Le New York City Ballet aux Étés de la Danse – Balanchine en noir et blanc
C’est un choc dès le lever de rideau : le bleu vif du cyclo en fond de scène qui tranche avec la tunique blanche de Chase Finlay, l’Apollon du soir. La couronne est précise, la position affûtée, mais le corps légèrement désaxé. On ne sait pas si le regard défie le public ou si le personnage est dans son songe. Académique, mais pas totalement. Abstraction, mais surtout une ouverture pour l’imaginaire. Le New York City Ballet démarre sa tournée parisienne, trois semaines au Théâtre du Châtelet aux Étés de la Danse, et la première soirée a donné le ton : George Balanchine dans toute sa splendeur. La troupe est affûtée, d’une immense précision, une extrême musicalité constante, montrant toute la complexité des chefs-d’oeuvres du maître américain. Une compagnie à l’unisson de son répertoire, qui n’empêche pas de nombreuses personnalités d’émerger du groupe. Le festin balanchinien peut commencer.
À ma stupeur personnelle, je me rends régulièrement compte que le public (et une partie des danseur.se.s) parisien n’est pas le plus grand fan de George Balanchine. Les oeuvres du chorégraphe sont souvent reléguées dans la catégorie du « C’est sympa, c’est joli, mais bon, ça ne vaut pas un bon ballet narratif qui raconte une histoire« . La venue du New York City Ballet permet de rétablir les choses. Car la compagnie est la maison-mère de George Balanchine, qui garde et remonte précieusement ses ballets. La soirée comporte essentiellement des tubes du chorégraphe, donnés partout dans le monde (que celui ou celle qui n’a jamais fait une overdose d’Apollon lève la main). Mais les revoir au plus juste, au plus du texte, débarrassés de ses tics, permet de les redécouvrir comme jamais.
C’est d’ailleurs frappant tout au long du spectacle : la pureté du geste de chaque danseur et danseuse du NYCB. Il n’y a pas de manière, pas de langueur, pas de surplus dans leur danse. Tout est dit de façon direct, tranchée, allant droit au but, expurgé de tout ce qui viendrait perturber le lien entre le mouvement et la musique. Cette espèce de simplicité n’empêche pas la très haute précision, ne mettant que mieux en avant la folle complexité des chorégraphies de George Balanchine, que ce soit dans les variations ou les ensembles (d’où la question : faut-il mieux voir ces ballets d’orchestre ou d’en haut ? un débat sans fin). Cette simplicité du geste se retrouve dans les décors (un cyclo bleu) et les costumes (une tenue de travail en général, justaucorps et collant noir). Mais cette abstraction n’est pas une fermeture. Au contraire, c’est une grande liberté pour l’interprète, qui peut donner la nuance qu’il veut et se créer son propre monde (pour avoir vu deux distributions de ce programme, il est fascinant de voir que ces ballets abstraits peuvent être si différents dans l’état d’esprit selon leurs interprètes). Et le cyclo bleu n’est qu’une porte ouverte à l’imagination.
Apollo est le premier ballet de George Balanchine pour le NYCB, créé en 1928 (et épuré au fil des années). Tout est dit de la façon de danser du chorégraphe : une danse classique qui pousse les lignes, les extensions, les pieds flexes, l’immense écoute de la musique, l’énergie, la vitesse. Chase Finlay est l’Apollon parfait, grand beau bond musclé. Dommage que l’interprétation, qui ne se contente que d’être grand-beau-bond-musclé, date le ballet. C’est un peu « Femme, je jette mon dévolu son toi, je te donne l’inspiration, réjouis-toi de cet insigne honneur« , on aura vu plus moderne. Le rapport de George Balanchine à la ballerine est complexe. Il l’a placée sur un piédestal, mais n’est-ce pas une façon finalement de n’en faire qu’un objet ? Apollo renvoie un peu cette impression, malgré la belle esthétique du ballet. Et la personnalité percutante de Sterling Hyltin, Terpsichore de chic et de choc.
The Four Temperaments, créé en 1948, est l’un des ballets « Black & White » emblématiques du chorégraphe. « Black & White »… pour les tuniques noires des femmes, les t-shirts blancs des hommes. Si beaucoup d’artistes sont en scène, l’oeuvre frappe surtout par la mise en avant de ses solistes, représentants quatre tempéraments. Robert Fairchild (que le public parisien connaît bien depuis Un Américain à Paris) donne une puissance particulière à Melancholic. Sara Mearns est tout feu tout flamme dans Sanguinic, glamour et énergique, bien accompagnée par Tyler Angle (même s’il se contente de n’être qu’un partenaire). Amar Ramasar se fait particulièrement remarquer avec Phlegmatic, y apportant une touche d’humour et une distance appréciable, doublé d’un vrai charisme en scène. Teresa Reichlen clôt avec Choleric, porté par le corps de ballet pour un magnifique ensemble final.
Le duo Duo Concertant apparait un peu anecdotique à côté. Sur scène, un couple de danseur.se.s côtoient un pianiste et un violoniste. Ils dansent, ils regardent les musiciens dans une sorte de bienséance élégante, ils se remettent à danser, jouent avec les lumières… L’ensemble est sympathique sans vraiment aller au-delà, malgré l’interprétation tout en délicatesse de Megan Fairchild (et plus encore Lauren Lovette le lendemain).
C’est finalement le chef-d’oeuvre Symphony in Three Movements qui termine le spectacle. Au-delà de l’immense plaisir que renvoie cette oeuvre, elle permet aussi de voir toute l’évolution de George Balanchine au cours de la soirée, la pièce ayant été créée en 1972. La danse de George Balanchine est à son apogée : ce classique aux pieds flex, ces extensions, ces tuniques noires et ces t-shirts blancs, cette énergie débordante, ces mouvements ciselés à l’extrême, cette musicalité à fleur de peau… le tout mêlé d’une symétrie du haut du corps toute particulière. Contrairement à Apollo, la danse est ici presque asexuée (malgré les costumes typés), vision déjà de la danse contemporaine où les pas entre femmes et hommes sont les mêmes. Les danseuses formant cette splendide diagonale en ouverture de rideau sont presque comme des guerrières, prêtes à en découdre avec la musique. Le soliste et la soliste entrant font un concours de saut, celui ou celle qui ira le plus haut et le plus loin. Le corps de ballet se fond en de magnifiques ensembles, les solistes en tuniques roses sont comme en contrepoint. Tiler Peck se lance dans un manège de piqués à toute allure en contre-sens du corps de ballet, un groupe d’hommes part en canon d’un autre. Symphony in Three Movements ressemble à un combat avec sa danse athlétique, virtuose et flamboyante. Mais un combat tout en humour, en décontraction et en plaisir de danser. Un final qui ouvre l’appétit pour les trois semaines de spectacles à suivre.
Soirée Balanchine en noir et blanc par le New York City Ballet au Théâtre du Châtelet, dans le cadre des Étés de la Danse. Apollo de George Balanchine, avec Chase Finlay (Apollon), Sterling Hyltin (Terpsichore), Ashly Isaacs (Polyhymnia) et Lauren Lovette (Calliope) ; The Four Temperaments de George Balanchine, avec Robert Fairchild (Melancholic), Sara Mearns et Tyler Angle Sanguinic), Amar Ramasar (Phlegmatic) et Teresa Reichlen (Choleric) ; Duo Concertant de George Balanchine, avec Megan Fairchild et Anthony Huxley ; Symphony in Three Movements de George Balanchine, avec Savannah Lowery, Tiler Peck, Ana Sophia Scheller, Taylor Stanley, Sean Suazzi et Daniel Ulbricht. Mardi 28 juin 2016. À voir jusqu’au 16 juillet.