Rencontre avec Éléonore Guérineau – Entre William Forsythe et Giselle
Éléonore Guérineau, Sujet à l’Opéra de Paris, vit une belle fin de saison 2015-2016. Après avoir été titulaire du rôle-titre de Giselle en mai, elle danse en ce moment dans le programme William Forsythe, notamment sur le long duo Of Any if and qui ouvre la soirée. La danseuse évoque pour Danses avec la plume ces deux moments forts de sa carrière, qui se sont mutuellement enrichis.
Quand avez-vous dansé une pièce William Forsythe pour la première fois ?
Lors de ma première année de ballet, en 2005. Dès mon entrée dans la compagnie, alors que j’étais encore stagiaire, j’ai tout de suite été sur Artifact suite lors de son entrée au répertoire au Palais Garnier. Et cela a été le choc (rire) ! C’était un peu comme si je redécouvrais mon corps de danseuse. À l’École, on nous apprend à être une ballerine, mais on ne découvre pas forcément sa propre manière de danser. Ce travail avec William Forsythe m’a permis de le faire. J’avais 17 ans et ça a été une chance énorme. Cela m’a complètement révélé ma danse. J’ai toujours eu beaucoup d’énergie, on me répétait souvent d’en mettre moins dans ma danse. Avec ce travail, j’ai appris à canaliser mon énergie pour qu’elle aille dans le bon mouvement, la bonne extension, la contenir, la meubler. Je savais comment je voulais amener le mouvement. Cela m’a servi dans tout mon travail.
Et comment s’est passée l’apprentissage de la technique William Forsythe ?
Sur Artifact Suite, pour le corps de ballet, nous n’étions pas en contact avec lui au début. Une des répétitrices nous a pris sous son aile. Elle nous gardait à la fin des répétitions pour nous faire comprendre les mouvements, les bases du style Forsythe, les « nine points »… C’est la notion du corps, d’avoir des lignes, de l’énergie. Cela sert dans tout, même pour un piqué arabesque. C’est une très bonne base. Cela a libéré ma danse. J’ai pu comprendre comment moi, Éléonore, je pouvais découvrir mon corps d’une autre manière. Et sur scène, c’est magique, tout est ancré en nous.
Comment êtes-vous arrivée sur Of Any if and, un long duo de 20 minutes qui ouvre la soirée Forsythe de cette fin de saison 2015-2016 et qui fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris ?
Je suis revenue de mon congé maternité la semaine des auditions pour le programme William Forsythe. C’était en novembre 2014. Bien plus tard, en septembre 2015, Benjamin Millepied est venu me voir alors que nous travaillions sur sa création Clear, Loud, Bright, Forward. Il m’a dit que William Forsythe me demandait pour le pas de deux de Of Any if and. Je ne connaissais pas cette pièce, qui n’avait pas été reprise depuis 10 ans et il n’y avait aucune vidéo sur Internet. Benjamin Millepied m’a juste indiqué que c’était une pièce géniale et très dure. En janvier, j’ai eu confirmation que j’étais sur ce duo tout comme j’apprenais que je dansais Giselle.
Qu’est-ce que Of Any if and ?
Cette pièce a quelque chose de très personnel pour William Forsythe. Ce ballet est comme une renaissance et une redécouverte du corps. Tout commence par un porté en hauteur, la jambe levée, c’est un peu comme une résurrection… Redécouvrir son corps. Les répétiteurs nous disaient que cette pièce, du point de vue de la gestuelle, fait partie d’une branche particulière du style Forsythe. Ce n’est que du relâché, mais avec une grande rapidité. Il y a toute une gestuelle de désarticulation, chaque partie du corps qui se relâche engendre autre chose. Ça se déconstruit et ça se reconstruit tout en restant soudé, et il y a toujours une logique dans la déconstruction. C’est très compliqué à travailler au début, les mouvements ne viennent pas forcément d’eux-mêmes, comme pour tous les styles. Cela a bien mis 15 jours à être assimilé. Mais c’est une pièce qui est en perpétuelle travail. Nous expérimentons en permanence. Ça ne sera jamais quelque chose d’abouti, ça sera toujours en train d’évoluer.
Et dramatiquement, comment se construit ce duo ?
Of Any if and n’est en effet pas juste un pas de deux neutre, avec simplement du mouvement. William Forsythe nous demande dans ce ballet que le geste devienne dramatique. Pour faire simple, dans cette pièce, j’ai un sentiment qui vient au travers du mouvement. C’est le mouvement qui va me faire amener un sentiment, ce n’est pas moi qui vais me forcer à avoir un sentiment pendant un mouvement. Le mouvement m’inspire quelque chose. Le fait de faire des choses très violentes va ainsi m’amener à avoir des réactions et des sentiments particuliers. C’est cette réaction qui va créer un arc dramatique. C’est en fait l’inverse d’un ballet narratif où le drame construit le geste.
Les répétitions de Of Any if and et de Giselle se sont parfois entrechoquées. Comment avez-vous séparé ces deux façons de travailler ?
Ce sont en effet deux façons de travailler… Même si elles ont pu aussi se recouper. Car William Forsythe m’a vue dans Giselle, et m’a demandé sur Of Any if and des choses que j’ai pu faire dans Giselle au niveau dramatique. C’était dans l’interprétation d’un geste. la nuance du geste, l’importance qu’on va lui donner ou pas.
Of Any if and est un long duo de 20 minutes qui ouvre la soirée, un rôle de soliste. Comment gérez-vous le fait d’être sur le devant de la scène ?
Je suis une personne très traqueuse. On me dit souvent que cela ne se voit pas en scène, mais il ne vaut mieux pas être à l’intérieur de moi (rire) ! La sûreté que je mets dans mes pas me rassure, je peux passer ainsi au-delà du trac. Les premiers pas en scène sont toujours difficiles, y compris dans Of Any if and. On en parle souvent avec Vincent Chaillet, mon partenaire sur ce ballet. Les cinq premières minutes sont très difficiles, ça bouge dans tous les sens.
Et comment cela s’est passé pour Giselle ? Comment vous sentez-vous en tant que soliste ?
Danser seule, c’est jouer avec la musique, avec la technique, avec son personnage… avec tout. Je trouve ça incroyablement intéressant et enrichissant. Cette recherche, jouer, s’amuser, est quelque chose qui me plaît particulièrement. Alors quand on a l’autorisation de le faire, il faut y aller ! Je vais essayer d’avoir ce même sentiment sur Of Any if and. Comme nous dit William Forsythe : « Have fun !« . Il faut se laisser aller, cela doit être du plaisir. On se pose beaucoup de questions, ce duo est peu joué et on veut le danser à sa propre justesse, être à la hauteur, proposer au public la vision complète de l’oeuvre, tout ce qu’en attend le chorégraphe. Personnellement, j’ai envie d’être complètement à son service, sans effacer ma personnalité car ce n’est pas ce qu’il nous demande. C’est sa pièce et c’est un petit bijou.
Vous dansez aussi sur ce programme dans Approximate Sonata, proposé dans une nouvelle version. Qu’a fait William Forsythe comme changements ?
La musique change et la construction du ballet évolue. Des pas de deux ont été changés de place, un pas de groupe a été introduit, il utilise aussi l’avant-scène. William Forsythe est toujours en perpétuel mouvement, c’est intéressant.
L’énergie de la pièce est-elle différente avec une musique différente ?
Non, car ce n’est pas la musique qui nous dirige. La musique est un support, nous sommes en appui dessus, nous l’utilisons un peu comme un trampoline. Mais elle n’est pas le moteur. Le moteur est l’énergie que William Forsythe veut que nous mettions dans cette pièce.
Quel plaisir avez-vous à danser ces deux pièces très différentes ?
Avec Approximate Sonata, je retrouve l’énergie première d’Artifact Suite, quand j’ai découvert William Forsythe : c’est quelque chose d’explosif mais de maîtrisé, nous jouons avec cette énergie et les directions. Avec Of Any if and, je sens que cette pièce me fait progresser sur des caps que je n’arrivais pas à passer en danse classique. C’est très enrichissant, C’est comme si William Forsythe avait compris ce qui me manquait et qu’il me donnait le ballet qui allait peut-être m’aider.
Et quels sont ces caps que vous n’arriviez pas à passer ?
Arriver à relâcher. La première fois que William Forsythe nous a vu dans le studio Petipa, il m’a dit : « Moins tu en fais, mieux c’est« . Puis : « Ne pense pas, danse« . C’est l’apprentissage d’un lâcher-prise avec un mouvement très pensé et travaillé. Il veut que j’aille à l’instinct, c’est ce qui est le plus précieux pour lui. Avec Approximate Sonata, je joue ; avec Of Any if and, j’apprivoise les choses, je pourrais même dire que j’apprivoise mes défauts. Cette pièce est complexe, mais il faut l’aborder d’une manière simple.
Comment est William Forsythe en studio ?
Il est génial ! Il regarde beaucoup. Il parle juste ce qu’il faut, il est très juste dans ce qu’il dit. Ce ne sont jamais des paroles en l’air, tout est très réfléchi. Je pense qu’il découvre toujours des choses, il évolue avec son temps, ses sentiments, ce qu’il veut voir de la pièce. C’est quelqu’un de passionnant. Je suis toujours une grande gamine face à lui (sourire). Sa danse est réfléchie, il y a une base de travail et c’est ce qui fait qu’elle est très compliquée à travailler au début : il faut aller au bout des choses, à l’extrême, trouver du rebond. Quand on a compris cette base, cela devient comme une deuxième manière de danser.
Revenons à un autre grand moment de votre carrière : Giselle. Vous avez dansé le rôle-titre une seule fois lors de la dernière série. Quels sentiments vous reviennent un mois après cette date ?
Beaucoup de plaisir et beaucoup d’émotion. Il y avait forcément du stress et de la pression : c’était un one-shot et c’était plus qu’un grand rôle, Giselle est le rôle de base de la danse classique. Je voulais être juste dans le personnage, raconter une histoire, être capable de faire ce que je voulais faire techniquement sans effacer le rôle.
Comment se sont passées les répétitions ?
il y a eu beaucoup de plaisir d’avoir partagé ça avec mon partenaire Arthus Raveau et notre répétitrice Monique Loudières. Les trois semaines de répétition ont été passionnantes. Nous avons énormément parlé avec Monique Loudières, nous avons beaucoup partagé. Et toujours sur l’émotion. On ne parlait pas de technique. Nous avons dû voir trois fois la fameuse diagonale dans la variation du premier acte. La problématique était plutôt : qu’est-ce que je dois transmettre dans cette variation ? Comment transmettre l’émotion dans tous ces pas ? Cet aspect dramatique était une première pour moi, j’avais hâte de l’aborder. On a pu travailler tout ce que je voulais travailler.
Avec le recul, de quoi êtes-vous satisfaite dans cette représentation ?
D’avoir réussi à raconter une histoire. Le deuxième acte reste inoubliable pour moi. J’ai été remplie d’émotions et ce n’est pas tous les jours que l’on peut l’être autant. J’ai vraiment été Giselle à ce moment-là, ça a été magique. C’était aussi un rêve qui se réalisait, peut-être que cela ne se reproduira plus jamais. Je ne voulais pas avoir de regret, je voulais tout donner en scène ce jour-là. Avec les conditions et le travail que l’on a fait, j’ai donné mon maximum. Je me suis donnée. Il y a forcément des choses qui se sont moins bien passées, c’est normal, c’est de l’art vivant. On ne peut pas tout contrôler, surtout quand c’est la première fois que l’on aborde un rôle avec autant d’émotions à transmettre.
Comment êtes-vous arrivée à être dans l’émotion, que la pression ne prenne pas le dessus ?
Nous avons eu un très bon coach ! L’émotion a été la ligne directrice de Monique Loudières, tout le temps. Pendant les trois semaines de répétition, ça a été la chose principale. Alors une fois en scène, c’est ce qui m’est venu à l’esprit. C’est l’émotion qui doit guider, pas la technique. Nous avons eu énormément de chance de travailler avec elle. Elle m’a fait me découvrir.
Et qu’avez-vous découvert ?
On me disait souvent que le premier acte ne me poserait pas de souci parce que j’avais le tempérament pour ça. Monique Loudières m’a tout de même demandé d’en faire moins, Giselle n’est pas Lise. Giselle est amoureuse… J’étais donc moins pétillante que ce à quoi l’on pouvait s’attendre. Le deuxième acte a été une découverte. Comment allais-je faire pour contenir mon énergie là-dedans ? Et puis j’ai dû ouvrir ma carapace, que je me suis forgée en entrant dans le ballet. En répétition, c’est difficile pour moi de la lâcher, je l’entrouvre et c’est tout. Tout le travail avec Monique Loudières a été d’ouvrir cette carapace et de la laisser un peu plus ouverte au fur et à mesure. J’étais en pleine confiance avec elle, je ne me sentais pas jugée. Sentir qu’elle était pleinement avec moi m’a permis de m’ouvrir et de m’autoriser à me découvrir.
C’est un travail que vous avez aussi fait, finalement, sur Of Any if and ?
Oui ! C’est en ça que William Forsythe me faisait des références à Giselle. Il m’a vue m’ouvrir, avoir ce côté très dramatique. Ce changement dont nous parlions plus haut, de passer de l’émotion qui guide le geste à l’inverse, n’est pas facile à avoir. Ces deux ballets complètement différents se rejoignent sur cette manière de s’ouvrir, d’être en scène, d’être soi, d’être pris d’émotion, soit en la créant par la situation, soit par le mouvement. Je ne pensais pas avoir cette continuité en cette fin de saison. Je sens que je suis en pleine évolution, en train de chercher d’autres choses dans ma danse. C’est passionnant.
Comment Giselle arrive dans votre carrière ?
Mes années de Coryphée ont été difficiles car j’étais souvent remplaçante : je travaillais en studio un rôle mais je n’allais pas en scène. Il y a donc eu beaucoup de frustration. Quand je suis montée Sujet, les portes se sont ouvertes petit à petit, je me suis sentie mieux. Ça a été une sorte de reconnaissance. Benjamin Millepied est arrivé, il m’a vue dans le pas de trois du Lac des Cygnes et m’a tout de suite fait confiance. Il y a eu une certaine époque où nous pouvions être restreint.e.s par nos physiques plus atypiques. Aujourd’hui, ça s’ouvre, c’est la singularité des danseur.se.s qui fait que la compagnie est intéressante. Je suis Sujet, j’aurais toujours des choses à danser tout en restant dans le corps de ballet. Cette Giselle m’a en tout cas donné un avant-goût de ce que cela pourrait être si je montais un jour Première danseuse.
Quels sont vos rêves et ambitions pour la suite ?
Pour les rôles, si je rêve complètement, je pense à des Dame aux camélias, Onéguine, Le Boléro, Roméo et Juliette… Quant à ma carrière, je ne me suis jamais dit enfant : « Je veux être Étoile« . Je me disais plutôt : « Je veux aller jusqu’où est ma place« . Si j’ai une capacité à être Étoile et que je le deviens, tant mieux. Si je ne suis qu’en capacité d’être Première danseuse, je m’arrête là, ça ne sert à rien de rêver plus haut. Je veux être juste. Je sens que j’ai encore plein de choses à découvrir sur moi-même, sur ma danse. C’est quelque chose qui n’est jamais fini et je veux garder cette sensation. À partir du moment où je n’aurais plus la force d’aller vers cette découverte, il sera temps d’arrêter de viser plus haut.
Petite question technique pour finir. Vous avez la particularité d’avoir un beau « ballon » comme on dit, de sauter haut. Comment cela vous est-il venu ?
Petite, je ne faisais que courir et sauter. Et j’ai toujours été musclée des jambes, c’est dans ma nature. Après, je l’ai développé. J’aime faire les pas des hommes en cours, de plus en plus de danseuses le font d’ailleurs. Je fais des manèges de coupés jetés, des doubles assemblées, des doubles tours en l’air. Je tente… parce que c’est drôle ! J’aime me faire plaisir et me donner des challenges, d’aller voir si je peux aller plus loin. Pourquoi faire trois tours si on peut en faire quatre ? Je suis un peu accro à l’adrénaline aussi (rire) et je vais adorer aller plus loin, toujours. Mais ce n’est pas ça qui fait une danseuse. C’est une qualité que je peux utiliser ou non. Être une bonne danseuse, c’est utiliser toutes ses capacités au bon dosage et au bon moment.