Noces – Bruno Bouché / Hélène Blackburn – Ballet de l’Opéra du Rhin
C’est par deux fortes partitions musicales que le Ballet de l’Opéra du Rhin a ouvert sa saison 2024-2025, avec son programme Noces. La Sonate pour piano de Franz Liszt d’un côté, qui a inspiré Bruno Bouché pour sa recréation Nous ne cesserons pas, et le titanesque Les Noces d’Igor Stravinsky, dont Hélène Blackburn s’empare pour une création autour de l’institution du mariage. Deux pièces se répondant par leurs effectifs et leur scénographie, mais fort différentes dans leurs énergies et symboliques. Même si portée par la même justesse et intensité par les artistes du Ballet de l’Opéra du Rhin.
Pour démarrer sa saison 2024-2025, le directeur du Ballet de l’Opéra du Rhin Bruno Bouché propose l’une de ses pièces, plus exactement la recréation de Nous ne cesserons pas qu’il avait montée en 2011. À l’époque danseur dans le corps de ballet de l’Opéra de Paris, il avait monté sa petite compagnie Incidence Chorégraphique, où il a développé son propre travail. 15 ans plus tard, la pièce, tout comme lui, a évidemment fait son chemin pour ouvrir ce programme intitulé Noces. La pièce repose sur la formidable Sonate pour piano de Franz Liszt, qui a inspiré plus d’un chorégraphe. Il y eut bien sûr l’iconique Marguerite et Armand de Frederick Ashton, sur une version orchestrale bien sirupeuse. Puis, plus récemment, Mats Ek s’en est saisi pour le formidable duo Another Placeà l’Opéra de Paris . Le public habitué de la danse reconnaîtra la partition pour le plaisir de quelques souvenirs, mais Nous ne cesserons pas ne s’embarrasse pas de référence et trace tout de suite son propre chemin.
La scénographie est à l’image de la danse : d’une apparente simplicité. Sur un fond noir côté jardin trône le piano, habité par Tanguy de Williencourt qui joue parfois comme il pourrait danser. Côté cour, une échelle construit l’espace et semble s’envoler dans les cintres sans que l’on en perçoive le bout. La danseuse et les six danseurs semblent naître du piano, apparaissant dans son creux avant de se déployer en scène, comme si c’était la musique qui les faisait apparaître. Ils occupent l’espace petit à petit, d’abord ignorant l’échelle, puis la découvrant, avec curiosité ou crainte, y grimpant parfois ou n’osant que rester à proximité. La musique et l’art font naître en nous des émotions profondes, qui nous élèvent au-dessus de notre simple condition de mortels, telle pourrait être l’interprétation.
Tout dans la danse respire la musique, pour quelque chose d’à la fois très graphique et tout en courbes et volutes, sur une base académique assumée et suivant son propre chemin. Rien n’est en trop, le geste est juste pour se laisser inspirer par les envolées de Liszt comme la personnalité propre de chaque interprète. La configuration d’une femme et six hommes en plateau amènent souvent deux cas de figure : une hyperséduction des rapports entre les sexes ou une ultradomination de la danseuse face à ces danseurs. Quelle respiration de ne voir ni l’un ni l’autre ici ! En tant que seule femme au plateau, Brett Fukuda se pose naturellement en soliste, dans un superbe solo en particulier. Les personnalités des danseurs ne sont toutefois pas effacées, chacun pouvant s’exprimer sans oublier de former un ensemble harmonieux et soudé. Le duo central de la pièce est à cette image : s’il reste attendu dans sa construction et sa technique, Brett Fukuda et son partenaire y sont à égalité, s’inspirant mutuellement et répondant ensemble à la musique. D’aucuns accusent la technique du pas de deux de perpétrer certains clichés de postures homme-femme ; la question est bien plus l’intention qui amène le geste que le geste en lui-même.
Après son réussi Pour le reste vu la saison dernière, Bruno Bouché semble avoir trouvé une certaine plénitude de chorégraphe, ne s’embarrassant plus de fioriture et allant à l’essentiel : le geste, la musique, l’intention de chaque être humain sur le plateau, pour un résultat d’une grande beauté et d’une profonde sensibilité. La chorégraphie parfois se répète un peu, mais finit toujours par nous reprendre, par une respiration inattendue, un regard entre deux danseurs. À l’image du final, qui nous fait comprendre que la pièce ne nous a pas forcément amenés là où nous pensions aller.
Pour s’attaquer aux Noces de Stravinsky, il faut un cran certain. Créé en 1923, le ballet fut l’une des grandes pièces de Bronislava Nijinska et des Ballets Russes – on ne peut que regretter que si peu de compagnies en Europe aient d’ailleurs fait cas de son centième anniversaire. Reste aujourd’hui la partition de Stravinsky, qui plus de 100 ans après sa création continue de nous saisir par sa puissance onirique, de nous déstabiliser par sa percussivité, ses chants venant des profondeurs humaines, voire de nous déstabiliser ou de nous déranger par son agressivité. Il faut donc avoir le courage de s’y attaquer pour un-e chorégraphe, pour ne pas se laisser déborder par ce déluge musical. Hélène Blackburn réussit ce coup de maître, en décalant l’intrigue pour évoquer le mariage comme institution, ce qu’il est aujourd’hui et ce qu’il peut toujours avoir de radical. Un projet passionnant.
Mais quelques jours après l’avoir découvert, je ne saurais toujours dire si cette pièce déconstruit les normes patriarcales – dont le mariage est si imprégné – ou si elle ne fait que s’y jeter la tête la première. Mon sentiment est que l’intention allait vers le premier point, mais le résultat resta sur le deuxième. Tout comme Nous ne cesserons pas, Les Noces de Hélène Blackburn mise sur la simplicité radicale : un fond noir intense et un immense lustre graphique pour structurer l’espace. Et sa distribution est en miroir de la pièce précédente : un soliste masculin (formidable Erwan Jeammot) et un ensemble féminin. Sauf que les danseuses ne semblent pas avoir le matériel nécessaire pour s’exprimer individuellement. Dans de grandes robes blanches, les nattes remontées en couronne à l’image des femmes russes – ou de Frida Kahlo par leur regard de feu – elles font corps, ensemble, dans une danse anguleuse et percussive à l’image de la partition. La musicalité est reine là encore, la danse y puise une formidable intensité sans jamais se laisser écraser. Femmes puissantes, femmes maîtresses de leur séduction, les danseuses le sont indéniablement. Mais elles restent groupe, sans qu’une existence ne semble possible en individualité. Et quand le danseur apparaît, elles se retirent – littéralement, elles rentrent dans l’ombre du plateau – recréant l’image de l’ensemble uniforme de femmes interchangeables face à l’homme unique qui donne le ton.
Le pas de deux est à cette image. Danseur et danseuse se confrontent et se jaugent à égale puissance. Mais la chorégraphie vient contredire ce sentiment, imposant à la femme une certaine passivité de mouvement face à un homme l’amenant dans des positions les plus extrêmes. Puis les grandes robes blanches font place à de magnifiques robes teintées de rouge, couleur si symbolique des femmes, sans que cela ne semble cependant être pleinement utilisé, n’ayant d’autre utilité qu’un magnifique effet visuel (ce qui est déjà quelque chose). Le final, cependant, nous surprend là encore, laissant place à une certaine violence soudaine et me faisant regarder l’ensemble de la pièce d’un autre œil. Critique de la symbolique du mariage, de la séparation qu’il induit avec sa vie d’avant ? Même après avoir écrit toutes ces lignes, je ne sais encore sur quel pied danser. Reste en tête de formidables images de ces danseuses incandescentes en robe rouge qui s’envolent, reines de ce tourbillon tellurique que restent ces Noces de Stravinsky.
Soirées Noces par le Ballet de l’Opéra du Rhin
Nous ne cesserons pas de Bruno Bouché, avec Brett Fukuda, Cauê Frias, Jesse Lyon, Avery Reiners, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Marin Delavaud et Ruben Julliard. Musique : Sonate pour piano de Franz Liszt, jouée par Tanguy de Williencourt ; Les Noces de Hélène Blackburn avec Erwan Jeammot, Christina Cecchini, Julia Juillard, Deia Cabalé, Leonora Nummi, Di He, Yeonjae Jeong, Alice Pernão, Ana Enriquez, Marta Dias, Emmy Stoeri. Musique : Les Noces d’Igor Stravinsky, Chœur et Opéra Studio de l’Opéra du Rhin, Percussions de Strasbourg, Direction musicale Hendrik Haas. Jeudi 3 octobre 2024 à l’Opéra de Strasbourg. À voir le samedi 12 octobre au Théâtre municipal de Colmar, les 18 et 20 octobre à La Filature de Mulhouse.