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Fugaces de Aina Alegre – CCN de Grenoble

Pour Fugaces, sa première création pour le CCN de Grenoble qu’elle dirige depuis deux ans, Aina Alegre convoque la figure de Carmen Amaya, immense bailaora du XXe siècle qui s’est affranchie en son temps des codes des genres et du flamenco. Les sept formidables interprètes s’emparent de sa gestuelle et la font leur, chacun et chacune à leur manière, comme de son esprit frondeur. Le tout dans une grande énergie collective aux multiples strates, qui se transforme en transe quand surgit le Boléro. Une pièce qui déstabilise parfois, mais flamboyante.

 

Fugaces de Aina Alegre – CCN de Grenoble

 

En début de saison, DALP vous a parlé d’Aina Alegre à travers sa performance Réverbérations – Étude 8 aux Inaccoutumées, solo martelé par une batterie. Pour Fugaces, sa première création au CCN de Grenoble qu’elle co-dirige depuis 2023 avec Yannick Hugron, la chorégraphe utilise toujours cette énergie percussive, mais dans un tout autre travail. Celle qui a grandi à Barcelone a en effet puisé dans ses souvenirs pour en tirer l’image de la bailaora Carmen Amaya. Née en 1918 dans un camp de gitans, elle a bousculé les codes du flamenco, s’emparant du zapateado jusqu’alors réservé aux hommes, dansant en pantalon – et il faut s’imaginer ce que cela pouvait représenter dans les années 1930 – puis partant faire le tour du monde alors que la guerre éclate en Espagne, jouant au cinéma, mettant en scène le Boléro de Ravel. Malgré sa formidable carrière, son œuvre et sa démarche ont été invisibilisées, comme pour beaucoup de femmes créatrices. Elle a néanmoins toujours été présente dans la mémoire d’Aina Alegre, sans que la chorégraphe n’arrive cependant à mettre un souvenir précis sur sa découverte, de façon diffuse et fugace – d’où le titre de la pièce.

Le plateau ressemble à une sorte de ballroom : un large rond de lumière au centre invitant à la danse, deux petits plateaux prisés des danseurs et danseuses de flamenco pour faire résonner leurs frappes. Les sept interprètes, hommes comme femmes, sont habillées avec des gilets noirs ouverts sur leur torse nu, dans la continuité esthétique qu’Aina Alegre proposait dans sa pièce montée en 2022 This is not (an act of love & resistance). Une danseuse se lance, entre dans le cercle de lumière, se met à danser sur une musique percussive qui donne vite le sentiment d’urgence. Un autre interprète la rejoint, une autre, puis le groupe. Chacun et chacune se sert de la gestuelle du flamenco – le travail de bras, de poignet, le dos un peu cambré, le martèlement du sol, le centre de gravité bas – sans jamais vouloir la recopier. Il s’agit plutôt de la façon dont un danseur contemporain s’empare de ce vocabulaire pour en faire sien, avec son propre background des techniques contemporaines ou hip hop.

 

Fugaces de Aina Alegre – CCN de Grenoble

 

Et c’est ainsi que les sept interprètes font émerger, non pas le geste pur de Carmen Amaya, mais son essence : sa fougue, sa flamboyance, sa fulgurance, sans se mettre de barrière sur ce que l’on a le droit de faire ou non. Le ballroom prend des allures d’exutoire, d’endroit où tout est possible, avec un groupe aussi joyeux que frondeur. Puis la lumière se teinte de rouge et le martèlement de la musique se transforme en la rythmique si connue du Boléro de Ravel, reconnaissable dès la première mesure. La danseuse Maria Cofan s’empare de son trombone pour faire la mélodie, guidant une danse qui se fait plus hypotonique, plus rêveuse aussi, comme jouant avec les fantômes du passé tout en s’ancrant sur ce tempo impitoyable.

La pièce aurait pu s’arrêter là, peut-être le moment le plus réussi du spectacle. Mais Aina Alegre continue de pousser le curseur pour une deuxième partie qui déstabilise un peu plus avec un enchaînement de scènes dont on cherche parfois le fil conducteur, sans toutefois que cet effet un peu zapping ne nuise à la cohérence de l’œuvre. Le rythme du Boléro pousse ses basses au maximum pour une ambiance qui, petit à petit, devient écrasante. Les danseurs et danseuses quittent une certaine légèreté pour une sorte de transe comme une fuite en avant inexorable, image d’une dernière danse avant la fin du monde que l’on a l’habitude de voir en plateau depuis Hofesh Shechter. Puis c’est Carmen Amaya qui apparaît en fond de plateau, avec une vidéo d’archive, où la danseuse explose de joie et de fougue dans des zapateados fulgurants. Les images doivent avoir plus de 60 ans, mais que de modernité dans ces quelques pas. Son gilet noir, son travail des poignets, son regard planté dans les yeux du public, toute son attitude nous ramène au ballroom du début. Pourtant les interprètes sont dans autre chose lorsqu’ils reprennent possession du plateau, s’ancrant dans une gestuelle plus marquée vers les danseuses urbaines. La rêverie du Boléo est partie, la hargne qui a suivi aussi pour laisser place à une sorte d’apaisement, même si la rythmique implacable n’a pas quitté les corps. Comme une dernière danse, une dernière respiration ensemble sous le regard de Carmen Amaya, avant de revenir à la réalité.

 

Fugaces de Aina Alegre – CCN de Grenoble

 

Fugaces de Aina Alegre, par le CCN de Grenoble. Avec Adèle Bonduelle, Maria Cofan, Cosima Grand, Hanna Hedman, Hugo Hagen, Yannick Hugron et Gwendal Raymond. Mardi 11 mars 2025 à la MC2 de Grenoble. À voir du 20 au 22 mars à la MAC Créteil et le 25 mars au Théâtre de Corbeil-Essonnes dans le cadre de la Biennale de danse du Val-de-Marne, les 19 et 20 septembre à la Biennale de la Danse de Lyon.

 
 
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