Up and Down – Boris Eifman prend les « années folles » au pied de la lettre
Transcen-danse et déca-danse, asile et exil… Les personnages de Boris Eifman oscillent dangereusement entre allégresse et tristesse puis, inéluctablement, s’effondrent. Dans son emblématique ballet Gisèle Rouge (1997), le prolifique chorégraphe russe narrait le destin dramatique d’Olga Spessitseva, ballerine soviétique exilée aux États-Unis et en proie à l’auto-destruction psychique. Dans Up and Down, le chorégraphe conduit ses interprètes sur des montagnes russes émotionnelles, dans une ambiance « années folles » qu’il prend au pied de la lettre.
Pour la première française du nouveau ballet de Boris Eifman, Up and Down, l’auditoire a été grisée par l’ivresse jazzy inspirée des pages du roman Tendre est la nuit de F.S Fitzgerald. Le chorégraphe a réussi à en traduire la douce amertume. Mais malgré une mise en scène innovante, une influence artistique riche et de séduisants artistes, Up and Down apparait décousu et laisse en bouche un goût d’inachevé.
Le style de Boris Eifman ? Un expressionnisme chorégraphique obsédé par l’introspection et la folie. Extérioriser le monde intérieur. Fouiller dans tous les recoins de l’âme humaine pour en conclure que c’est un lourd fardeau de vivre. Avec sa dramaturgie exacerbée, Up and Down est – malgré son inspiration américaine – fondamentalement un ballet à l’âme russe, hanté par le destin tragique de l’homme.
C’était triste, c’était une vraie solitude, ce vide du cœur l’un pour l’autre.
Le premier acte se noue autour d’une sordide histoire familiale : la jeune Nicole est conduite par son propre bourreau – son incestueux père – à l’hôpital psychiatrique. C’est le premier petit caillou semé par Boris Eifman dans la trame du conflit identitaire qui mine ses principaux protagonistes. Une astucieuse mise en scène traduit cette schizophrénie par un jeu de kaléidoscope reflétant la pluralité des identités de Nicole. La féline Lyubov Andreyeva interprète ce rôle délicat avec une dérangeante sensualité. La sensation de malaise s’en retrouve décuplée. Par un transfert psychanalytique malsain, la jeune malade s’éprend de son médecin, Dick (puissant Oleg Gabyshev), qui fait office de figure paternelle de substitution. Leur relation mariale aura des hauts, puis des bas, avant de toucher irréversiblement le fond. A la fin de l’histoire, Dick retourne à l’asile mais du côté des aliénés.
Gestes convulsifs et membres crispés se délient sous l’emprise thérapeutique du brillant psychiatre Dick, panseur d’âmes. Ces scènes de folies sont enchevêtrées dans un canevas tragi-comique où le lithium et la camisole côtoient le parasol et la flûte de champagne. L’assemblage musical pourrait constituer une hérésie aux oreilles de mélomanes puristes. Schubert, Gershwin et Berg sont ici logés à la même enseigne. Un air enivrant de Gershwin nous transporte vers l’insouciance (si éphémère) de l’entre-deux-guerre où les gens ont encore la fureur de vivre.
Pour retranscrire cette atmosphère particulière, les danseur-se-s assurent le show « à l’américaine », avec une frénésie outre-atlantique caractéristique de Broadway, encore éloignée des codes de la danse russe. Mais ni les charmes de la starlette de cinéma Rosemary (pétillante Maria Abashova), ni la douceur de vivre azuréenne ne peuvent sauver Dick de l’abîme vers lequel il se précipite. L’argent et les plaisirs terrestres qui font vibrer les années 1920 ne sont que de futiles distractions qui mènent au chaos intérieur. Le propos n’est pas neuf et régulièrement asséné depuis une certaine faute originelle, mais il a l’avantage de parler à chacun-e.
Aussi grave le sujet puisse-t-il paraitre, les scènes de danses endiablées priment in fine sur toute la narration psychodramatique qui fonde le ballet. En cela, Up and Down demeure un agréable divertissement qui a enchanté la foule plus qu’il ne l’a accablée. La résonance du roman de F.S Fitzgerald, figure de proue de la Génération perdue, et des thèmes repris par Boris Eifman est pourtant bien contemporaine.
Pour reprendre une formule chère au nouveau directeur artistique de l’Opéra de Paris, Up and Down est bien un « ballet d’aujourd’hui« . Il puise son inspiration dans la littérature comme dans le cinéma, emprunte tant au vocabulaire classique que contemporain, conte l’histoire intemporelle des conflits intérieurs de l’être humain dans un monde condamné à être perverti. Dans Up and Down, États-Unis et Russie s’entrelacent le temps d’un ballet pour questionner l’essor et le déclin d’une société court-termiste.
Up and Down de Boris Eifman, par l’Eifman Ballet de Saint-Pétersbourg, au Théâtre des Champs-Elysées. Avec Oleg Gabyshev (Dick), Lyubov Andreyeva (Nicole), Dmitry Fisher (Tommy), Jiri Jelinek (le père de Nicole), Maria Abashova (Rosemary) et le corps de ballet. Lundi 9 février 2015 (première française).