiment être à un moment dans le lâcher-prise. La concentration que l’on a sur l’autre est très forte. Virginie Caussin, une ancienne danseuse de la compagnie qui a beaucoup interprété l’Ange, m’a dit : “J’ai toujours eu la sensation que je n’étais jamais prête à danser cette pièce”. C’est quelque chose dans lequel je me retrouve.
Mirea Delogu – On ne se sent jamais légère face à ce duo. Dans Noces, le groupe nous protège, mais dans Annonciation, nous sommes vulnérables. J’avais dansé Helikopter il y a quelques temps, qui a des points communs avec Annonciation : même s’il n’y a pas de compte, il faut être tous ensemble. Mais en étant plusieurs en plateau, le soutien est différent. Annonciation est plus délicat, il faut porter plus d’attention sur les intentions. Et on se sent plus vulnérable : nous sommes juste deux sur scène, rien ne se passe autour. Tout se joue sur les détails et il faut être attentive, constamment. Même en dansant de nombreuses fois ce duo, avec la même partenaire, tout peut se passer, il faut constamment être là l’une pour l’autre. Alors qu’avec Noces, maintenant que nous l’avons beaucoup dansée (ndlr : la reprise date de l’été 2023), le mouvement devient une partie de nous et nous n’avons plus besoin de penser à la technique. C’est la chance que l’on a avec cette compagnie : nous pouvons beaucoup danser les pièces en scène, on accède ainsi à un deuxième stade d’interprétation qu’on ne peut pas avoir au début.
Ballet Preljocaj – Annonciation / Torpeur / Noces : jusqu’au 25 septembre à la Maison de la Danse de Lyon, en tournée en France jusqu’au 15 janvier / Annonciation / Un Trait d’union / Larmes blanches, en tournée en France du 9 octobre au 31 janvier.