Don Quichotte de Carlos Acosta par le Royal Ballet – L’artifice prend le pas sur l’émotion
Sur le papier, le Don Quichotte de Carlos Acosta vend du rêve. Le Royal Ballet le présente comme une ode à la joie de vivre, un spectacle gorgé de soleil, une parenthèse enchantée dans la grisaille londonienne de ce mois de novembre. Le danseur et chorégraphe cubain s’est de plus lancé pour défi de moderniser ce grand ballet classique et l’adapter au public britannique. Mais en réalité, cela donne quoi ?
En fait, ni modifications radicales ni ajouts révolutionnaires au chef d’oeuvre de Petipa. L’accent est surtout mis sur le folklore espagnol pour dépayser spectateurs et spectatrices. Fait plutôt inhabituel dans le ballet classique, on entend beaucoup les danseurs et les danseuses s’exclamer, souvent à grand cris et en VO. Les décors de Tim Hatley qui œuvre d’ordinaire pour les comédies musicales du West End, sont actuels, audacieux et dans l’ensemble plutôt réussis. Les artistes sont visiblement ravis d’être là, leur niveau est excellent, la technique des solistes est solide, voire superlative en ce qui concerne Marianela Núñez.
Bref, beaucoup de travail et de plaisir à présenter ce nouveau Don Quichotte, avec de plus un casting principal très latin pour cette soirée de Première, entre l’Étoile argentine et Carlos Acosta en personne. Mais cette version de Don Quichotte, qui ressemble plus à un gala qu’à un ballet narratif, manque pourtant de substance et de piment. La réorchestration par Martin Yates de la partition de Minkus en a de plus aplani tous les accents, ne faisant que souligner ce manque d’âme de la production. Et finalement, le personnage le plus attachant de cette production est un de ceux qui ne dansent pas, en la personne de Christopher Saunders qui présente dès le prologue un Don Quichotte très attendrissant, rêvant à sa Dulcinée.
Lors du premier acte déjà, la chorégraphie fait la part belle à un pêle-mêle de danses de caractère brouillonnes et sans trop de saveur. Les quelques variations dansées sur pointes trouvent difficilement leur place dans l’histoire et tombent un peu comme un cheveu sur la soupe. Les deux amies de Kitri, Helen Crawford – d’une grâce infinie – et Beatriz Stix-Brunell, maîtrisent néanmoins parfaitement leur sujet. Le duo Espada/la Danseuse de rues, qui repose presque entièrement sur des effets de cape et de jupons, est complètement écrasé par le couple principal.
Heureusement, Carlos Acosta, puis Marianela Núñez font tous deux une belle entrée en fanfare : lui un Basilio viril, elle une Kitri solaire. Leur relation, traduite par une pantomime appuyée, est celle de deux gamins facétieux, de deux compagnons de jeux dans la cour de récré. La ballerine argentine est une Kitri très coquette, à la danse aussi spectaculaire que propre. Un petit défaut tout de même ? Oui, elle a tendance à sourire triomphalement après chaque pas un peu délicat, le visage figé. Compréhensible, car elle porte sur ses épaules la majorité des difficultés techniques. Mais cette attention, plus dirigée vers le public que vers son partenaire, a pour effet malencontreux de rompre sans cesse l’illusion théâtrale, tic plutôt agaçant. Apres un dernier acte de bravoure mené de manière objectivement impressionnante par Carlos Acosta, les deux amoureux prennent la fuite pour se marier.
A l’acte II, les affaires se gâtent car la relation Kitri-Basilio est toujours au degré zéro de la séduction, plus amis qu’amants. Alors que le décor rougeoyant d’un soleil couchant se déploie à l’arrière-plan, le pas de deux est esthétiquement réussi mais singulièrement dépourvu de sensualité ou de romantisme. Aussi bien du point de vue de la chorégraphie que de l’interprétation, personne ne fait dans la nuance. Basilio fond sur Kitri, plaque sa bouche contre la sienne, elle prend des airs outragés d’opérette, le roue de petites tapes en frappant des pieds par terre, le pourchasse à travers la scène, lève la main pour le frapper… et tombe aussitôt dans ses bras, en pâmoison. Ben, voyons ! Mais l’on peut difficilement reprocher à Marianela Núñez son manque d’investissement théâtral dans une histoire d’amour aussi peu construite.
Les gitans arrivent sur ces entrefaites et, surprise ! Ce passage est presque le plus excitant de la représentation. Les danses traditionnelles ont du caractère, le corps de ballet du panache, la scène fait enfin monter l’adrénaline. Kristen McNally s’impose comme une gitane sexy et charismatique qui improvise un flamenco très convaincant au coin du feu, accompagnée par un solo de guitare et acclamée par les mâles dominants dans un espagnol caricatural – ce dont on se passerait bien.
Puis c’est la traditionnelle scène de la vision qui prend place dans un jardin psychédélique aux gigantesques fleurs mauves. Un rêve, d’accord, mais là, c’est sous substances illicites façon Alice aux pays des merveilles de Walt Disney. L’on se demanderait presque si la troupe ne s’est pas trompée de décor. Difficile de faire abstraction, d’autant plus que les tutus poudrés comme des guimauves ne rééquilibrent pas la balance côté sobriété. Une fois remise du choc initial, je tombe sous le charme de notre Cupidon du jour : une Meaghan Grace Hinkis un peu nerveuse mais adorable, pétillante et aussi aérienne que la fée Clochette. Yuhui Choe interprète une reine des Dryades très douce, à la technique infaillible. Quant à l’Étoile, elle incarne une Dulcinée loin d’une vision éthérée, qui se réduit à une Kitri en tutu blanc, toujours assortie de sa malice habituelle.
Pour le troisième acte, retour à une Espagne en carton-pâte un peu moins kitsch, d’abord dans une taverne où Espada s’essaie à un numéro de toréador arrogant supposé mettre les femmes en transe. Efficacité : faible. Valeur narrative : inexistante. Impossible par ailleurs de ne pas remarquer la sous-exploitation du corps de ballet. Sans prévenir, le public se retrouve propulsé au beau milieu de la cérémonie du mariage. Tout s’enchaîne à la vitesse de l’éclair, renforçant le côté artificiel de cette production. Le pas de deux final repose une fois de plus sur la maîtrise technique de Marianela Núñez qui relève le challenge avec brio.
Alors, que retenir de cette soirée dont on ressort un peu sonné par l’étalage de technique ? Niveau castagnettes, exclamations sonores, portés dangereux, on aura été servis. Question émotion, on repassera. En somme, un Don Quichotte un peu creux, souvent too much et parfaitement oubliable faute de fil conducteur. Vraiment dommage.
Don Quichotte de Carlos Acosta, par le Royal Ballet de Londres, au Royal Opera House. Avec Marianela Núñez (Kitri), Carlos Acosta (Basilio), Ryoichi Hirano (Espada), Claire Calvert (La danseuse de rue) et Yuhui Choe (La reine des Dryades). Mardi 25 novembre 2014.