Gros plan sur Ivan le Terrible du Bolchoï – Un ballet viscéralement moscovite
La saison au cinéma du Ballet du Bolchoï continue, avec la diffusion en direct de Moscou du ballet Ivan le Terrible de Youri Grigorovitch, le dimanche 19 avril. C‘est un ballet comme seul le Bolchoï sait en faire : grandiose, dramatique et patriote. « Boyards » (nobles de la cour et ennemis du tsar) et « opritchniki » (armée personnelle du tsar) du XVIe siècle russe vous sont-ils familiers ? Ils vont se livrer une guerre sanglante. Gros plan sur le ballet Ivan le Terrible, le tsar de Russie tel qu’imaginé par la star du Bolchoï.
Qui est Ivan le Terrible ?
Ivan IV dit le Terrible est une figure historique controversée. Un demi-millénaire plus tard, la seule évocation de son nom agite toujours les fantasmes. Tyran sanguinaire rongé par la folie pour les uns, premier souverain moderne de Russie symbolisant la grandeur nationale pour les autres. L’énigmatique Ivan IV, que l’on pourrait tout autant nommer « le Conquérant », était donc une source d’inspiration évidente pour Youri Grigorovitch. Et il ne faut pas errer bien loin du Bolchoï pour mesurer l’ampleur de l’héritage du tsar en Moscovie. A quelques encablures du théâtre, la célèbre cathédrale Saint-Basile – érigée suite à la victoire d’Ivan IV contre les Tatars – domine fièrement la place Rouge.
La vie d’Ivan IV dit le Terrible en 5 dates
1530 : naissance à Kolomenskoïe, dans la région de Moscou.
1547 : sacré premier « tsar de toutes les Russies » puis mariage avec Anastasia Zakharine.
1552 : prise de Kazan suivie de la prise d’Astrakhan en 1556.
1560 : décès non élucidé (empoisonnement ?) d’Anastasia Zakharine, première des huit épouses du tsar.
1584 : décès mystérieux (empoisonnement ?) à l’occasion d’une partie d’échecs.
La trame du ballet Ivan le Terrible
C’est la musique que Sergueï Prokofiev a composée pour le film Ivan le Terrible (1944) qui serait à l’origine de la création du ballet, selon les mots de Youri Grigorovitch.
De nombreuses zones d’ombre subsistent dans le parcours d’Ivan le Terrible. Elles nourrissent l’imaginaire fertile du chorégraphe. Il livre ainsi un parti pris romanesque de la vie d’Ivan le Terrible, de son accession au trône à la solitude mentale qui résulte du décès de sa femme. Sa solitude politique est toutefois soulignée avec la défection du Prince Kourbski – traître ou résistant ? -, la rébellion puis le massacre des boyards.
L’attention se concentre sur trois personnages principaux : Ivan IV dit le Terrible, son épouse Anastasia et le Prince Kourbski. Ce dernier a une posture évolutive, si ce n’est ambiguë. Ami intime et grand général du tsar dans un premier temps, il devient par la suite un farouche opposant du régime et un ennemi personnel d’Ivan IV. Il aurait par ailleurs été amoureux d’Anastasia et aurait involontairement causé l’empoisonnement de la tsarine, faille que Youri Grigorovitch exploite avec talent. Le ballet Ivan le Terrible tisse donc une histoire d’amour triangulaire sur fond d’intrigues de cour. Un drame à la Shakespeare.
L’Histoire romancée
Ivan le Terrible est-il un ballet historique ou historiographique (une relecture de l’histoire) ? Aucun des deux à en croire Youri Grigorovitch. Ivan le Terrible ne procède pas d’une démarche biographique. C’est plutôt une métaphore de l’aliénation du pouvoir politique qu’on peut y voir. La première scène dépeint le jour du sacre d’Ivan. Il est grave et semble déjà porter en lui le germe de la démence. On est loin du Prince Siegfried du Lac des cygnes. A cette perspective s’ajoute une trame sentimentale largement romancée. Ivan le Terrible a en réalité eu 8 femmes mais Youri Grigorovitch a souhaité n’en personnifier qu’une seule : Anastasia. Elle est présentée comme le grand amour du tsar. Et ce dernier est, dans le ballet, une âme inconsolable suite au décès de sa bien-aimée. Mais l’histoire est nettement moins romantique. En effet, Ivan le Terrible s’est remarié un an à peine après la mort de sa première épouse.
Youri Grigorovitch ne verse pas non plus dans la psychanalyse, contrairement à Rudolf Noureev, mais il s’essaie ici à la psychologie. Son portrait d’Ivan le Terrible égare le public dans les méandres de la psyché torturée du souverain.
Le contexte du ballet Yvan le Terrible
Nous sommes en 1975, en URSS, à l’apogée de l’ère brejnevienne. Cette époque est marquée par l’instauration d’une « féodalité soviétique » doublée d’un culte fort de la personnalité. Dès lors, consacrer un ballet au premier tsar de Russie n’avait rien d’un anathème. Il faut dire qu’Ivan le Terrible (« Terrible » étant la traduction imparfaite de « Grozni »), bien que tsar et orthodoxe, a suscité l’admiration de certains dirigeants soviétiques. Quoique critique, la manière de raconter l’Histoire des années Brejnev n’a pas manqué de souligner la « contribution à la construction de l’État moscovite » d’Ivan le Terrible.
Le ballet que créé Youri Grigorovitch connait un succès qui retentit bien au-delà des frontières de l’Union. Il est d’ailleurs adopté par le répertoire de l’Opéra national de Paris. Yvette Chaviré et Claude Bessy parlent alors de « chef-d’œuvre« . Le spectacle est exhibé en savoir-faire national par le pouvoir soviétique lors des tournées occidentales du Bolchoï mais tombe en désuétude quand le bloc de l’URSS implose. Ce n’est qu’en 2012 qu’Ivan le Terrible revient sous les projecteurs. Remonté dans une nouvelle chorégraphie, le spectacle n’a rien perdu de sa grandiloquence toute russe.
Voir Ivan le Terrible ou le corps de ballet ?
Le ballet porte une empreinte fortement « grigorovitchienne ». Une fois n’est pas coutume, Youri Grigorovitch a choisi la musique tourmentée du compositeur Sergueï Prokofiev pour illustrer ses chorégraphies. Accents musicaux martiaux et stressants en perspective. Ce sont par ailleurs deux interprètres très appréciés du chorégraphe qui auront une nouvelle fois l’honneur du direct au cinéma : Anna Nikulina (Anastasia) et Denis Rodkin (Prince Kourbski). Douce et réservée, la première incarnera une tsarine agissant comme du sel de lithium sur l’orageux souverain. Charismatique et héroïque, physique adéquat et solide technique à l’appui, le second rendra crédible la triangulaire amoureuse Ivan-Anastasia-Kourbski. Ivan Le Terrible sera interprété par l’Étoile confirmée Mikhail Lobukhin, rompu aux rôles imposants comme celui-ci.
Mais le héros du ballet, c’est le peuple, comme l’indique le chorégraphe. L’esthétique est également « grigorovitchienne » avec un jeu de lumières qui rappelle Spartacus et Légende d’amour. Le clair-obscur magnifie une chorégraphie très Bolchoï avec un corps de ballet omniprésent, une technique spectaculaire, des mouvements anguleux et des pas de deux passionnés. Youri Grigorovitch a par surcroît eu recours au découpage traditionnel – et diablement efficace – qui fait alterner tableaux d’ensemble emphatiques et scènes intimistes. Le dépaysement est aussi garanti : les jeunes femmes délicatement voilées évoqueront l’éternelle composante orientale de l’identité russe.
Yvan le Terrible, un ballet politique ?
La grandeur de la Russie est célébrée dans Yvan le Terrible, à travers les grandes batailles du tsar dont Staline a loué « l‘obstination à défendre les principes nationaux et à empêcher les étrangers d’entrer dans son pays, le protégeant ainsi de l’influence étrangère« .
Mais Youri Grigorovitch « ne fait pas de politique« , réaffirmait-il encore à Danses avec la plume en automne dernier. À l’instar de son héros éponyme, le ballet est toutefois moscovite jusqu’à la moelle. Le premier tsar de Russie comme le chorégraphe tsar du Bolchoï (Youri Grigorovitch a été directeur artistique du grand théâtre trois décennies durant) ont fait de Moscou le siège de leur puissance, politique pour l’un, artistique pour l’autre.
La Russie doit d’ailleurs beaucoup au chorégraphe. Son influence s’étend bien au-delà du Bolchoï où il règne depuis plus d’un demi-siècle. Ses versions des grands classiques du répertoire (parmi lesquels Le Lac des cygnes) s’exportent bien en tournées. Il y a un style Grigorovitch, viscéralement russe, voire viscéralement moscovite. C’est un style parfaitement adapté aux mensurations de la scène historique du théâtre ainsi qu’à la fougue vive des danseurs et danseuses maison. Un style unique en son genre.
Ivan le Terrible, de Youri Grigorovitch par le Ballet du Bolchoï, au théâtre du Bolchoï à Moscou. A voir le dimanche 19 avril 2015 à 17 heures, dans les cinémas du réseau Pathé Live participants.
Aventure
Passionnant ! Merci ! Je ne connaissais rien à cette figure ni à ce ballet. Cela fait longtemps qu’il n’a pas été dansé à l’Opéra de Paris, non ?
Jade Larine
Il existe un enregistrement du ballet, dansé à l’Opera de Paris, datant de 2004 ! Nicolas Le Riche, Karl Paquette et Eleonora Abbagnato y interprètent les rôles principaux. Vous pouvez le trouver aisément sur Internet je pense. Toutefois, le ballet étant 100% russe, il serait plus intéressant de le voir… Dansé par le Bolchoï ! Cela n’engage que moi mais je doute que la réhabilitation de ce ballet chez nous soit l’une des priorités artistiques de Monsieur Millepied.