American Ballet Theatre – Une saison d’automne comme une brève histoire de la danse.
La trop courte saison d’automne de l’ABT est comme un bref voyage à travers l’histoire de la danse et du répertoire de cette compagnie, de Michel Fokine à Alexeï Ratmansky en faisant de jolis détours par George Balanchine et Paul Taylor. De quoi conclure en beauté le 75ème anniversaire de la troupe.
La révélation de cette quinzaine fut sans conteste le retour de The Green Table de l’allemand Kurt Jooss. Le chorégraphe avait créé ce ballet pour un concours à Paris où il remporta le 1er prix. Cette pièce restera au programme de sa compagnie Ballets Jooss jusqu’à sa dissolution en 1949, mais plusieurs compagnies ont inscrit cette oeuvre à leur répertoire. L’American Ballet Theatre la danse depuis maintenant 10 ans avec bonheur bien que le style ne soit pas des plus familiers pour l’ABT.
Sous-titré « Une danse de mort en 8 scènes« , ce ballet est ainsi un pur bijou du répertoire. Difficile d’imaginer que la première eut lieu en 1932 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris tant cette œuvre est d’une modernité radicale, toujours impressionnante plus de 80 ans après sa création. Kurt Jooss Divisée en 8 scènes, The Green Table est à la fois un ballet pamphlet antimilitariste et une démonstration virtuose de dance-théâtre qui préfigure ce que fera plus tard magistralement Pina Bausch, l’une des étudiantes de Kurt Jooss. Pas de pointes, encore moins de tutus. Le ballet raconte en moins de 30 minutes les différentes étapes d’un conflit guerrier. Tout commence autour de la grande Table Verte qui donne son nom au ballet dans une scène intitulée « Les hommes en noirs » : en complets vestons et avec des masques surdimensionnés, c’est la conférence qui va décider de l’entrée en guerre symboliquement décrite par les coups de pistolets qui concluent ce premier tableau. Puis surgit le personnage central du ballet, La Mort, qui va hanter toutes les scènes jusqu’au final.
The Green Table s’inscrit dans une esthétique résolument expressionniste. Les costumes dessinés par Hein Heckroth (le décorateur du film The Red Shoe pour lequel il gagna un Oscar à Hollywood) et les accessoires ont tous une valeur symbolique : le Soldat porte un drapeau, le Partisan un foulard jaune et la Mort est revêtue d’un justaucorps où se dessine l’image d’un squelette. Dans un ordre chronologique se succèdent les Adieux, la Bataille, les Réfugiés, Le Partisan, Le Bordel et le Résultat de la Guerre. Le Ballet s’achève avec le retour des diplomates masqués autour de la Table Verte, indifférents aux ravages qu’ils ont commis. La troupe de l’ABT est transcendante. Roman Zhurbin incarne La Mort avec tout ce qu’il faut de force, de malice, de séduction et de morgue. Danill Simkin, aussi bon danseur que comédien, nous régale dans le rôle du Profiteur de guerre, seul personnage dont la danse est empreinte (un peu) de légèreté.
À l’image des costumes, la danse est expressionniste, passant du pas cadencé au combat joué et mimé avec toujours la Mort qui rôde. Kurt Jooss, formé à l’école classique, sait la subvertir. Très caractéristique de son style est la position des bras, toujours tendus à l’extrême. C’était totalement novateur à l’époque. Autre originalité, la manière de raconter le drame : les danseurs et les danseuses ne regardent jamais le public mais le centre de l‘action. La puissance de cette œuvre tient aussi à la musique de Frederick Cohen, un collaborateur fidèle de Kurt Jooss : écrite pour deux pianos, la partition décrit parfaitement les différentes ambiances, de la Table de conférence aux scènes de batailles.
The Green Table ne peut venir qu’en fin de programme tant son impact est saisissant. Mais avant de nous plonger dans cette ambiance mortifère, Sarah Lane et Herman Conejo se sont taillés un succès mérité pour leur interprétation d’un tube du répertoire, Le Spectre de la Rose de Michel Fokine. Cette pièce empruntée au répertoire des Ballets Russes de Diaghilev fait partie des gènes de l’ABT. Michel Fokine lui même a fait répéter les premiers solistes en 1941 lorsque la troupe n’avait que quelques mois d’existence. La pièce n’avait pas été remontée par l’ABT depuis 1980, mais elle fait une retour gagnant qui doit beaucoup à la virtuosité d’Herman Conejo, magnifique interprète du Spectre.
L’ABT est aussi allé piocher cette saison dans le répertoire du New York City Ballet avec la première de Valse-Fantaisie de George Balanchine sur la musique de Mikhaïl Glinka. L’œuvre avait été créée en 1969 pour quatre danseuses et un couple de solistes. Rapidité et brio, précision et symétrie : les propriétés fondamentales du style de George Balanchine sont à l’épreuve dans cette pièce courte, incisive, joyeuse qui est une démonstration de pure danse. Hee Seo et James Whiteside, Principals de l’ABT, ne sont pas les plus grands stylistes balanchiniens mais leur efficacité technique fait taire tous les puristes. Espérons que cette pièce reviendra vite au répertoire de l’ABT, ils n’en seront que meilleurs.
Tout aussi bienvenu est le retour de Piano Concerto#1 d’Alexeï Ratmansky, sur la musique du concerto pour piano, cordes et trompette de Dmitri Chostakovitch, son compositeur favori. Ce ballet s’inscrit dans une trilogie Chostakovitch co-produite par l’ABT et le San Francisco Ballet en 2013 et qui sera de nouveau au programme de printemps de l’ABT. Ce sera l’occasion de revoir le couple formé par Daniil Simkin et Maria Kochetkova tout juste debauchée du SFB. Ce nouveau partenariat fonctionne à merveille dans un luxe de virtuosité impressionnante qui a quelque peu fait de l’ombre à l’autre couple du ballet, Gillian Murphy et Cory Stearns.
Il faut un blockbuster dans toute saison d’automne de l’ABT et Company B, le ballet de Paul Taylor créé en 1991 pour le Houston Ballet remplit parfaitement cet office. La musique n’y est pas pour rien. Comment résister aux standards des Andrew Sisters qui reflètent cette atmosphère si particulière de l’Amérique durant la Seconde Guerre mondiale : un mélange d’insouciance car la guerre est loin et d’inquiétude car les boys partent pour l’Europe ou l’Asie. Autour de dix chansons qui sont toutes des tubes, Paul Taylor a articulé une chorégraphie jazz qui reste l’un des chefs-d’oeuvre du chorégraphe américain. L’ABT danse Company B depuis 2008, plutôt bien mais sans se départir d’une technique classique qui ici est hors-sujet. Il faut pour danser ce ballet de l’élégance dont l’ABT ne manque pas et un peu de trivialité qui lui fait totalement défaut.
C’est à Marcelo Gomes, danseur superstar de l’ABT, qu’est confiée la dernière création de la saison : After Effect. Chorégraphié sur la musique de Tchaïkovski (Souvenir de Florence), le ballet bénéficie d’une collaboration de prestige. La peintre française Françoise Gilot, ancienne compagne de Picasso, signe à 93 ans l’un de ses tous premiers décors pour la scène. Marcelo Gomes a en fait choisi une de ses toiles dans son atelier new-yorkais. Pièce abstraite, composée de vastes formes géométriques de couleur, elle est reproduite et agrandie, et sert d’arrière plan à cette pièce pour 26 danseurs et danseuses.
S’il n’y pas réellement de trame narrative, le personnage central interprété par James Whiteside est désigné comme le héros et sa partenaire Misty Copeland comme sa perte ou sa défaite (loss en anglais). Le 3ème protagoniste est joué par Zhiyao Zhang, danseur du corps de ballet qui représente son Espoir. Difficile à vrai dire de s’y retrouver ou de tenter de traquer l’histoire. Mieux vaut se laisser transporter dans un univers qui commence par un ensemble purement masculin et résolument athlétique. Le moment de grâce apparait lorsque Misty Copeland, portée par un ensemble de danseurs, est littéralement délivrée à James Whiteside. Débute alors un pas de deux fulgurant. Misty Copeland ne touche pas le sol durant la première minute avant une série de portés acrobatiques qui au bout du compte la conduiront à terre d’où un autre groupe de danseurs l’emmènera hors de la scène.
C’est dans ce bref passage que Marcelo Gomes fait preuve d’une réelle originalité. Le reste du ballet est certes plaisant mais on retrouve comme un pot-pourri de tous les chorégraphes avec lesquels Marcelo Gomes a collaboré. Il lui manque encore un style qui lui soit propre. Mais After Effect mérite d’être revu car il y règne cette joie commune à toutes les compagnies lorsqu’un des leurs passe de l’autre côté. Cette allégresse et l’embrassade fraternelle entre James Whiteside et Marcelo Gomes faisaient plaisir à voir. Puis Françoise Gilot, immense artiste, frêle, modeste, élégante est venue saluer. Ovation debout, évidemment !
Saison d’automne de l’American Ballet Theatre au David H.Koch Theater Lincoln Center de New York. The Green Table de Kurt Jooss avec Roman Zhurbin (La Mort), Daniil Simkin (le Profiteur), Cameron McCune (le Jeune Soldat), Skylar Brandt (La Jeune Fille), Alexeï Agoudine (Le Vieux Soldat) et Zhong Jing-Fang (la Vieille Mère) ; Le Spectre de la Rose de Michel Fokine avec Herman Conejo et Sarah Lane. Valse-Fantaisie de George Balanchine avec Hee Seo et James Whiteside ; Company B de Paul Taylor avec Gabe Stone Shaver (Tico-tico), Jeffrey Cirio (Boogie Woogie Bugle Boy), Cassandra Trenary et (Rum and Coca-Cola) ; Piano Concerto #1 d’Alexeï Ratmansky avec Gillian Murphy, Cory Stearns, Maria Kochetkova et Daniil Simkin ; After Effect de Marcelo Gomes avec James Whiteside, Misty Copeland et Shiyao Zhan. Représentations des vendredi 23 et mercredi 28 octobre 2015.