Sidi Larbi Cherkaoui : “Au Ballet du Grand Théâtre de Genève, j’ai l’impression de pouvoir voir loin”
Sidi Larbi Cherkaoui ouvre sa troisième saison à la tête du Ballet du Grand Théâtre de Genève en signant une création Ihsane. Une pièce autobiographique en hommage à son père, à voir du 13 au 19 novembre. Avant le début de cette saison, DALP a rencontré le chorégraphe belge pour évoquer cette nouvelle pièce très personnelle et ses premières années à la tête du ballet genevois.
Vous débutez votre troisième saison en tant que directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genèce avec Ihsane, un hommage à votre père qui a quitté le Maroc pour la Flandre et qui est mort quand vous aviez 19 ans. Comment s’est posée la nécessité de cette pièce ?
J’ai toujours eu un rapport ambigu avec mon père car c’est quelqu’un qui m’a énormément remis en question, qui m’a beaucoup secoué, que j’ai vu aussi souffrir dans cette société où il parlait l’arabe, l’espagnol, le français mais pas le flamand. Même s’il était trilingue, cela n’avait pas de valeur à l’époque. Avec l’âge, j’ai pu me réconcilier avec des éléments de mon père sans pour autant changer d’avis sur certaines choses. L’an passé, je suis retourné à Tanger, sa ville natale où je n’étais pas allé depuis 35 ans. Je voulais voir sa tombe mais je ne l’ai pas retrouvée. J’ai trouvé celle de mon grand-père seulement et cela m’a paru assez symbolique. J’avais un rapport beaucoup plus agréable et confortable avec mon grand-père quand j’étais enfant. Mon père était bien plus dur avec moi.
Comment cette pièce évoque-t-elle votre père ?
Ce ne sera pas une pièce qui va parler de mon père, c’est juste une énergie. J’ai toujours vu mon père comme quelqu’un qui avait peur que je devienne artiste. Mais avec le temps, j’ai découvert qu’il était acteur, qu’il jouait de la trompette. Il avait énormément de talent qu’il ne s’était pas permis d’exprimer lui-même. Je trouvais intéressant de voir que, finalement, on est emporté enfant par les désirs que ses parents ont cachés. C’est comme un refoulé. Quand j’avais 18 ans, je disais toujours que j’étais le premier artiste de la famille. Mais je vois qu’en fait, mes parents n’avaient pas eu l’occasion et l’espace de se développer en tant qu’artistes.
Et votre danse, comment se développe-t-elle dans cette nouvelle création ?
Pour les costumes, je travaille avec Amine Bendriouich qui a conçu des costumes assez androgynes, où il y a des mots écrits sur les vêtements comme pour se protéger. Vous portez le vêtement autant qu’il vous porte et vous protège. Dans mes spectacles, je parle beaucoup de violence, je ne peux pas m’empêcher d’en parler. Mais avec l’âge, je me demande ce que je peux proposer comme douceur, comme tendresse, quitte à paraître mièvre pour certains. Je trouve que c’est très difficile de parler de la tendresse, de la travailler et en ce moment, c’est une de mes obsessions. Dans la danse, on parle beaucoup de muscles et d’émotions. J’essaye de travailler le mouvement comme si on était juste des fils, comme si on était très éphémère, très doux. Et quand les danseurs et danseuses y parviennent, c’est assez beau parce que tout devient facile. Les choses qui sont très difficiles à faire parfois, car j’aime la danse assez virtuose. Avec cette approche-là, cela devient comme si on marchait sur un fil.
Vous allez aussi, plus tard dans la saison, poursuivre votre compagnonnage avec Damien Jalet, que l’on a déjà vu au Ballet du Grand Théâtre de Genève. Mais cette fois, ce sera une création en mai prochain, Mirage. Vous y teniez ?
Oui, j’espérais qu’il allait avoir envie de créer quelque chose pour nous parce qu’il est très sollicité. Il a déjà travaillé à trois reprises avec la compagnie et il a eu très envie d’une création. Ce sera aussi un challenge car Damien Jalet vient avec Kohei Nawa avec qui il a déjà collaboré. Damien a toujours quelque chose de sculptural dans sa danse, aussi de très rythmique. Je suis curieux de savoir où il va aller avec la troupe dans cette nouvelle aventure. Il m’a parlé du Fata Morgana, de cette notion où on voit quelque chose qui n’est pas la chose, l’illusion d’optique à cause d’une température, de l’horizon. Il y a l’idée d’arriver à voir jusqu’au bout quelque chose qui n‘est pas là mais que l’on voit quand même. Et il trouve très intéressant de travailler cela dans une chorégraphie, l’illusion et la vérité. Ce sera je crois très présent dans Mirage : est-ce que l’on voit ce qu’il y a ou est-ce que l’on voit quelque chose d’autre, et alors qu’est-ce que c’est ? Il va travailler avec des couleurs à l’intérieur du noir qui se fondent dans les couleurs de l’autre et qui deviennent d’autres couleurs en se mélangeant. Il y a cette notion de contamination : on n’est pas pareil après s’être touché. C’est une manière aussi de parler de la nature parce que, aussi bien Damien Jalet que Kohei Nawa, sont obsédés par la nature.
Vous entamez votre troisième saison à Genève. Comment vous y sentez-vous ?
Je me sens assez en paix. À chaque fois il y a une peur, je pense : est-ce qu’on va être à la hauteur des attentes et à la bonne place pour soi-même ? Ce qui est fantastique, c’est que je sens beaucoup de perspectives, j’ai l’impression de pouvoir voir loin. Il y a un certain rythme en Suisse qui me convient énormément, où j’ai l’impression de pouvoir prendre mon temps. Comparé à d’autres villes où je travaille comme Londres ou New York, où tout va très vite, et parfois on est un peu bousculé par les choses, il y a à Genève quelque chose de très international et en même temps de très serein.
Qu’est-ce qui change concrètement pour vous par rapport à Anvers où vous dirigiez le Ballet Royal de Flandre de 2015 à 2022 ?
C’est complexe, parce qu’Anvers est la ville où j’ai vécu, où j’ai grandi, où je suis allé à l’école. Cette ville a donc toutes mes anxiétés. J’y suis avec tout mon bagage. Parfois, je veux me prouver que j’ai réussi, que j’ai été récompensé par deux Olivier Awards, que j’ai été nominé pour un Tony Award. À chaque fois, j’ai l’impression d’être en compétition, de vouloir être digne d’être chez moi. C’est un sentiment très bizarre que je n’aime pas trop. À Genève, je cherche plutôt à me retrouver. J’ai une histoire avec cette ville quand Philippe Cohen dirigeait le Ballet du Grand Théâtre. J’avais créé Loin pour la compagnie et j’avais beaucoup aimé le temps passé ici. Il y a comme un retour aux sources dont j’avais besoin. Et puis la troupe me convient mieux. Au Ballet de Flandre, j’avais 45 danseurs et danseuses, avec davantage de hiérarchie, la différence entre les hommes et les femmes était beaucoup plus grande. Tout était beaucoup plus dur pour moi qui ne suis pas tellement attaché à la hiérarchie et qui aime qu’il y ait une fluidité entre les hommes et les femmes. Philippe Cohen avait déjà mis tout ça en place à Genève. Je continue à vouloir bousculer les normes pour provoquer des rencontres probables et improbables, surtout que je crois nécessaires pour ne pas se contenter d’être entouré de gens comme soi. À Genève, je me sens comme un étranger qui est très bienvenu, après deux ans je me sens aussi déjà chez moi. En Flandre, si je suis honnête, ce n’était pas toujours le cas. Je suis quand même enfant d’immigré, on est sur un registre où, quand on monte sur une certaine échelle, à un moment donné, on veut vous arrêter là. On préférerait que votre nom soit différent.
Je continue à vouloir bousculer les normes pour provoquer des rencontres probables et improbables.
Vous avez ressenti cela en Flandre ?
Oui mais je n’aime pas trop en parler car je ne veux pas donner l’impression de me plaindre des choses. Mais c’était mon vécu. J’avais l’impression de devoir travailler trois fois plus dur pour avoir la même chose que quelqu’un d’autre. Et cela, je ne le ressens absolument pas à Genève où j’ai le sentiment qu’on est là pour son mérite et son travail, et pas selon d’où on vient. Cela me rassure un peu. Je suis très heureux à Genève et je suis curieux du futur. Je suis fort aussi de ces sept années d’expérience en Flandre et je veux appliquer autre chose avec une autre programmation. Je veux ouvrir d’autres portes, inviter Rachid Ouramdane ou Fouad Boussouf.
Ihsane de Sidi Larbi Cherkaoui du 13 au 19 novembre au Grand Théâtre de Genève. En tournée en Europe et au Théâtre du Châtelet de Paris du 30 mars au 6 avril 2025.