[Circa 2024] Trois voix de femmes – Compagnie Allégorie / Collectif Porte27 / ’Association du Vide
Le Festival Circa a livré à la fin du mois d’octobre une très belle édition 2024. Comme chaque année, grandes troupes et petits formats s’y sont retrouvés dans une foisonnante diversité de formats et d’écritures, toujours si séduisant. Pour ce premier retour, place à trois voix de femmes. Des Nuits pour voir le jour de Katell Le Brenn nous emmène dans une réflexion sur le corps à travers une mise en scène étonnante, le quintet Traverser les murs opaques nous laisse en suspension. Et l’étonnante conférence – en fait véritable spectacle Suzanne : une histoire de cirque nous emporte dans la puissance de la transmission.
Il y a toujours quelque chose de très stimulant en passant quelques jours à Circa, l’un des plus importants festivals de cirque contemporain d’Europe : la diversité des propositions. D’autant plus lorsque l’on voit essentiellement de la danse, où tout est très cloisonné. La multiplicité des écritures, des propos, des agrès, des points de vue est foisonnante et fait chaque année souffler un vent réjouissant et revigorant sur ma saison. Cette édition 2024 de Circa n’a pas déçu concernant cette pluralité. En exemple : trois spectacles de femmes, tous très différents, portant des voix singulières et personnelles. Katell Le Brenn raconte ainsi sa propre vie dans son solo Des Nuits pour voir le jour. L’adjectif « solo » porte à vrai dire mal son nom : les machinistes y ont toute leur place, sans même parler du co-auteur et metteur en scène régulièrement évoqué. Dans un décor mouvant, transformant un simple gymnase en sorte de caverne mystérieuse où tout peut arriver, la circassienne égrène son chemin de vie porté par la contorsion et l’équilibre sur briques.
Très vite, son rapport au corps entre en jeu. Les blessures font partie de la vie des artistes de cirque et Katell Le Brenn n’a pas été épargnée. Dans une scène si douce-amère, elle se revêtit de tous les plâtres et attelles qui ont jalonné ses années de pratique, drôle de figure d’un corps cassé et réparé de partout. Et se demande comment continuer à travailler différemment. Surtout, Katell Le Brenn réussit ce pari si difficile : être dans un pur auto-portrait, un “auto-corps-trait”, comme elle dit, mais réussir à toucher l’universel. À travers ses contorsions, ses équilibres et ses questionnements, elle évoque le corps des femmes. Et le poids immense qui pèse sur elles d’être dans une éternelle perfection, d’être toujours disponible pour le travail comme ses proches, d’avoir un corps rentrant dans un moule. La justesse frappe en plein cœur, même pour celles et ceux qui n’ont jamais pratiqué la moindre contorsion. Et la mise en scène, si belle et originale, amène la poésie dans un spectacle intime et profond.
Changement de décor pour Traverser les murs opaques de Marion Collé par le Collectif Porte27. Place à un grand plateau et une scénographie qui agrandit encore plus l’espace, avec un ensemble de fils de funambule créant comme un faux plancher. Sur scène, cinq fildeféristes, cinq femmes. Qui parlent de résistance, de sororité, de puissance aussi. De soulèvement contre les normes, de contraintes qui vous plient comme l’apesanteur et la volonté toujours de l’apprivoiser. L’idée est attirante et les cinq circassiennes en plateau, d’emblée, nous amènent dans leur univers, portées par leur technique fascinante de l’équilibre des funambules. Il manque cependant un fil conducteur un peu plus clair pour pleinement créer un spectacle cohérent, qui sache tenir en haleine et nous captiver sur la longueur. Mais ce quintet comme son propos ne laissent pas indifférent.
Enfin Suzanne : une histoire de cirque, de et avec Anna Tauber, choisit un format étonnant : la conférence. Sans aucun artiste de cirque sur le plateau. Et pourtant, quel spectacle ! Que d’émotions et de surprises traversent cette 1h20 ! Anna Tauber n’est pas circassienne mais passionnée de cirque. Elle travaille depuis des années en coulisse, dans la production. Un jour de 2017, elle rencontre Suzanne Marcaillou, une star du cadre aérien dans les années 1950, complètement oubliée aujourd’hui. Avec son mari Roger, elle a fait le tour du monde et présenté des centaines de fois son numéro, au cœur du cirque « de la grande époque » comme on dit. De cette rencontre, Anna Tauber mène l’enquête. Avec comme idée : celle de remonter le numéro de Suzanne et Roger, qui n’a pas été filmé, par des artistes d’aujourd’hui. Alors elle fouille, elle interroge, Suzanne comme un spectateur de l’époque, plonge dans les archives de la circassienne qui a tout gardé, arrive à retrouver quelques images. Elle entre en résidence avec Simon Bruyninckx, Marine Fourteau et Luke Horley, qui se plient à une gestuelle qu’ils et elle ne connaissent plus.
Vous voyez les archives de danseuses classiques des années 1950 ? L’impression de démodé qu’elles dégagent comme l’étonnement face à une vivacité que l’on ne retrouve plus aujourd’hui ? C’est un peu la même perplexité qui se retrouve dans les yeux de cette joyeuse troupe. Les figures du numéro à reconstituer leur semblent désuètes, on ne fait plus du trapèze ainsi aujourd’hui – personnellement, j’ai le souvenir d’avoir vu des choses similaires au début des années 1980, dans les grands cirques traditionnels. Mais il y a un mais. La question de la sécurité. Suzanne et Roger se lançaient dans le vide sans longe et sans filet. À 8, 10, 12 mètres du sol. Des centaines de fois et sans se poser de question. Quelque chose d’absolument impensable aujourd’hui et qui est tout l’enjeu de la reconstitution, pour les artistes qui se lancent comme pour ceux qui montent le spectacle. C’est d’ailleurs, entre autres, pour cela que l’on ne voit pas une figure en plateau : la pression d’être responsable de la vie de trois personnes, sans pouvoir rien y faire, était trop désagréable.
Soigneusement, Anna Tauber a tout filmé : ses rencontres, les archives, les répétitions, la crise du Covid qui arrive, la reconstitution. Sur scène, elle est seule, avec son micro et son ordinateur pour lancer les séquences filmées. Elle raconte cette drôle d’enquête. Elle se raconte elle aussi – Il y a Dalida et la Coupe du Monde 1998, ses blessures personnelles qui s’entrecroisent d’une drôle de façon. Et sans artifice, avec juste son aplomb, son récit et son film, Anna Tauber nous livre la puissance de la transmission, la vague des souvenirs, l’importance de cette trace de bouche-à-oreille, si fragile mais qui n’a parfois besoin que d’un petit coup de pouce pour s’allumer. Suzanne : une histoire de cirque n’est en rien une conférence. Même sans aucune figure en plateau, c’est un magnifique spectacle de cirque, qui nous bombarde d’émotions et de surprises, qui nous fait rire, nous émeut et nous questionne, qui nous laisse suspendus face à sa trame narrative implacable. Un objet scénique improbable et étonnant, où les larmes ne sont jamais bien loin. Le coup de cœur de ce Circa 2024.
Festival Circa 2024
Des Nuits pour voir le jour de et avec Katell Le Brenn (écriture, équilibre, contorsion), de David Coll Povedano (écriture et mise en scène), par la compagnie Allégorie. Mardi 22 octobre à la Salle du Mouzon. À voir en tournée en France tout au long de la saison, le 31 janvier et 1er février au Cirque-Théâtre Elbeuf.
Traverser les murs opaques de Marion Collé par le Collectif Porte27, avec Anne-Lise Allard, Julia Brisset, Marion Collé, Chloé Moura et Colline Caen. Mercredi 23 octobre 2024 à la salle Bernard Turin du Circ. À voir le 7 février au Théâtre Molière de Sète.
Suzanne : une histoire de cirque de et avec Anna Tauber (seule en scène, réalisation, mise en scène), de Fragan Gehlker (réalisation et mise en scène), Ariane Prunet (montage), Simon Bruyninckx, Marine Fourteau et Luke Horley (numéro de cadre retrouvé), par L’Association du Vide. Mercredi 23 octobre au Théâtre d’Auch. À voir en tournée en France tout au long de la saison, du 4 au 8 mars au Théâtre de la Cité internationale de Paris.