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Thierry Malandain : « C’est la musique qui me dicte tout. »

Après une création à l’Opéra Royal de Versailles, Cendrillon du Malandain Ballet Biarritz est donné au Théâtre de Chaillot jusqu’au 18 avril, entre deux dates de tournée. Danses avec la plume a profité de cette escale parisienne pour rencontrer Thierry Malandain. Le chorégraphe revient sur son travail sur Cendrillon, sa vie de chorégraphe, ses expériences Opéra de Paris, ses projets ou sa vision de la danse aujourd’hui.

Thierry-Malandain

 

Cendrillon n’était pas un projet que vous vouliez au départ. Vous avez accepté pour l’opportunité de danser à l’Opéra Royal de Versailles ? 

On m’a souvent demandé Cendrillon, déjà lorsque la troupe était à Saint-Étienne, dans les années 1990. Pour tout dire, Magifique (ndlr : sa création en 2009) devait au départ être Cendrillon, puis j’ai trouvé un biais pour faire autre chose. Quand l’Opéra de Versailles m’a proposé ce projet, je ne pouvais pas refuser l’opportunité de danser dans ce théâtre incroyable. L’institution s’était aussi avancée comme co-productrice, ce qu’on ne pouvait pas refuser. J’ai dû réfléchir.

 

Casse-Noisette, Magifique, Roméo et Juliette… Plusieurs de vos créations s’inspirent pourtant de ces ballets narratifs du répertoire. Pourquoi Cendrillon ne vous attirait pas plus que ça ? 

Il y avait la peur de ne pas faire aussi bien que la relecture de Maguy Marin. Il y avait aussi la musique aussi, je ne suis pas fan absolu de la partition de Prokofiev. Il y a très longtemps, j’avais fait un ballet sur La Fleur de pierre du même compositeur et je n’aime pas ce côté grinçant, ça m’agaçait. Il y avait enfin l’effectif. Nous ne sommes que vingt, ce qui est énorme aujourd’hui, mais ça ne me semblait pas suffisant pour faire Cendrillon. Notamment pour le bal. Une fois que tous les rôles ont été distribués, il ne me restait que cinq ou six couples. Cela n’avait pas de sens de faire une grande scène du bal, celle que tout le monde attend, avec seulement cinq couples. C’était embarrassant. Mais une fois que j’ai trouvé l’idée des mannequins, tout s’est mis en place. C’était vraiment cette scène du bal qui me bloquait.

Cendrillon de Thierry Malandain

Cendrillon de Thierry Malandain

Dans cette scène, les danseurs et danseuses dansent avec des mannequins, ce qui donne une impression de foule étrange sur scène. Comment avez-vous eu cette idée ? 

Nous avons des mannequins dans nos studios, pour les costumes. Ils sont entreposés à l’étage de mon bureau. Un jour, j’ai eu l’idée de les utiliser et j’ai imaginé la scène. Après, ça s’est très vite fait.

 

Et comment avez-vous abordé la musique que vous n’aimiez pas forcément ? 

La musique de Prokofiev est composée de segments très courts. Il faut parfois conclure alors que l’on vient tout juste de commencer quelque chose. On ne peut pas vraiment développer grand-chose, c’était ce qui me gênait le plus. Il y a eu la longueur aussi, il fallait voir avec le chef d’orchestre pour faire quelques coupures. Le bal, normalement, était beaucoup plus long. Mais j’ai dû le couper, une fois que tout était dit, ça ne servait à rien d’en rajouter. J’ai par contre gardé les quatre divertissements des Saisons pour ne pas trop réduire la partition. Mais ces passages ne valent surtout que pour une grande compagnie, quand on peut amener des costumes nouveaux. Ce n’était pas le cas chez nous, il a fallu s’en sortir.

 

Outre la scène du bal, ce qui marque dans Cendrillon, c’est ce décor en chaussures… alors que Cendrillon n’en a pas. Comment est venue cette idée ? 

Je n’arrivais pas à trouver la solution pour la chaussure. Ce n’est jamais très beau sur scène, surtout si la danseuse doit enlever sa pointe. Je n’arrivais pas à trouver d’idée. Et à force de ne pas trouver d’idée, je me suis dit qu’il n’y aurait pas de chaussure… ou qu’il y en aurait partout. Il fallait trouver l’astuce. J’ai remanié l’histoire, la fée lui donne une paire de chaussures, une chaussure apparait à la fin. Mais Cendrillon ne les met jamais aux pieds.

 

Comment s’est dessinée l’imagerie du trio marâtre-soeurs, toutes dansées par des hommes ? La belle-mère interprétée par un danseur n’est pas nouveau, les voir en costume sado-maso l’est un peu plus…

C’est une idée du décorateur Jorge Gallardo. Nous n’arrivions pas à résoudre le problème des cheveux. L’un des trois interprètes, Frederik Deberdt, a le crâne rasé, on ne pouvait pas demander aux deux autres de faire de même. On aurait pu mettre des perruques, mais l’effet était moyen. Les crânes chauves pour tous les trois, ça permettait de les durcir et aussi de leur donner cet air d’un autre monde. Il y a des gens que ça a dérangé, tant pis.

Cendrillon de Thierry Malandain

Cendrillon de Thierry Malandain

On a parfois l’impression face à Cendrillon que la scénographie prend le pas sur la danse. Vous êtes d’accord ? 

Je ne trouve pas cette scénographie si forte que ça, même si elle donne une identité visuelle. Je n’aime pas d’ailleurs le trop de décors, souvent cela cache la danse. On aurait pu faire un vrai château et tout le reste, mais on essaye justement de faire à chaque fois le plus minimal possible. Certains l’ont reproché, ils s’attendaient à plus de féerie, de couleurs, cela allait à l’encontre de la Cendrillon qu’ils s’imaginaient.

 

Pourquoi cette envie de minimalisme ? 

Quand j’ai commencé il y a 27 ans, j’avais des rêves comme ça, avec de gros effets. Mais je n’ai jamais eu les moyens de penser à un ballet en trois actes avec trois décors. Il faut donc trouver des astuces. Maintenant, mon imagination est forgée à ça, à des choses a minima plutôt qu’extravagantes. Ça n’a pas été un manque, j’ai l’habitude.

 

Comment s’est passé le processus de création de Cendrillon

Cendrillon a mis deux ans avant d’être terminé. J’ai écouté la musique, j’ai eu l’idée des mannequins, j’ai fixé les décors. Puis le décorateur  Jorge Gallardo, qui habite au Chili, est venu une semaine. Je lui ai fait part de mes idées. Pendant deux jours en face-à -face, il a dessiné les décors, les costumes. Puis on a fait venir la couturière, Véronique Murat, qui est de Saint-Étienne, on a décidé des tissus. Toutes ces choses ont été fixées presque un an avant que je ne commence le ballet. C’est à peu près la même chose pour toutes mes chorégraphies. Il peut parfois se passer un an 1/2 entre le début du projet et le moment où je ne commence la chorégraphie. Un ballet, ça ne se fait pas dans l’instant.

 

Que vouliez-vous mettre en  avant dans cette Cendrillon ? La narration ou la vision d’un monde plus onirique ? 

Quand je construis un ballet, je ne veux rien, je ne réfléchis jamais. Pour moi, les choses viennent comme ça. Je suis comme un peintre quand il prend du recul pour voir sa toile. Moi, c’est à la générale que je comprends de quoi il s’agit. J’ai une pensée, je sais plus ou moins où je veux conduire les choses mais je n’ai pas une volonté particulière. Mon travail est très instinctif. C’est mon problème, je ne maitrise rien. Je réfléchis tout du long mais les idées arrivent comme ça.

 

Vous dîtes souvent : « Cendrillon, c’est moi« . Pourquoi ?

Cendrillon est un peu la métaphore de la réussite. J’ai toujours dit que Cendrillon, c’était moi. Dans la danse, j’ai toujours été mis de côté, c’est facile de m’identifier à ce personnage.  Aujourd’hui, la troupe est en pleine ascension.

 

Cendrillon a-t-il évolué depuis sa création ? 

Oui. On a rajouté un passage sur pointes au moment du voyage pour Patricia, une nouvelle danseuse.

Répétition de Cendrillon - Malandain Ballet Biarritz

Répétition de Cendrillon – Malandain Ballet Biarritz

Vous créez avec les qualités de chacun ?

Oui, toujours. Quand je choisis un danseur pour un rôle, c’est que je pense qu’il n’y a que lui qui peut le faire. Cela pose parfois des problèmes pour les secondes distribution, je suis toujours très réticent à en avoir, même s’il en faut. Parfois, on a des surprises, forcément. J’ai tendance à voir les danseurs d’une certaine façon, un autre chorégraphe va les voir autrement. D’autres danseurs et danseuses vont interpréter les rôles principaux prochainement.

 

Beaucoup de vos ballets suivent une trame narrative. Qu’est-ce qui vous plaît le plus : raconter une histoire ou le travail du corps ?

Les deux. Ce qui est intéressant, c’est comment raconter l’histoire avec le corps, sans user trop de pantomime. Et comment, avec la danse, donner du sens. Même Magifique est narratif, en profondeur, mais c’est moins apparent que Cendrillon. J’aime quand la danse à du sens. On peut écouter la musique et faire des pas, c’est le plus facile. Mais j’aime bien quand on va vers un point, quand il y a un objectif à la danse.

 

Plus généralement, avez-vous une façon particulière de travailler quand vous construisez un ballet ?  

Je ne travaille pas avant. Tout se fait en studio, en direct. En général, j’écoute la musique le matin pour avoir une impression, avant de quitter la maison, et puis c’est tout. Je la réécoute ensuite dans le studio. Je ne fixe rien avant, car je sais que je vais tout changer dans le studio, où vont arriver d’autres choses, donc je ne m’embarrasse pas.

Mon travail se base exclusivement sur la partition. C’est la musique qui me dicte tout. Je me suis donc pris à aimer cette partition de Cendrillon. Une fois que j’avais éliminé les soucis, j’ai pris la musique comme elle venait.

 

Et comment chorégraphiez-vous ? Vous préparez-vous longtemps en avance ou improvisez-vous ? 

Plus le temps passe, plus j’ai peur. Je retarde donc le plus possible le moment de travailler, je m’y mets au dernier moment. Je suis un grand angoissé ! Je ne vais pas écouter la musique des mois à l’avance.

 

Comment se passe une séance de répétition, de création ? 

J’écoute la musique. La musique me dicte des choses, et c’est tout, cela ne va pas plus loin. Les danseurs font les pas, je regarde si ça va. Sinon on passe à autre chose. Je suis ainsi souvent incapable de dire aux danseurs ce que l’on fait. La plupart du temps, en répétition, ils ne savent rien. Ils me font confiance. Les nouveaux sont perturbés, ceux qui sont là depuis un an ou deux comprennent de quoi il s’agit et ils me font confiance. Je ne vais pas parler, leur dire de quoi il s’agit. Ils ne connaissent pas forcément le cadre de ce que l’on est en train de répéter.

Cendrillon - Thierry Malandain

Cendrillon – Thierry Malandain

Vous avez créé une pièce pour le Ballet de l’Opéra de Paris, L’Envol d’Icare (2006). Comment les danseurs et danseuses de la troupe ont réagi avec votre façon de faire ? 

Ce fut compliqué. L’Opéra, c’est particulier… Et j’ai un problème œdipien avec cette Maison. Au moment de la création, Brigitte Lefèvre m’a proposé d’être dans le jury de l’École de Danse et celui du concours de recrutement externe… Concours que je passais moi-même 30 ans plus tôt, presque jour pour jour, et que je réussissais. Pour moi, c’était très perturbant d’imaginer le chemin accompli, de me dire qu’il y a 30 ans j’étais sur scène, et 30 ans après j’étais dans le jury. C’était improbable. J’ai toujours été impressionné par l’Opéra, je n’y suis pas resté longtemps.  J’avais une peur bleue. C’était très compliqué.

 

Quel a été votre parcours à l’Opéra de Paris ?

Cela s’est passé très curieusement pour moi. Je n’ai pas eu la chance de faire l’École de Danse. Mes parents ne sont pas de ce milieu-là, ils ne savaient pas trop à quelle école me mettre, j’ai toujours été mal conseillé. Je suis arrivé à Paris à 13 ans, il était donc trop tard, même si j’avais commencé la danse à huit ans.

Plus tard, j’ai passé Lausanne. Violette Verdy, qui dirigeait le ballet à ce moment-là, était présidente du jury. Elle est venue me voir après pour me dire qu’elle cherchait des garçons, elle m’a conseillé de venir auditionner. J’ai donc auditionné, mais autrefois ces places de surnuméraires  étaient plutôt réservées aux élèves du CNSMDP. Cela me semblait donc impossible. Mais sur les cinq candidats reçus,  nous étions finalement deux de l’extérieur. Nous avons dansé quatre mois. La troupe cherchait des garçons car elle partait en tournée. Nous avons  donc tout dansé, alors qu’en général, quand on rentre dans le ballet, on ne fait rien. Là, on a tout fait.

Mais Violette Verdy partait à la fin de ces quatre mois. Elle nous a conseillé de revenir en septembre, si la nouvelle directrice Rosella Hightower voulait bien nous prendre. Entre-temps, Jean Sarelli – qui nous avait fait répéter Coppélia de Pierre Lacotte, quittait l’Opéra pour prendre la direction du Ballet du Rhin. Il m’a proposé de le suivre. Je venais d’avoir mon bac, on me proposait un travail alors que je n’étais pas sûr d’en avoir un quatre mois plus tard à Paris. Il y a toujours eu ce regret, peut-être que Rosella m’aurait proposé quelque chose. Le rêve de tout danseur classique en France est de faire l’Opéra.

 

Pour en revenir à L’Envol d’Icare, pourquoi ce fut compliqué ?

Pour moi, ce fut une déception. J’ai dû hausser le ton pour beaucoup de choses. Mon ballet était mixte, mais parfois, en répétition je n’avais que les filles ou que les garçons, alors que tout le monde dansait ensemble. Je pense que les danseurs étaient contents à la fin, mais moi, je n’ai pas été à mon meilleur. J’ai été impressionné. Je ne me sentais pas à la hauteur, même si je l’étais. C’était très complexe comme situation. Quand je fais une chorégraphie, j’improvise. Et improviser devant les Étoiles… Si j’avais pu reprendre ce ballet, ou en faire un deuxième, j’aurais passé toutes mes appréhensions et j’aurais été plus à l’aise. j’aurais compris le fonctionnement de la maison.

Il y a plusieurs années, j’avais fait un ballet pour Patrick Dupond à Nancy. Devoir danser devant lui, lui dire quoi faire, lui montrer les gestes, c’était dur. C’est ma nature. À Biarritz c’est pareil. J’improvise beaucoup, mais il suffit qu’une personne particulière vienne regarder et ça me perturbe, je ne trouve rien.

 

Comment est venue chez vous l’envie de chorégraphier ? 

D’abord, je ne voulais pas être chorégraphe, je voulais être décorateur après la danse. À Nancy, je prenais donc des cours de dessin par correspondance, j’avais fait quelques costumes. J’ai commencé la chorégraphie à Nancy, parce que j’étais hyperactif, que j’avais besoin d’autre chose que de la danse, que je n’avais jamais fait ça et que j’ai vu une annonce dans Les Saisons de la danse. J’ai essayé, j’ai passé trois concours, j’ai gagné trois premiers prix. J’ai été le premier étonné. Chorégraphier n’est pas forcément indispensable pour moi… C’est compliqué (sourire). Il faut dire aussi que les 27 ans de carrière n’ont pas été faciles. Je viens d’avoir 55 ans et d’un coup les portes s’ouvrent, mais maintenant je suis un peu épuisé.

Répétition de Cendrillon - Malandain Ballet Biarritz

Répétition de Cendrillon – Malandain Ballet Biarritz

Votre carrière a été difficile. Vous racontez souvent combien il a été difficile de s’imposer en assumant vos pièces néoclassiques. Comment s’est passée cette progression ? 

C’est difficile quand on vous dit tout le temps que vous êtes dépassé. Ce qui m’a sauvé, c’est d’avoir très vite été invité au Ballet du Nord, au Ballet du Rhin, au Ballet de Flandre, à l’étranger. J’avais 27 ans, je créais des ballets pour des programmes mixtes. J’y croisais d’autres chorégraphes, parfois étrangers, qui me disaient. « Ne t’inquiète pas, le problème que tu as est français. Si tu pars en Allemagne, tu n’auras aucun souci« .

L’importance du groupe a aussi été fondamentale. Nous avons quitté Nancy à huit, en 1986. Six sont toujours là, ils sont devenus l’administrateur, le professeur de la compagnie, le directeur technique… J’existe grâce à eux. Si j’avais été seul, j’aurais fait allégeance à la danse contemporaine ou j’aurais quitté la France, ce que je n’aurais pas fait tout seul. J’aurais surtout arrêté. Ce qui fait ma force, c’est le groupe.

Aujourd’hui, on commence à dire que les ballets que je faisais il y a dix ans étaient très bien, mais ce n’est pas ce que l’on me disait il y a dix ans. Maintenant le regard change, depuis Roméo et Juliette ou Magifique. Nous sommes maintenant dans une période d’ascension.

 

Comment avez-vous continué malgré ces embûches ?

L’orgueil. Plus que le plaisir et l’ambition, c’était l’orgueil qui m’a porté.

 

Pourquoi, selon vous, la danse classique a du mal à s’afficher en France, ce qui n’est pas forcément le cas ailleurs en Europe ? 

Je vais être radicale, mais nous sommes un pays à l’histoire imbécile. Les Français ont du génie, mais à toute époque il est rarement reconnu. C’est un malheur. Ce n’est pas un sentiment d’aujourd’hui, c’est la nature d’un esprit français. C’est en France qu’est née la danse classique, un roi l’a défendue. Elle est aujourd’hui négligée.

 

À quoi est due cette négligence selon vous ? 

Le manque d’ambition et de vision. Et même si c’est un peu caricatural, mais pour moi, il n’y a pas pire ennemi pour la danse classique que l’Opéra de Paris. On a une vision fausse de l’histoire, toujours basée du point de vue de l’Opéra. Avant, les créations étaient surtout actives dans les théâtres appelés secondaires. Jules Perrot ou Jean Coralli venaient de ces théâtres-là, toutes les inventions chorégraphiques venaient de la marge.  Ces théâtres secondaires servaient de pépinière à l’Opéra, pour les chorégraphes comme pour les danseurs et danseuses. Puis, parce que l’Opéra était jaloux de leur succès, Napoléon a décidé de réduire le nombre de ces théâtres. Ils n’ont pas eu le droit d’aborder certains sujets, réservés à l’Opéra. Les artistes ont trouvé des stratagèmes pour innover malgré tout ça, d’autres sont allés voir ailleurs. Ainsi, même si la danse était pleine de vitalité, les chorégraphes français étaient obligés de partir.

Cendrillon de Thierry Malandain

Cendrillon de Thierry Malandain

Comment replacez-vous le problème dans notre époque ? 

Il y a toujours eu une modernité qui a cohabité avec l’Opéra. La danse a toujours évolué avec l’institution et la marge. Dans les années 1970, il y a eu dans la danse toute l’influence de la modernité américaine et allemande. Les chorégraphes travaillaient différemment, c’était la danse libre, une autre façon de faire. Serge Lifar (que j’attaque un peu dans mon livre) détestait Isadora Duncan, la modernité allemande. Et il était une figure très écoutée. Il est coupable de ce que cette danse contemporaine ne faisait que vivoter.

Quand la gauche est arrivée au pouvoir, en 1981, elle a voulu apporter sa propre culture, dont cette contemporaine faisait partie. C’était aussi légitime, la danse contemporaine souffrait et manquait de moyens. Mais la gauche a aussi taxé la danse classique d’art bourgeois, ce qui était une bêtise, les danseur-se-s sont toujours venu-e-s d’un milieu défavorisé.

Dans les années 1980, j’étais un danseur un peu naïf du Ballet de Nancy. Nous avions un répertoire très large, j’allais voir Maguy Marin ou Jean-Claude Gallotta. J’étais ouvert à tous types de danse. Et quand j’ai commencé la chorégraphie en 1986, d’un coup, j’étais néo-classique et donc ringard. Je n’avais pas le droit de cité. Quand on est jeune, sans grande confiance, à qui l’on dit que l’on est ringard… Malgré tous les prix gagnés, c’était très dur à vivre.

 

Vous évoquez le livre que vous sortez, Cendrillon, carnet de création. Que contient-il ? 

On m’a demandé d’écrire sur Cendrillon, mais il se trouve que je n’écris rien. Je n’ai aucune note. Pour retenir la chorégraphie, on la filme et c’est tout. Dans la mesure où Cendrillon avait été fait en ne réfléchissant à rien, qu’est-ce-que j’allais mettre dans ce livre ? J’aime beaucoup Mariquita, une chorégraphe oubliée du XIXe siècle. À la question « Comment fait-on un ballet ?« , sa réponse était : « Je ne fais rien« ‘, la réponse que je préfère. Je suis parti de ça.

Dans ce livre, j’évoque Cendrillon, j’explique comment j’ai monté la chorégraphie. Puis je mêle à l’histoire de la danse, la vision de la danse. Quand j’ai démarré, j’étais un naïf. Dès le début, on m’a mis à part. J’ai donc essayé de comprendre d’où je venais. Qu’est-ce-que cela voulait dire néo-classique ? Quels étaient mes ancêtres ? Je me suis beaucoup intéressé à l’histoire de la danse.

J’évoque aussi ces chorégraphes oubliées comme Mariquita, cette femme algérienne qui a dirigé pendant 20 ans les ballets de l’Opéra-Comique, au XIXe siècle. Il n’y a rien sur elle. En faisant des recherches, j’ai ainsi découvert qu’il y avait plein de chorégraphes, et pleins de femmes chorégraphes, qui avaient fait beaucoup de choses et dont on ne parlait pas. On a une fausse histoire de la danse. Il y a l’histoire officielle, et une autre.

 

Votre prochain projet est une soirée les 5 et 6 juillet à Biarritz, avec le Malandain Ballet Biarritz, le Ballet du Capitole et le Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Pouvez-vous nous en parler ? 

Quand j’ai été renommé il y a deux ans, j’ai dû redéposer un projet. Cet axe de rapprochement entre ces trois compagnies en faisait partie. Puisque l’on est tous dans le Sud-Ouest, que l’on s’entend bien, que l’on part tous du classique, il faut essayer d »avoir un travail commun. Trois ballets qui se produisent le même soir sur la même scène, c’est un événement en soi.

Ce spectacle des 5 et 6 juillet est la première pierre à ce projet, je ne sais pas encore sur quoi cela va déboucher. Nous avons des réalités très différentes. Ce sont des maisons d’opéra, ils ont moins de liberté que nous. Dans ma tête, j’imaginais un jour la Neuvième de Beethoven avec les trois compagnies, chaque chorégraphe réglant un mouvement, et le quatrième fait par un-e chorégraphe invité qui fait le lien entre les trois compagnies.

Ce projet n’est pas juste artistique, c’est aussi symbolique, politique. Il faut montrer la danse classique, c’est capital pour moi.

Répétition de Cendrillon - Malandain Ballet Biarritz

Répétition de Cendrillon – Malandain Ballet Biarritz

Qu’est-ce qui est compliqué aujourd’hui pour une compagnie classique ou néo-classique en France ? 

On peine à trouver des danseurs, l’enseignement a beaucoup baissé. Nous voyons beaucoup de danseurs qui auditionnent, mais qui n’ont pas d’école : les bras ne sont pas placés, il n’y a plus de travail de pied…

Le niveau des CNSM étaient meilleur avant. De mon temps, beaucoup de grandes Étoiles venaient du Conservatoire, et aujourd’hui ? L’équipe pédagogique est bonne, et Clairemarie Osta avait raison en voulant recruter les enfants plus jeunes au CNSMDP. On lui a dit que « le Conservatoire, ce n’est pas l’Opéra« . Mais les élèves qui y rentrent aujourd’hui sont moins bons qu’il y a 10 ans, parce qu’ils y rentrent trop tard, vers 14 ans. Il faut les prendre plus tôt pour corriger les défauts.

Les conservatoires municipaux ont désormais surtout vocation à former de bons amateurs, ce qui s’est fait au détriment de la formation professionnelle. Pour la danse classique, deux heures de cours par semaine, ça ne suffit plus à un moment. Aujourd’hui, les meilleurs conservatoires de France sont ceux qui ne tiennent pas compte du règlement, où les élèves travaillent plus. Mais c’est aussi un phénomène de société. La danse classique, ça ne s’apprend pas comme ça et ça fait mal. Dans les nouvelles pédagogies, le professeur ne doit pas toucher un élève. À 13 ans, j’ai pris un cours avec Daniel Franck. Il  m’a pris la jambe et l’a tourné en-dehors, c’est là que j’ai compris le mouvement. S’il ne m’avait pas touché, je n’aurais pas compris.

Il y a aussi toute cette tendance sur les enfants qui doivent découvrir la danse qu’ils ont en eux, que ça ne leur sert à rien de leur apprendre des rudiments techniques. Mais la danse classique, c’est un apprentissage, une technique dont on se libère un jour ou l’autre. La danse classique s’apprend par la pratique, pas par la tête. Nous faisons beaucoup de travail avec les enfants, où on leur apprend et leur transmettons des choses.

 

Vous n’avez pas envie d’ouvrir une école ? 

Créer une école, ça aurait été un rêve il y a 15 ans. Maintenant c’est trop tard, il faut au minimum 10 ans pour faire un bon danseur. Quand on est arrivé à Biarrtiz, il y avait des bonnes écoles de danse. Notamment une, celle qui a créé le centre de formation, que l’on aide. Pour l’instant, je n’ai pas encore trouvé un danseur pour chez nous, mais ils font un bon travail.  Certains de chez nous enseignent au conservatoire de Biarritz, ils sont bons, mais n’ont pas assez d’horaire pour aller loin. Il manque des grandes écoles.

 

Après ce spectacle en juillet, quel sera votre prochain ballet ? 

L’Opéra Royal de Versailles m’a demandé une nouvelle création, La Belle et la Bête, donnée à l’automne 2015. Le ballet sera aussi donné dans le cadre de San Sebastien Capitale européenne de la Culture, en 2016. Je n’y ai pas encore réfléchi, mais je ne voudrais sûrement pas faire un second Cendrillon. Dans l’idéal, j’aimerais bien trouver une symphonie, quelque chose qui permette traitement plus universel de La Belle et la bête, moins narratif. Il serait très facile de commander une musique et de faire quelque chose comme Cendrillon. Il faut que j’arrive à détourner, l’affaire, je ne sais pas comment. Je vais essayer de trouver…

Répétition de Cendrillon - Malandain Ballet Biarritz

Répétition de Cendrillon – Malandain Ballet Biarritz

Concernant le Malandain Ballet Biarritz, vous ne pouvez logiquement pas rester à la direction au-delà de 2016, puisqu’il s’agit d’un Centre chorégraphique national. Va-t-il y avoir des exceptions pour les CCN très marqués par leur chorégraphe, comme vous ou celui d’Angelin Preljocaj à Aix ? 

Normalement, je ne peux pas aller plus loin que décembre 2016. Après, c’est à l’étude. On est en négociation avec la ministre. Elle est au courant, je pense qu’elle est sensible à nos cas, elle reconnaît le travail et la réussite. Il faut des règles pour ces CCN, mais à toutes règles il y a des exceptions. Elle n’a pas donné de réponse définitive, elle m’a dit qu’elle allait réfléchir, mais je suis plus confiant après l’avoir rencontrée qu’il y a deux mois où je commençais à paniquer. Cela me paraît absurde d’arrêter maintenant que ça marche. Et il n’y aura pas de moyens pour remonter une compagnie ailleurs.

Comments (3)

  • Vraiment la meilleure interview autour de la danse lue depuis longtemps !
    Bravo, dialogue très bien mené, pertinent, et réponses passionnantes.
    Un vrai régal 🙂

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  • Un bel échange mettant en valeur le cheminement de M.Malandain. Une « Cendrillon » revisitée, magnifique ballet découvert ce 7 août à Biarritz ! Quelle scénographie !

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