Rencontre avec Rubén Julliard pour son Casse-Noisette au Ballet du Rhin : « Je ne voulais pas m’interdire de faire un conte de Noël »
Le Ballet de l’Opéra du Rhin propose pour les Fêtes un nouveau Casse-Noisette avec une production ambitieuse. À sa tête : Rubén Julliard, danseur de la compagnie, jeune chorégraphe talentueux de 33 ans qui a là son premier gros projet. Il nous raconte ses 18 mois de travail, sa vision de Casse-Noisette, sa volonté d’en préserver la magie de Noël tout en le relisant avec notre regard actuel. Une production, à voir dès le 6 décembre à Strasbourg, qui fait décidément très envie et un chorégraphe déterminé et travailleur à suivre de près.
Casse-Noisette est votre première grosse production. Honnêtement, n’est-ce pas un cadeau empoisonné, tant ce ballet est évocateur ?
Non, pas du tout. J’avais envie de faire une pièce narrative, j’en ai parlé à mon directeur Bruno Bouché qui est revenu vers moi avec cette proposition de Casse-Noisette. Ce ballet fait pleinement partie de ma carrière, j’ai dû le danser 150 fois, notamment aux Grands Ballets Canadiens. J’ai très vite imaginé quelque chose, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas si j’avais dû monter un Coppélia ou un Don Quichotte que je n’ai pas dansé. Et puis je suis quelqu’un qui essaye de ne pas douter quand je commence quelque chose.
En tant que danseur, quel est votre regard sur Casse-Noisette ?
J’ai démarré ma carrière aux Grands Ballet Canadiens, où j’ai dansé pendant 7 ans. Chaque année, nous reprenions Casse-Noisette pour une longue série. J’ai pu ainsi visiter presque tous les rôles. Au début, j’étais apprenti et j’ai dansé les ensembles. La deuxième année, on a commencé à me donner la danse russe, ainsi de suite jusqu’au grand pas de deux. Cette évolution en crescendo m’a permis de ne pas m’ennuyer. Parce que quand on arrive à la 22e représentation, c’est bien plus la fatigue qui marque que la lassitude. Le fait de changer de rôle tous les jours permet de garder la tête fraîche. J’ai beaucoup aimé danser le Prince quand j’étais jeune, c’était la bonne place pour moi à l’âge que j’avais, avec la technique que j’avais. Le rôle du grand pas deux reste celui que j’ai préféré, ne serait-ce que par la musique qui est incroyable. Toutes ces images me sont restées, avec en tête cette histoire de lassitude et de ne pas faire tout le temps la même chose. C’était ainsi important pour moi d’avoir deux distributions complètement différentes, car je savais que la série allait être longue… Même si avec 11 spectacles en tout, c’est court par rapport à ce qui se fait en Amérique du Nord.
En tant que chorégraphe, comment ne pas reproduire certaines images, même inconsciemment, quand on a tellement dansé ce ballet ?
Comme je l’ai dansé 150 fois, il fallait que j’écoute la musique 150 fois ! Parce que j’ai beaucoup travaillé 18 mois en amont, le travail chorégraphique en studio pendant six semaines a été facile, sans avoir la vision d’autres productions. La crainte était plus à l’endroit de la musique, j’avais un peu peur de m’en lasser. Ce ne fut vraiment pas le cas, la partition du grand pas de deux me donne encore des frissons.
Casse-Noisette est un vrai conte de Noël. Vous aviez envie de faire une relecture complète ou au contraire de rester dans cet état d’esprit ?
Je voulais justement ne pas m’interdire de faire un conte de Noël. Je ne voulais pas oublier l’essence de la pièce. Quelqu’un qui a vu Casse-Noisette il y a dix ans en garde certains souvenirs : la soirée de Noël du premier acte et sa magie, la neige qui tombe, les divertissements du deuxième acte. J’ai voulu garder ces images. Et arriver à trouver cette beauté de la danse qui émerveille le public, ce côté « Whaou » de la virtuosité. Le Ballet de l’Opéra du Rhin a les capacités et la polyvalence pour cela. Je voulais aussi une continuité avec le marché de Noël de Strasbourg, qui est tellement connu. Pour se rendre à l’Opéra, le public doit traverser le marché de Noël. Et j’ai vraiment envie qu’il n’y ait pas de changement d’atmosphère entre ce qu’il y aura dans la rue et ce qui se passera en scène. J’ai fait cette expérience l’année dernière, je marchais dans le marché de Noël en me disant : c’est cela qui va amener le public à ma pièce. C’était incroyable.
« Pour se rendre à l’Opéra, le public doit traverser le marché de Noël. Et j’ai vraiment envie qu’il n’y ait pas de changement d’atmosphère entre ce qu’il y aura dans la rue et ce qui se passera en scène ».
Vous avez tout de même réécrit le ballet, avec votre ancienne collègue des Grands Ballets Canadiens Éline Malègue (ndlr : maintenant danseuse au Ballet de l’Opéra de Lyon) à la dramaturgie. Quelles ont été vos réflexions ?
D’abord, le personnage de Drosselmeyer devient un couple. Je voulais raconter leur histoire et éviter ce Drosselmeyer qui débarque de nulle part à la fête de Noël. L’action se passe ainsi chez eux, dans leur atelier de jouets et ils sont présents jusqu’à la fin du spectacle. Il n’y a aussi plus de Prince charmant et ce sujet est venu très vite dans la discussion. Dans la version que j’ai pu danser, même si ce n’est pas à proprement parler une histoire d’amour, on a tout de même en scène une petite fille de 9 ans, les yeux remplis d’admiration, face à un danseur adulte. Quand j’avais 19 ans, j’ai beaucoup aimé danser ce rôle. À 24-25 ans, je l’apprécie moins justement pour ces raisons, je devais le gérer différemment. Dans ma version, le Casse-Noisette se transforme, il est interprété par un danseur au deuxième acte, mais c’est un jouet devenu grand, avec une gestuelle d’automate. Il ne se devient pas en Prince.
Casse-Noisette, c’est aussi tous ces divertissements du deuxième acte. Comment en tant que chorégraphe échapper à la caricature, quand la musique – danse chinoise, danse russe – peut facilement vous y amener ?
Cela a été mes plus longues discussions avec Éline Malègue. La musique, formidablement bien écrite, a été composée dans l’idée de visiter des pays. On a alors fait un gros travail d’imagination : qu’est-ce que cette musique peut raconter ? Par exemple, sur la danse dite chinoise, le personnage devient dans ma version un ressort géant avec un costume incroyable. On a ainsi réussi à trouver les correspondances entre l’énergie et la musique. Sauf pour la danse espagnole, tellement connotée avec les castagnettes, on ne peut pas faire comme si cela n’existait pas. Narrativement parlant, je ne voulais pas séparer le premier du deuxième acte. Le Casse-Noisette, le Roi des rats ou les Drosselmeyer restent ainsi tout du long. Et on ne change pas de pays : on retrouve les jouets du premier acte devenus vivants au deuxième.
Chorégraphiquement parlant, vous mélangez les techniques dans ce Casse-Noisette. Comment s’est fait ce travail en studio ?
Naturellement parce qu’il y a beaucoup de personnages qui ont des attitudes et des caractères très différents. Cela permettait que chaque rôle ait une technique particulière. Ainsi la Princesse est en tutu et sur pointes, les Rats dans une gestuelle plus contemporaine. La production permet ce mélange sans se poser trop de questions. Jusqu’à présent, j’ai créé des pièces plus contemporaines – enfin les classiques trouvent que c’est du contemporain et les contemporains pensent que c’est du classique (sourire). Le fait d’avoir dansé un Casse-Noisette purement classique m’a donné une certaine facilité à créer par le langage académique. J’aime le mélange du mouvement du corps et des lignes, trouver quelque chose de virtuose dans les formes.
C’est la grande question chez les chorégraphes classiques : comment se servir de ce vocabulaire différemment ?
J’en ai discuté avec Josua Hoffalt (ndlr : ancien Danseur Étoile de l’Opéra de Paris) avec qui on a dansé On achève bien les chevaux. Comment travailler sur la technique classique, sur un ballet, sans que cela devienne une boîte trop stricte pour les danseurs et danseuses, avec cette obligation de faire ceci ou de ressembler à cela ? J’avais envie d’amener le ballet dans la compagnie de façon plus libérée. Ce n’est pas ainsi parce qu’il y a des pointes que cela doit tout à coup devenir rigide, sans pourtant non plus oublier le côté « Whaou ». On peut utiliser la danse classique sans que les interprètes se sentent bloqués ou restreints, qu’ils y trouvent aussi une liberté et du plaisir. C’est un gros défi.
Quand on parle de Casse-Noisette, on pense évidemment à une grosse production, à des décors et costumes qui marquent. Mettre en place une production ambitieuse a-t-il été facile ?
Honnêtement, je pense que la direction générale de l’Opéra du Rhin imaginait un projet plus sobre (sourire). À partir du moment où je me suis lancé dans Casse-Noisette, les images que j’avais en tête n’étaient rien d’autre que des costumes et des décors incroyables. On ne peut pas faire de la magie de Noël et de la féérie avec une boîte noire. La décision de faire une grosse production a été prise très vite. C’était un gros risque, je suis jeune et il fallait défendre ce projet. Mais le Ballet du Rhin mérite une grosse production de Casse-Noisette. Ce fut l’un de mes plus gros combats.
« On peut utiliser la danse classique sans que les interprètes se sentent bloqués ou restreints, qu’ils y trouvent aussi une liberté et du plaisir ».
Comment avez-vous géré ce travail avec les équipes techniques et artistiques : Marjolaine Mansot à la scénographie,Thibaut Welchlin aux costumes, Marco Hollinger aux lumières ?
On a eu de grosses discussions avec tout le monde et on leur a envoyé un script détaillé, avec beaucoup d’informations. Nous étions donc tous sur la même longueur d’onde. Je leur ai fait confiance, leur part de créateur et créatrice devait aussi être là. La moyenne d’âge de cette équipe artistique et technique est de 32 ans et c’est quelque chose d’important pour moi : nous sommes tous dans la relève de nos métiers respectifs et il y avait une excitation particulière. Au final, j’ai énormément aimé ce travail. J’adore avoir un problème dans les mains et le régler, c’est là que le métier devient intéressant.
En parlant de management, comment vous êtes-vous positionné en studio, en tant que chorégraphe, face à des artistes qui sont vos collègues le reste de l’année ?
En tant que danseur, je n’aime pas avoir en face de moi en studio des chorégraphes qui ne savent pas ce qu’ils veulent faire et ce qu’ils veulent raconter, qui sont venus sans recherche au préalable. Faire du mouvement pour du mouvement, sans réflexion, n’était vraiment pas ce que je voulais faire. Tout ce travail en amont que j’ai fait pendant 18 mois a permis que la transmission en studio soit facile : les choses se sont faites très naturellement parce que j’ai été très clair en studio. J’ai été élevé avec l’idée, à laquelle j’adhère, qu’il n’y a que le travail qui paye.On parle beaucoup du talent du chorégraphe. Mais le talent n’est là que 2-3 heures en studio. Tout le reste, c’est du travail. Et si le travail n’a pas été fait, cela se voit. Être chorégraphe est quelque chose que je veux faire et que j’aime beaucoup. Je me positionne comme celui qui est devant, pas comme celui qui veut faire plaisir à ses ami-e-s lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. Les distributions n’ont ainsi pas été faites selon mes affinités, les choses ont été très claires.
Quel est votre état d’esprit à quelques jours de la première ?
Une grande excitation. J’ai fait en sorte que la pression se passe avant, il y a un an, quand il a fallu prendre de grosses décisions. Maintenant, je suis comme un enfant en train de regarder sa production, en train de regarder les danseurs et danseuses. Je vois qu’ils aiment ce qu’ils font et c’est le plus beau des cadeaux. Si tout le monde dans l’équipe, sur le plateau et en coulisse, est heureux et termine la série en se disant que c’était une super expérience, j’aurais gagné.
« Le talent de chorégraphe n’est là que 2-3 heures en studio. Tout le reste, c’est du travail ».
Qu’est-ce qui vous fait envie pour la suite ?
Avant tout, je ne veux pas devenir un chorégraphe commercial. J’entends par cette expression un chorégraphe qui accepte tous les projets et propose une nouvelle création tous les 2-3 mois. C’est comme cela qu’on voit la même chose partout aujourd’hui. Ne pas tout accepter est la première chose que je veux m’interdire. Si la production de Casse-Noisette a le résultat qu’elle a aujourd’hui, c’est par les presque deux ans de travail que j’ai fait en amont. Faire ce même travail tous les deux mois n’est pas possible. Si on veut créer le répertoire de demain, il faut se donner les moyens que se sont donné les William Forsythe, Ohad Naharin ou Jiří Kylián. Les jeunes danseurs et danseuses qui ont 20 ans aujourd’hui rêvent de danser Petite Mort ou Bella Figura, ce qui est génial. Mais il faut se demander pourquoi aucune pièce créée ces 10-15 dernières années ne fait le même effet. J’espère que mon Casse-Noisette sera redonné. Il faut rééduquer le public à avoir le plaisir de revoir les choses. Sinon, on n’arrête pas de zapper pour voir la prochaine création. Économiquement comme écologiquement, ce n’est pas viable de jeter sitôt créé.
Mais pragmatiquement parlant, un-e chorégraphe peut-iel gagner sa vie avec un rythme plus restreint ?
Oui, et je veux bien rencontrer le chorégraphe qui prétend l’inverse. Pour vivre de ce métier, il faut faire deux ou trois productions par an, ce qui signifie avoir six mois de création, ce qui veut dire faire du bon travail. Avec ce rythme qui est gérable, on ne vit pas comme une rock star mais on vit mieux qu’un danseur.
Alors quels sont vos projets, vos rêves ?
Diriger les équipes, la direction artistique, c’est ce que je veux faire, plus que la chorégraphie en fait. Un poste de chorégraphe-directeur est celui vers lequel je rêve le plus. Et mes rêves deviennent très vite des buts. J’ai 33 ans et si ma carrière d’interprète s’arrête demain, je n’aurais pas de frustration : j’ai dansé assez de choses depuis 15 ans qui m’ont rendu heureux pour pouvoir m’arrêter sans regret. 33 ans pour diriger, c’est jeune. Mais je le vois plus comme une force que comme une faiblesse. En tant que danseur, la maturité arrive très vite. On m’a donné mon premier rôle à 21 ans : je dansais en solo avec derrière moi des gens de 40 ans, je n’ai pas eu le choix que de trouver ma maturité. Je m’estime aujourd’hui en capacité de diriger. Et quand on me dit : « Tu as 33 ans, tu es jeune ! », je comprends surtout : « Attends, ce n’est pas encore ton tour ».