Jan Martens : « J’ai eu très vite la conviction que chaque type de corps pouvait s’exprimer »
C’est le dernier-né de la brillante galaxie des chorégraphes belges. À seulement 40 ans, Jan Martens affiche déjà un pedigree impressionnant et sa carrière météorique l’a conduit dans la Cour d’honneur du Festival d’Avignon. Sa dernière création, Voice Noise, une pièce pour six danseuses et danseurs autour des voix de femmes invisibilisées, est au Théâtre de la Ville de Paris du 19 au 23 novembre. DALP a rencontré le chorégraphe lors de sa création la saison dernière, à la Comédie de Clermont-Ferrand où il est artiste en résidence. Il raconte son parcours et explique son processus de création. Pour mieux connaître l’un des visages incontournables de la danse contemporaine d’aujourd’hui.
Comment la danse est entrée dans votre vie ?
En 2001, quand j’avais 17 ans, je devais aller voir pour le lycée cinq spectacles, dont un qui ne devait pas être basé sur la langue. Un ami, qui était très féru de théâtre et de danse, des univers qui ne m’étaient pas du tout familiers, m’a emmené voir As Long as the World Needs a Warrior Soul de Jan Fabre. Cela m’a complètement bouleversé. Il y avait beaucoup de danseurs, de danseurs nus, des douches sur scène, du ketchup, du chocolat. C’était très physique et je pense que cela m’a touché parce qu’à ce moment-là, je n’étais pas bien dans mon corps. J’étais adolescent, homosexuel mais je ne l’avais pas encore dit publiquement. Et ces gens sur scène qui assumaient leurs corps m’ont frappé très fortement. C’est à partir de ce spectacle que j’ai commencé à faire des recherches. C’était aussi les débuts d’internet, j’y ai vu comme cela des vidéos de Fase d’Anne Teresa de Keersmaeker. C’était très mathématique, très formel, et ce qui m’a frappé encore davantage est que je ne comprenais pas pourquoi cela me touchait, alors qu’avec le spectacle de Jan Fabre, je pouvais le comprendre. Ces deux mondes m’ont inspiré. À 18 ans, je suis allé à l’université de Gand et j’ai commencé un an plus tard à prendre des leçons de danse contemporaine et de ballet. À la fin de l’année, j’ai décidé de ne pas continuer mes études, j’avais envie de bouger, j’ai travaillé dans des restaurants en me disant qu’il fallait que je fasse quelque chose d’autre. J’ai passé une audition pour une école aux Pays Bas et j’ai été pris. À partir de ce moment-là, les choses ont vraiment commencé.
Et quand est venue l’envie de chorégraphier ?
Très vite, à l’école. Je commençais à connaître des choses, je vivais près d’Anvers, j’avais vu le travail de William Forsythe, Merce Cunningham, Pina Bausch. Je voyais beaucoup de danse, beaucoup de Belges : Jan Fabre, Wim Vandekeybus, Sidi Larbi Cherkaoui. Je pense que, quand j’étudiais aux Pays Bas, j’étais un peu déçu par ce que je voyais. C’était un répertoire très différent, avec beaucoup de néo-classiques et de virtuosité, de lignes, et ce n’était pas pour moi. J’ai compris qu’il fallait que je crée mes propres opportunités. Dès ma première année d’étude, j’ai commencé à faire des petits solos que l’on pouvait montrer lors des spectacles de l’école. Depuis je n’ai jamais arrêté de chorégraphier. J’ai quitté l’école en 2006. L’année charnière, ce fut 2010 avec ma première pièce d’une heure. C’est là que j’ai décidé de devenir chorégraphe et non pas danseur.
Qu’est-ce qui déclenche l’inspiration et l’envie de créer une nouvelle pièce ?
Plusieurs choses. Parfois c’est ma propre vie, ou ce que j’ai lu dans le journal, ou bien de la littérature, du cinéma, de la musique. Mais ce sont toujours des thèmes précis et non pas l’idée d’un langage. Au tout début, je voulais davantage faire des portraits des gens, de relations amoureuses entre les gens. Mais les thématiques sociales et politiques ont commencé à trouver leur place assez tôt, tout comme l’envie de montrer une diversité de corps. C’est aussi parce que mon propre corps n’était pas vraiment formé et entraîné de façon classique. Très vite, j’ai eu la conviction que chaque type de corps pouvait s’exprimer, communiquer. Dans Voice Noise par exemple, la plus jeune danseuse a 19 ans et la plus âgée 43 : il y a différents styles, différentes manières de bouger.
Est-ce que vous êtes attaché à cette diversité dans votre esthétique ?
Oui absolument. En Belgique, on a du mal à remplir les salles et si l’on veut attirer différents publics, il faut montrer une diversité sur scène et repenser la question de savoir qui peut danser et avec quel corps.
Pendant votre processus créatif, est-ce que vous arrivez en studio pour travailler avec un récit déjà écrit ou est-ce que cela s’organise au fur et à mesure des répétitions avec les interprètes ?
Chaque pièce a une thématique différente et une autre volonté de vouloir dire quelque chose. À chaque fois, il s’agit de trouver quelle est la langue de cette pièce et quelle est sa forme. Est-ce que c’est très dansé ou plutôt une performance ? Est-ce que c’est bouleversant ou plutôt sec ? Mon travail est de rassembler tous les paramètres qui vont constituer la pièce et les mouvements viennent en dernier. Avant cela, il y a une atmosphère, une dramaturgie et j’arrive en studio avec ce récit. Puis on crée les mouvements avec les danseurs et danseuses.
Et qu’est-ce que vous dites aux interprètes quand vous arrivez avec ce canevas écrit ? Quel matériau leur livrez-vous ?
Pour Voice Noise, je leur ai dit que nous allions chercher des moyens pour que cette musique, celle de voix féminines qui ont été invisibilisées et qui ne sont pas assez connues, pas assez écoutées, puisse être digérée par le public à la première écoute. Parfois la musique est difficile et exigeante. Comment peut-on parvenir avec la danse à ce que le public apprécie cette musique instantanément ? On a écouté beaucoup de musique, j’avais une playlist d’une centaine de morceaux : on a donc beaucoup jeté pour cette création. C’est un travail très organique et cela veut dire sans équilibre. Nous avons aussi beaucoup parlé pour savoir ce que chaque morceau voulait dire. Est-ce qu’on aimait tel morceau ? Qu’est-ce que l’on entendait dans la voix ? Quelle est la signification d’une chanson ? J’ai aussi partagé mes propres recherches pour nous plonger dans un bain de possibilités. Et dans une deuxième étape, on en est venu à la création des mouvements.
Votre carrière est allée très vite. En France, vous avez un public fidèle. Vos pièces ont été présentées au Festival d’Avignon et on vous a proposé la Cour d’honneur qui fascine et effraye à la fois. Comment avez-vous réagi ?
D’abord je ne voulais pas ! La programmatrice Agnès Troly m’a demandé quels étaient mes projets et j’ai évoqué la création Futur Proche pour le Ballet Royal de Flandre en novembre 2022. Elle m’a demandé si je pouvais l’avancer au mois de juillet pour la montrer à Avignon. J’ai discuté avec la compagnie et on a pu avancer les choses, mais j’ai demandé à retrouver la cour du Lycée Saint-Joseph où j’avais montré Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, j’aime beaucoup cet endroit. Sa réponse fut : c’est la Cour d’honneur ou rien ! J’y ai réfléchi quelques jours. J’avais vu la pièce Sonoma de Marcos Morau dans la Cour d’honneur en 2021. J’ai eu peur mais j’ai dit oui. Ce qui m’a plu, c’est que l’on doit penser à créer la pièce pour cet endroit spécifiquement. Même si cela va tourner ensuite dans d’autres théâtres, on ne peut pas ne pas penser le spectacle pour la Cour d’honneur. C’était un grand plaisir et un grand défi car nous n’avions pas beaucoup de temps de répétitions sur scène.
Futur Proche est une commande du Ballet Royal de Flandre. C’est un tout autre rapport de créer pour une compagnie structurée qui a ses habitudes et qui ne connaît pas votre langage. Comment s’est passée cette rencontre ?
Les difficultés rencontrées étaient davantage avec l’institution qu’avec la compagnie. Les horaires sont carrés, tout doit être réglé trois mois en avance. Je n’avais pas vraiment le loisir de faire les choses comme j’aime les faire. Le point positif est que cela m’a amené à me confronter à mes propres préjugés, comme de penser qu’il n’y avait pas de diversité dans le Ballet, que les artistes qui y travaillent sont davantage des exécutants. Et ce fut une surprise totale car la compagnie était très investie dans le travail. Sidi Larbi Cherkaoui, qui la dirigeait à l’époque, a évidemment contribué à faire évoluer les choses. Je suis arrivé à un bon moment pour créer avec eux. Comme je l’ai dit, je viens avec un plan quand j’arrive en studio mais je trouve très important de réagir sur ce que je vois et ce qui se passe, ce que les danseuses et les danseurs donnent. Je ne voulais pas nier leur virtuosité et leur technique mais je voulais aussi réinventer un corps de ballet tout en trouvant l’individualité de chacune et chacun. Ce fut un très grand plaisir de travailler avec le Ballet Royal de Flandre.
Est-ce que cela vous a donné envie de travailler avec d’autres compagnies ?
(Rires…). Oui mais je ne peux pas encore en parler !
Que diriez-vous du public français qui vous connaît bien maintenant ?
Il est très attentif, très ouvert et très exigeant. Il a envie de voir des spectacles. Il est aussi très critique mais d’une bonne façon. Je me souviens des représentations à la Mac de Créteil de The Dogs Days are over. Les danseurs et danseuses y sautent pendant une heure, puis au milieu du spectacle il y a deux minutes où ils ne sautent pas, où ils peuvent respirer. Et une dame a crié : “C’est de la torture. Bravo pour les artistes mais pas pour le chorégraphe”. Mais j’aime bien ces choses ! À Avignon, j’ai été très ému, dans la Cour d’honneur mais aussi en 2021 quand on retrouvait les théâtres après le Covid. C’était la première d’Any attempt… et le public était incroyable. D’une manière générale, le public français est très divers, il y a des jeunes, des moins jeunes, des groupes, des adolescents. Je le vois et c’est super.
Voice Noise du 19 au 23 novembre au Théâtre de la Ville de Paris, en tournée en France en 2025.