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Comprendre William Forsythe en cinq ballets

De septembre à janvier, le Festival d’Automne met William Forsythe à l’honneur à Paris et en région parisienne. Six spectacles très différents s(er)ont interprétés par le Ballet de l’Opéra de Lyon, le Semperoper Ballett de Dresde ou des danseurs de la Forsythe Company : l’occasion de se plonger dans le travail de ce chorégraphe aussi prolifique que protéiforme.

Depuis les années 1980, William Forsythe n’a cessé d’aiguiser et de renouveler la perception de la danse. Comment ? En exigeant de la création qu’elle soit exploration constante des limites du mouvement et du spectacle chorégraphique. Explorer pour décloisonner et pour repousser les limites : avec William Forsythe, cette composante, peut-être essentielle de toute recherche artistique, est travaillée et exhibée en tant que telle. Danseurs comme spectateurs deviennent alors également des chercheurs. A travers cinq pièces emblématiques (dont la plupart sont visibles au Festival d’Automne), décryptage de l’œuvre de William Forsythe. Gigantesque (une centaine de pièces !), elle n’est pourtant pas dénuée de cohérence.

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Steptext – Le classique disloqué

Créée en 1985, Steptext est l’une des premières pièces de William Forsythe. Formé à la danse classique, son credo est que « le vocabulaire n’est pas, ne sera jamais vieux… C’est l’écriture qui peut dater« . William Forsythe entreprend alors de réécrire le ballet classique, de reforger sa syntaxe. Sur une musique de Bach, trois hommes en noir et une femme au corps encore élancé par un justaucorps long rouge et des pointes acérées se jettent dans des pas de deux aussi rapides que complexes.

William Forsythe pousse les mouvements classiques à leurs limites, d’allongement des corps et de jeu avec le danger : le risque de chute est réel, et les déséquilibres ne cessent d’être rattrapés par d’autres déséquilibres. Mais c’est bien la maîtrise classique du mouvement qu’exhibe Steptext. Les interprètes, avec une désinvolture plus insolente encore que chez George Balanchine, car plus indifférente, déconstruisent le vocabulaire classique. Les pas de liaison sont particulièrement mis en valeur : les glissades par exemple deviennent des pas de deux glissés déhanchés où la ballerine s’affronte au risque de la chute. Son corps vrille sur lui-même autour de son partenaire, dans des fouettés et de grands ronds de jambe désaxés qui dessinent des figures aussi précises qu’inattendues.

Steptext déploie déjà tout le pan néoclassique du style de William Forsythe : corps arqués dans une extension maximale, les hanches en avant, ports de bras nets et étirés, explosivité élastique des sauts… Du ballet classique, le chorégraphe retient l’aspect géométrique, la clarté et la précision de l’enchaînement des pas, la jouissance particulière aussi qu’il procure. Mais il multiplie les centres d’impulsion des gestes, rendant au buste toute sa mobilité et travaillant chaque articulation. Les corps en tension sont lignes et énergie, et le mouvement, comme chez Trisha Brown, jamais ne s’interrompt.

En même temps que ce « vertigineux frisson d’exactitude » fascine, une certaine distanciation y est à l’œuvre. Sporadiquement, la musique cesse ou le noir se fait au milieu d’un pas : à la dislocation des corps répond la fragmentation du spectacle. Steptext, « texte de pas » dont le vocabulaire apparaît distinctement, est emblématique de la manière dont William Forsythe compose ses chorégraphies : il crée de petites phrases autonomes qu’il complète et assemble dans une combinatoire déconcertante. L’hommage au classique passe par sa déconstruction.

Steptext, par le Semperoper Ballett de Dresde, au Théâtre de la Ville du 28 au 30 octobre.

 

In the Middle, Somewhat Elevated – Créer pour les compagnies de ballet

Repéré par John Cranko, William Forsythe commence par chorégraphier au milieu des années 1970 pour le Ballet de Stuttgart. De 1984 à 2004, alors qu’il est directeur artistique du Ballet de Francfort, toutes les grandes compagnies de ballet du monde l’invitent à chorégraphier pour elles. Comme Balanchine avait mis en valeur la compagnie de l’Opéra de Paris dans Le Palais de Cristal, William Forsythe la sublime en 1987 dans son chef-d’œuvre In the Middle, Somewhat Elevated.

Le chorégraphe incorpore l’année suivante cette pièce, qui doit son titre aux deux cerises dorées suspendues au-dessus du plateau, au ballet Impressing the czar. La musique percussive et répétitive de Thom Willems, collaborateur de toujours, porte une chorégraphie hypnotisante que seuls des danseurs à la technique virtuose – mais toujours mise en danger ! – peuvent interpréter. Humour et violence contemporanéisent le ballet classique.

Aujourd’hui, du San Francisco Ballet au Staatsballett Berlin, de nombreuses compagnies classiques ont fait entrer In the Middle, Somewhat Elevated à leur répertoire. Dernière en date, l’English National Ballet, qui le dansera pour la première fois en mars 2015.

In the Middle, Somewhat Elevated, par le Semperoper Ballett de Dresde, au Théâtre de la Ville du 28 au 30 octobre.

 

Artifact – Un ballet contemporain

Trois étranges personnages, dont l’une est en robe à paniers et perruque poudrée, un autre parle dans un mégaphone, déambulent sur scène au milieu d’un corps de ballet en académique réglé au millimètre… Avec Artifact, premier ballet qu’il crée à Francfort, William Forsythe fait un « ballet sur le ballet«  qui chamboule les habitudes, entre abstraction et bribes narratives, virtuosité et parodie, Versailles et Metropolis.

La forme est pourtant traditionnelle : le chorégraphe reprend la structure en quatre actes fixée par Petipa, mais pour interroger le legs historique dont il hérite. Insatiablement curieux, William Forsythe puise dans l’histoire de la danse, la philosophie ou les autres arts de quoi nourrir un spectacle total. Il déconstruit le ballet classique pour en exposer ce qu’il considère en être l’ossature, les principes esthétiques et idéologiques – au premier rang desquels, la hiérarchie et l’harmonie. Louis XIV croise alors Petipa et Cunningham. D’où vient la danse classique et où va-t-elle ? Qu’attendons-nous d’un spectacle, de cette formidable machine à créer de l’illusion, à organiser du chaos ? Artifact expérimente aussi sur les interactions entre le geste et la voix, sur la démultiplication de l’espace scénique que permettent les épaulements classiques lorsqu’ils sont orientés dans toutes les directions. Face à une telle profusion, le spectateur est laissé libre de focaliser son attention où il le désire.

 

Limb’s Theorem – La scénographie en mouvement

Limb’s Theorem, créée en 1990, est un tournant dans l’œuvre de William Forsythe. D’abord par l’importance accordée à la scénographie : musique, décor et lumière sont indissociables du mouvement des corps. Le chorégraphe lui-même a créé les lumières du spectacle. Elles modifient les mouvements des danseurs par des jeux d’ombres, les obligent à danser dans le noir ou sous une lumière éblouissante. Au milieu du plateau, un gigantesque mur incliné tourne sur lui-même ou une corde ondule spasmodiquement au pied d’une paroi gondolée.

William Forsythe met en œuvre sa conviction que la chorégraphie n’est pas seulement affaire de corps, mais de mouvement en général. Dans le programme écrit en 1990, Forsythe se réfère à des philosophes (Foucault, Wittgenstein…), mais aussi à l’architecte Daniel Libeskind. Au centre de ce « théorème des membres« , une conviction qu’il a acquise en côtoyant ces penseurs et artistes, celle de l’ « illusoire unité du corps dansant« .

Déjà caractéristique de ses chorégraphies néoclassiques, la dislocation des corps prend ici une forme qui accorde plus de place à l’individualité des danseurs. Assez nettement singularisés par leurs costumes, ils doivent au cours de la chorégraphie improviser à partir de leur perception de l’espace tel que le modifient le décor mouvant et les lumières. Le corps est encore plus désarticulé et le mouvement gagne en imprévisibilité. Les séquences sur pointes côtoient des mouvements qui deviendront prédominants chez William Forsythe : moins géométriques, plus fluides, ils conservent cependant la même clarté d’articulation et la même énergie.

Dans les années 1990, William Forsythe multiplie les installations et les performances, au sein desquelles le public prend une place croissante. Dans One flat thing, reproduced, il poursuit le travail scénographique entamé avec Limb’s Theorem : les danseurs évoluent dans un espace quasiment rempli par des alignements de grandes tables de fer. Il faut danser entre les tables, sur et sous elles. Autant dire : contre les tables, mais grâce à elles. Les danseurs ont à leur disposition vingt-cinq thèmes de mouvements, qu’ils manient selon un art musical du contrepoint que William Forsythe considère comme la base de ses chorégraphies, mais aussi improvisent. One flat thing, reproduced a aussi donné naissance au projet Synchronous Objects, qui a pour ambition de mieux cerner ce qu’est la pensée chorégraphique.

Limb’s Theorem, par le Ballet de l’Opéra de Lyon, à la Maison des Arts de Créteil du 4 au 6 décembre.

One flat thing, reproduced, par le Ballet de l’Opéra de Lyon, au Théâtre de la Ville du 17 au 26 novembre et au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines les 28 et 29 novembre.

 

 

Study #3 – La Forsythe Company

En 2004, William Forsythe a fermé le Ballet de Francfort pour monter la Forsythe Company. Depuis, il y poursuit son travail d’expérimentation avec les danseurs, devenus véritables cocréateurs. La chorégraphe a conçu Study #3, créée en 2012, comme une forme de récapitulation de son travail. La pièce fonctionne par citation de tous les gestes qu’il a pu inventer en quarante ans de carrière (témoignant de l’unité profonde que William Forsythe attribue à sa recherche). Cette pièce sera l’occasion d’entrer dans l’énergie tourbillonnante de la Forsythe Company. A la fin de cette année, William Forsythe en quittera la direction : vers quels horizons ?

Study #3, par la Forsythe Company, au Théâtre National de Chaillot du 5 au 12 décembre.

En résumé

Y a-t-il un « style William Forsythe » ? On a voulu le définir au confluent des danses néoclassique, postmoderne et contemporaine, mais lui-même rejette la notion de style. Pour lui, il n’y a qu’une seule chose : le corps dansant, c’est-à-dire un corps concentré en lui-même, qui devient pure intensité de mouvement : « Plus vous serez capable de vous laisser aller, de vous abandonner à une sorte de transparence du corps, de sentiment proche de la disparition, plus vous serez en mesure de parvenir à une différenciation dans la forme, dans la dynamique. … Le mouvement est en rapport direct avec votre capacité à vous évaporer réellement« .

 

Pour aller plus loin

Des dvd : le documentaire Forsythe au travail d’André Labarthe ; le dvd Improvisation Technologies ; From a classical Position.

Des livres : William Forsythe and The Practice of Choreography : It Starts From Any Point ; le catalogue de l’exposition Suspense : rassemble images quelques unes de ses performances et installations.

Une pièce : Dans Legitimo / Rezo, Jone San Martin présente dans une conférence dansée les techniques d’improvisation que William Forsythe met en oeuvre avec ses danseurs ; pour le chorégraphe, l’improvisation est devenue le principal moteur de la création. La conférence est suivie d’un solo créé avec Forsythe. Du 2 au 8 octobre, au Centquatre-Paris.

 

Comments (4)

  • clecle

    Un très bel article permettant aux néophytes, comme moi, de mieux se rendre compte de ce qu’est l’oeuvre de Forsythe. Bienvenue à Laetitia! mention spéciale pour les vidéos qui permettent de mieux comprendre l’article notamment pour ceux qui n’ont jamais vu de balllet du chorégraphe.

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    • Laetitia

      Merci beaucoup !! N’hésite pas si tu as des questions. Et si tu veux voir Forsythe danser de sa manière si particulière, voici un solo de lui : http://www.youtube.com/watch?v=hDTu7jF_EwY. J’espère que tu auras l’occasion de voir un de ses spectacles lors du festival d’Automne !

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  • Lana

    Un très bel article !

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  • Jade

    Voilà qui me réconciliera avec Forsythe qui me laisse de marbre. Je n’avais en effet jamais vraiment saisi son style. Merci !

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