François Alu : « Nous servons le travail de William Forsythe tout en laissant place à notre individualité »
William Forsythe termine la saison 2015-2016 au Ballet de l’Opéra de Paris, avec une soirée dédiée au Palais Garnier du 4 au 16 juillet. Le chorégraphe, qui a régulièrement collaboré avec la compagnie, était même son chorégraphe associé cette saison, avant de partir à Boston en septembre. Le programme comprend notamment une création, Blake Works I, pour une vingtaine de danseurs et danseuses. François Alu en fait partie. Il explique pour Danses avec la plume la façon de travailler de William Forsythe et son travail sur cette création.
Quelle est la base de la création Blake Works I ?
William Forsythe est parti de l’école française, tout ce travail de pied et de petite batterie. Bien sûr, comme c’est William Forsythe, il actualise, il déstructure. Je pense ainsi que la pièce aura un vrai parfum classique et très école française, tout en étant moderne.
Quelle a été votre premier souvenir lié à William Forsythe, en tant que danseur et spectateur ?
J’ai eu la chance de danser relativement tôt du William Forsythe, avec le groupe 3e Étage de Samuel Murez. Le chorégraphe nous avait en effet autorisé à reprendre Limb’s Theorem. En tant que public, j’ai pu voir le Ballet de l’Opéra de Lyon ou le Ballet de Francfort (dirigé par William Forsythe de 1984 à 2004). William Forsythe leur a inculqué une culture de la créativité et du dynamisme incroyable. Ces interprètes ont une façon de réfléchir qui est très complexe. Ils peuvent découper une phrase chorégraphique en 5, la suivante en en sept, puis 6, tout en ayant en tête un concept comme le fait que tout mouvement doit partir des hanches ou du coude. Avec en plus des contre-points, un jeu avec la musique… C’est un vrai travail cérébral. Les premiers workshops ont ainsi été compliqués car nous ne sommes pas du tout habitué.e.s à ça. Mais j’ai trouvé ce travail très stimulant. Et il nous a insufflé une vraie énergie.
Comment se passe un atelier avec William Forsythe ?
La vingtaine d’interprètes de la pièce étaient dans un studio et William Forsythe nous donnait des consignes. Il proposait par exemple de travailler sur les ports de bras classique ou sur la petite batterie façon Gilbert Mayer. Puis il nous donnait une instruction en plus, immobiliser un bras par exemple. Puis un pas était rajouté, et ainsi de suite. Un atelier, c’est se laisser guider, essayer d’être vraiment à l’écoute de ce que demande le chorégraphe. C’est un chemin sinueux qui se décuple, où il ne faut pas oublier les idées de base en cours de route. C’est très stimulant. Ces ateliers ont duré autour de deux semaines. Nous avons compris où aller avec cette pièce par ces ateliers. Il nous expliquait aussi comment il voyait les choses, c’était une façon d’entrer dans son monde, d’intégrer sa gestuelle. Même si je pense qu’il faut des années er des années pour être vraiment « expert William Forsythe ». Mais nous essayons de faire de notre mieux.
Comment est William Forsythe en création ?
Ça se passe très vite dans sa tête. Il a beaucoup d’idées et ça change très rapidement. Il a toutes les structures en tête. Tout s’imbrique. C’est assez surprenant de voir tout ce qu’il arrive à garder en tête et à modifier, savoir qui danse telle phrase. C’est un chorégraphe que j’admire beaucoup. Pour les dernières répétitions, il nous demandait aussi d’être comme si nous étions en spectacle. Ce n’était pas grave de rater, ce qui était intéressant était de voir comment nous nous rattrapions. Le but est que le public ne se rend compte de rien. J’aime cette sensation de liberté.
Il travaille aussi avec deux assistant.e.ss géniaux, Jill Johnson et Christopher Roman. Ils nous donnent des conseils précieux. Nous pouvions rester bouche bée à les voir improviser lors des ateliers. William Forsythe leur a vraiment insufflé une culture et une façon d’aborder la danse qui sont marquées au plus profond de leur être. Ils sont maintenant incroyablement créatif.ve.s et sans limite. Ils ont toujours quelque chose de nouveau à proposer.
Quelle est la chose la plus difficile quand on travaille avec William Forsythe : le travail physique ou intellectuel ?
Les deux ! Physiquement, c’est très fatigant. On donne tout ce qu’on a, mais c’est de la bonne fatigue. J’aime transpirer et être épuisé à la fin de ma journée. Intellectuellement, dans les improvisations, je pense beaucoup. On est d’ailleurs tellement focalisé sur ce que l’on fait que l’intellect fait oublier la fatigue physique. Mais une fois que l’on a ingéré notre partition, nous pouvons nous focaliser sur notre qualité de mouvement. Malgré tout, c’est un travail tout à fait organique. Tout le monde est dévoué à la pièce. On a conscience de la chance que l’on a.
Comment William Forsythe s’adapte-t-il aux danseurs et danseuses qu’il a en face de lui ?
Il est ouvert aux propositions. À un moment, il m’a donné une base. Puis j’ai proposé quelque chose et on l’a gardé. Il m’a ensuite demandé de partir dans telle direction. Il est un jour arrivé en faisant une improvisation d’une minute, tout en gardant ce que j’avais proposé au début, en me disant ensuite : « Ça, c’est ton solo » (ndlr : François Alu s’étant blessé quelques jours après l’interview, il ne devrait finalement plus danser en solo). Il s’adapte vraiment aux danseur.se.s qu’il a en face de lui. C’est ainsi un travail de création très agréable, avec un chorégraphe au sommet de son art. On est la matière, mais on peut avoir du répondant. Pour moi, c’est presque une erreur de créer sans jamais prendre en compte la personne que l’on a en face de soi, ses propres qualités, sa propre façon de bouger, comme si cela pouvait être n’importe qui d’autre. Cette création avec William Forsythe est une vraie collaboration et c’est ce que j’apprécie. Nous sommes là pour servir son travail, chaque interprète doit faire le maximum pour défendre les valeurs du chorégraphe, mais nous pouvons laisser place à notre individualité.
William Forsythe avait créé In the middle, somewhat elevated pour toute une jeune génération. Avez-vous la même impression avec Blake Works I ?
Nous nous sommes fait récemment la réflexion que nous étions toute une ligne de génération 1993 : Germain Louvet, Hugo Marchand, Jérémy-Loup Quer et moi-même. Mais il y a aussi des danseur.se.s d’une trentaine d’années.
Que va donner Blake Works I sur scène ?
La pièce dure une vingtaine de minutes, nous sommes 22 en scène. Il y a parfois des solos, des duos, des ensembles… Cela ne tourne pas autour d’une seule individualité. En fait, tout change souvent, et cela va sûrement changer jusqu’à la première ! Nous ne sommes donc pas dans quelque chose de confortable, et j’aime ça. C’est très existant, il y a toujours du nouveau.
Quelle est la place de l’improvisation dans la pièce ?
Il y a parfois des sortes d’improvisation. Le but n’est pas de faire n’importe quoi, il y a toujours une structure. On doit jouer avec le rythme, le phrasé, les textures, les nuances. C’est très stimulant, cela sera tous les soirs différents.
Comment est la musique de James Blake ?
Très agréable ! Elle a une structure organisée, un début, un milieu et une fin, tout en étant très créative. Je sais que, quand il compose, James Blake écrit énormément de portées, avant de supprimer petit bout par petit bout. Cela donne une musique très riche.
Que vous apporte l’expérience de création ?
C’est en fait un autre exercice. Mes premières expériences de création ont été avec 3e Étage et Samuel Murez, alors que j’étais encore Quadrille. Ces moments étaient très épanouissants, j’avais l’impression de pouvoir vraiment m’exprimer et ne pas reproduire une danse déjà faite pour quelqu’un d’autre. On sait ainsi pourquoi les choses sont là. Bien sûr il y a la transmission, mais elle se perd parfois, un peu comme un jeu de téléphone arabe, et il arrive que l’on ne sache pas vraiment pourquoi on fait les choses.
Comment William Forsythe garde-t-il la trace de son travail sur Blake Works I ?
Il y a un très gros travail de vidéo avec lui. Tout est filmé, on le voit faire, expliquer, donner des conseils, changer. On peut ainsi suivre toute l’évolution de la pièce, et du jour 1 à la première, beaucoup de choses ont évolué. Dans 30 ans, si l’on veut remonter cette pièce, on saura ainsi pourquoi les choses étaient comme ça.
Quel est votre bilan de cette saison 2015-2016 ?
J’ai eu la chance de découvrir des rôles, j’ai essayé de donner à chaque fois le meilleur de moi-même. J’ai démarré avec Thème et variations de George Balanchine, très sympathique à danser. C’est une pièce classique avec du style, qui bouge, et j’aime bien être à bout de souffle. Puis La Bayadère et Solor, un moment génial ! Je rêvais de danser Solor petit, le rêve est accompli. J’aime beaucoup la gestuelle animale et puissante du personnage, c’est un guerrier, tout en gardant les lignes et l’esthétisme que l’on nous apprend à l’Opéra. Je me suis beaucoup inspirée de Vakhtang Chabukiani, l’un des créateurs du rôle, pour la posture, les épaulements, les regards, tout ce qui est haut du corps. J’ai eu la chance de danser plus tard ce ballet à Kazan. Puis Roméo et Juliette et le personnage de Mercutio, une très belle expérience aussi. Il y avait beaucoup de théâtre. C’est le clown de service, mais c’est par lui que la tragédie démarre en étant le premier à mourir. Cela m’avait beaucoup plus d’interpréter ce personnage. Enfin Giselle et le pas de deux des vendangeurs que j’ai dansé un certain nombre de fois ! Et Hilarion, où je me suis focalisé sur l’aspect théâtral, ce que j’aime beaucoup. Sans lui, il n’y a pas de tragédie.
Il n’y a pas eu de regret de ne pas danser Albrecht ?
Forcément, j’aurais rêvé de faire Albrecht. Mais je n’ai pas le pouvoir de m’auto-distribuer. Ce pas de deux des vendangeurs, c’est court et intense et ça n’avait pas la profondeur d’un personnage. Mais il fallait éviter la lassitude. Il y a dans la salle des personnes qui viennent voir Giselle pour la première fois, cela doit sembler aussi être la première fois pour moi, le public doit y voir un moment unique. Tout comme ceux et celles qui viennent voir cinq fois le spectacle, ce moment doit être magique à chaque fois. J’ai commencé la danse classique pour ça, pour la virtuosité. Mais aujourd’hui, je préfère toucher les gens profondément et proposer ma vision d’un personnage.
Quels personnages vous font envie la saison prochaine ? Quels sont vos projets ?
Siegfried dans Lac des Cygnes, James dans La Sylphide, j’aimerais beaucoup aussi travailler avec Crystal Pite. Hors Opéra, je continue à travailler avec 3e Étage, Samuel Murez va normalement créer un nouveau spectacle. J’ai aussi le projet de faire une chorégraphie, que j’ai déjà commencé, un trio avec moi et deux autres danseur.se.s. J’aimerais créer quelque chose d’assez narratif puis le filmer dans lieu atypique. L’idée est donc d’en faire un court-métrage, de le réaliser, j’aimerais bien le produire aussi avec la structure de 3e Étage. L’année prochaine, nous avons beaucoup de dates avec l’Opéra et 3e Étage, je ne pourrais donc pas refaire un spectacle à Bourges, mais je le proposerai dans deux ans.
Et la nomination d’Étoile ? Il n’y a pas eu de frustration de ne pas avoir été nommé après La Bayadère ?
Je ne sais pas si l’on peut parler de frustration. Je n’aurais bien sûr pas dit non à une nomination. Mais j’aurais surtout été très frustré d’avoir raté mes spectacles. Ce qui compte le plus pour moi, est de faire le meilleur spectacle possible. C’est indéniable que j’aimerais être nommé Étoile. Mais je n’ai pas de pouvoir là-dessus. Il y a tellement de gens à qui l’on a dit qu’ils étaient les prochaines Étoiles, et puis rien n’est venu. On ne peut pas prédire ce qui va se passer. Se dire « Je dois être Étoile« , tout faire pour, et ne pas voir la nomination arriver…. Je rêverai que ça arrive. Mais tout ne s’arrête pas si je ne le suis pas, il y a trop de choses à vivre. J’essaye de faire le maximum, de donner le maximum en scène, de travailler dur chaque jour pour m’améliorer. Et j’espère avoir la reconnaissance un jour.
Quelle est l’ambiance à l’Opéra après cette saison mouvementée ?
Nous continuons à danser, à faire notre maximum. Nous sommes dans une ambiance de travail positive. Pour moi, un bel avenir s’ouvre à l’Opéra avec Aurélie Dupont. Elle est passionnée par la maison et très présente. Elle a un réel amour pour cette compagnie et elle veut nous tirer vers le haut. Elle veut notre bien, profondément. Beaucoup d’ingrédients sont là pour un bel avenir.