TOP

Décryptage – La Bayadère de Rudolf Noureev en six variations

La Bayadère, ses saris chamarrés, son éléphant (presque) grandeur nature, et ses ombres romantiques, font leur retour à l’Opéra Bastille du 17 novembre au 31 décembre 2015. L’occasion de se pencher sur l’esthétique complexe du dernier ballet de Rudolf Noureev, somptueux hommage à l’art de Marius Petipa. Lorsqu’il recrée La Bayadère en 1992, Rudolf Noureev est en train de mourir du Sida, et sait probablement qu’il ne remontera plus de spectacle. Ainsi, c’est autant l’histoire fantasmatique de la danseuse sacrée Nikiya (« bayadère » vient du portugais « bailar« , qui signifie « danser ») qu’il raconte, que celle du ballet classique, et de son infléchissement décisif par Marius Petipa.

Il y a donc toutes les nuances de l’esthétique classique dans La Bayadère : de la danse de caractère au morceau de bravoure académique, en passant par le rigoureux réglage du corps de ballet en décor vivant… Aperçu en six variations d’un ballet dont la beauté émane des contrastes, et l’étrangeté, parfois dérangeante, d’un parfum de passé.

La Bayadère à l'Opéra de Paris (2010) - Le Royaume des Ombres

La Bayadère à l’Opéra de Paris (2010) – Le Royaume des Ombres

Première variation de Nikiya : le ballet romantique dans une Inde fantasmée

Argument

C’est sans doute Théophile Gautier qui a inspiré à Marius Petipa le livret de La Bayadère, l’un des très grands succès du chorégraphe. En 1877, bien avant Le Lac des Cygnes ou La Belle au Bois Dormant, Marius Petipa mêle, dans son nouveau ballet, le mélodrame romantique au goût du XIXème siècle pour un Orient brodé de mille fantasmes. Nikiya est une Giselle en sari, victime de l’amour pur qu’elle porte à l’inconstant prince Solor. Le ballet débute devant un pseudo temple indien, dans une atmosphère de secret. Solor et Nikiya doivent se retrouver loin de tous les regards. D’abord drapée d’un voile rouge, la mystérieuse danseuse entre en scène et exécute sa première variation, autour du feu sacré dont elle est la gardienne.

Style

Conformément à l’esthétique romantique, Nikiya a quelque chose d’une apparition. Gracieuse et pure, elle incarne une forme  de transcendance – et cela d’autant plus qu’elle est une bayadère, dont la fonction sacrée est évoquée par des attitudes de prière (0’30). Mais ses gestes, exécutés autour d’esclaves, sont « façon indienne » : buste mobile et bras ondulants, cambrure sensuelle, poses sculpturales qui rappellent des statues hindoues, mi de profil mi de face (1’13)… Et même bribes de transe soufie (1’34) : c’est tout un Orient de fantasme que cette variation, pourtant de facture classique, incorpore !

Rudolf Noureev était allé jusqu’en Russie pour récupérer la partition originale de Ludwig Minkus. Pressé par le temps, il photocopia mal les pages… La musique est donc en partie reconstruite, mais conserve l’esprit de celle de Minkus : une symphonie complètement européenne émaillée de touches « couleur locale« , très lyrique et portant de bout en bout le drame en associant des leitmotive aux personnages. Il est intéressant de comparer cette variation de Nikiya à celle reconstruite par Youri Grigorovitch en 1991 pour le Bolchoï : la chorégraphie est très semblable, fidèle à celle de Marius Petipa, et pourtant le placement musical est complètement différent. Avec, pour celle de Rudolf Noureev, ce déphasage léger typique de son style (0’45) !

Résonances

Marius Petipa voulait faire du ballet un creuset des cultures, et donc enrichir constamment le vocabulaire classique de toutes les autres danses. A l’inverse, Serge Lifar proclamait une autonomie radicale de la danse classique… Mais, comme Marius Petipa, il ne cessa de puiser à d’autres danses en les stylisant, également au service d’une vision sacrée de cet art : par exemple dans Istar.

 

Nikiya et Gamzatti : la pantomime au service du drame

Argument

Mais le Grand Brahmane, amoureux de Nikiya, l’a surprise avec Solor… qui, de son côté, a été promis à Gamzatti, fille du Rajah. Le quatuor amoureux est en place : le drame peut commencer, la jalousie se transmuer en vengeance meurtrière. Quelques péripéties plus tard, Gamzatti fait appeler la Bayadère pour la convaincre, par tous les moyens, de renoncer à Solor ; en vain, et pour le plus grand malheur de Nikiya, dont la dispute avec Gamzatti scelle le sort fatal.

Style

Cette scène est la première recréée par Rudolf Noureev en 1992. Elle témoigne de son désir de maintenir une place importante à la pantomime dans ce ballet dramatique, tout en la chorégraphiant complètement sur la musique, de telle façon qu’elle ne détonne pas avec la danse. Si La Bayadère est très difficile techniquement, elle requiert également un grand jeu d’acteur.rice. Les personnages ne sont en effet pas de simples stéréotypes, mais se révèlent complexes et forts. Comment comprendre par exemple que la douce Nikiya, censée être le complet opposé de la cruelle Gamzatti, s’empare soudain d’un poignard (2’34) ?

 

L’idole dorée : des danses de caractère à l’orientalisme débridé

Argument

Dans le palais du Rajah, tout le monde se prépare avec faste au mariage de Solor et Gamzatti. Parmi les danses festives « couleur locale« , la variation de l’idole dorée.

Style

Le succès du ballet de Rudolf Noureev tient également beaucoup aux somptueux décors d’Ezio Frigerio, qui s’inspirent du Taj Mahal, et aux costumes chamarrés de Franca Squarciapino, faits parfois à partir de véritables saris indiens. Pure jouissance esthétique est aussi la chorégraphie de ce deuxième acte, éventail de morceaux de bravoure mêlant danse de caractère et académisme, et toutes les configurations du ballet classique : du solo au quatuor, en passant par le pas de trois, etc. Jusqu’à l’entrée de Nikiya, l’intrigue s’oublie presque. La variation de l’idole dorée n’appartient pas à la version de Petipa, mais a été ajoutée en 1948 par le danseur Nikolai Zubkovsky. Entièrement peint, le soliste enchaîne les pas, et notamment les sauts, virtuoses. Mouvements de poignets, placement des mains et jambes toujours pliées évoquent les statues de bronze hindoues.

Résonances

Le deuxième acte de La Bayadère, comme les danses arabes et chinoises de Casse-Noisette, dérange par son racisme omniprésent. Il ne suffit pas, ce que Benjamin Millepied a décidé de faire pour la production de 2015, de renommer la danse des négrillons « danse des enfants », ni de cesser de les brunir, pour effacer ce que ce ballet a de profondément gênant. Il se fait le témoin du goût du XIXème siècle pour l’exotisme oriental, et de tout ce que l’imaginaire (en grande partie inconscient) russe et occidental colporte de clichés à propos de « l’étranger de couleur »… Jusque dans ses productions artistiques plus récentes, car La Bayadère ne résonne pas seulement avec les grands opéras et œuvres littéraires d’il y a deux siècles, mais aussi avec certaines superproductions hollywoodiennes, ou encore avec des dessins animés Disney. Il est encore plus difficile de mettre en scène notre distance contemporaine avec une chorégraphie qu’avec un texte de théâtre. Au moins voir La Bayadère peut-il avoir un effet cathartique, en  nous faisant réfléchir sur les clichés racistes qui ont cessé d’être les nôtres, et sur ceux qui meuvent encore notre imagination.

 

Solor et Gamzatti : le panache académique

Argument

Et la fête atteint son apogée avec le grand pas de deux de Solor et Gamzatti, qui scelle leur promesse d’union.

Style

« L’ère Noureev » a eu un impact majeur sur la compagnie de l’Opéra de Paris : outre les grands ballets de Marius Petipa qu’il a remontés pour elle, Rudolf Noureev lui a légué une formidable technique, celle des maîtres.ses russes. Le pas de deux entre Solor et Gamzatti est typique du style Marius Petipa, on en trouve de tels dans tous ses ballets. Entrecoupé de pas de quatre ou d’ensembles féminins, il débute par une entrée solennelle des deux solistes (1’58) et un pas virtuose qui trouve son apogée dans les grands jetés de face (3’18), avant de se finir dans une pose attitude prête à recueillir les applaudissements. Suivent un long adage lyrique (3’59) portant la ballerine aux nues (7’04) ; l’athlétique variation de Solor (9’06) et ses étourdissants manèges, et la non moins athlétique variation de Gamzatti (10’43), avec pour coda (13’43) la signature de Marius Petipa : les 32 fouettés ! (14’00).

 

La mort de Nikiya : le ballet classique, la folie et la mort

Argument

C’est au tour de la Bayadère elle-même de danser. Eplorée, elle se se fait douleur dans tous ses gestes… jusqu’au moment où elle reçoit de la servante de Gamzatti une corbeille de fleurs, prétendument offerte par Solor. Mais Gamzatti y a caché un serpent, qui pique Nikiya. A la vue de Solor lui détournant le dos, elle refuse l’antidote que lui propose le Brahmane et s’écroule, morte.

Style

Changement de ton brutal après le grand pas de deux enivrant de Solor et Gamzatti. Le tutu refait place au sari, la virtuosité académique à l’intensité dramatique. L’impact émotionnel de la mort de Nikiya est encore accentué par les purs morceaux de bravoure qui ont précédé. Cette variation, complètement portée par la musique, est la dernière que danse une Nikiya de chair. Elle est aussi, comme le chant élégiaque du cygne à l’orée de sa mort est réputé être le plus beau, le plus lyrique déploiement de sa sensualité – mais une sensualité toute de lignes, dans le cadre d’une esthétique classique. Cambrure extrême et bras infinis disent sa douleur, face à une Gamzatti à la rigidité marmoréenne. Mais la douleur fait place à la gaieté presque hystérique (4’20) lorsque Nikiya s’imagine recevoir un présent de Solor. Le rythme s’accèlère, jusqu’à la piqûre fatale, les implorations de la Bayadère et son sublime orgueil (ou son profond désespoir). La danse est ici complètement transcendée par l’expression passionnelle.

Résonances

Cette variation de Nikiya a une très grande parenté avec la scène de la folie dans Giselle. Comme si le ballet classique, malgré son éthique de maîtrise de soi et du corps, retrouvait dans ces moments ce que toute danse doit à la transe. Comme dans Gisellela folie conduit à la mort. La danse s’affronte ici à ses limites et nos démons – mais en les sublimant.

 

Les Ombres : un acte blanc magistral

Argument

Solor, bouleversé par le chagrin et le remords, fume l’opium. Lui apparaît alors le royaume des Ombres, peuplé des spectres des Bayadères. Il y retrouve Nikiya, qui lui pardonne.

Style

Le troisième acte de La Bayadère est un des plus beaux actes blancs du répertoire classique. Les pays de l’Ouest n’ont d’ailleurs longtemps connu que cette partie du ballet de Marius Petipa. Juste avant de quitter le Kirov en demandant l’asile politique en France, Rudolf Noureev s’était fait connaître en Solor dans cet acte sur la scène du Palais Garnier. C’est également la première chorégraphie qu’il a remontée, à Londres puis Paris, en accordant davantage de place aux variations masculines. La descente des trente-deux ombres est un morceau d’anthologie, véritable hypnose propre à suggérer un univers onirique. Oublié l’Orient, nous sommes dans le pur ballet académique. Nikiya est un rôle unissant les deux faces de la ballerine romantique, danse de caractère et vision éthérée. Dans le troisième acte, elle est la ballerine classique par excellence, mettant sa parfaite maîtrise au service d’une grâce irréelle. Pour les danseuses du corps de ballet, le défi est très grand : servir d’écrin mouvant aux variations virtuoses du couple principal, c’est-à-dire faire preuve d’une rigoureuse coordination, tout en incarnant de réels personnages. Lorsque trois Ombres se détachent, c’est pour mieux se fondre à nouveau dans un corps de ballet devenu un.

Résonances

Plus encore que les Willis, les Ombres évoquent les dryades de Don Quichotte ou bien sûr Le lac des cygnesC’est sur cet hommage rendu à l’importance du corps de ballet en danse classique que se termine La Bayadère, dans une atmosphère de rêve suspendu.

 

À voir

Le DVD du ballet avec ses premier.e.s interprètes : dans les rôles principaux, Isabelle Guérin, Laurent Hilaire et Elisabeth Platel.

Le documentaire Dancer’s Dream. The Great ballets of Rudolf Nureyev – La Bayadère », sur la première recréation du ballet après la mort de Rudolf Noureev, en 1994.

 



Commentaires (4)

  • Gwen

    Merci pour ce superbe article et les extraits de ma représentation favorite avec la sublime Isabelle Guérin !

    Répondre
  • a.

    Comme Gwen, Isabelle Guérin reste « ma  » Bayadère… et Laurent Hilaire « mon » Solor… Pourquoi sommes-nous toujours si attachés aux créateurs des rôles? POur ma part, dans l’acte du mariage, j’admire l’usage de l’attitude devant qui semble dire « Moi Gamzatti, je triompherai! » 🙂

    Répondre
  • Laetitia

    Merci beaucoup pour vos commentaires ! Je trouve aussi cette distribution fantastique. Et votre manière de voir les attitudes triomphantes de Gamzatti me semble tout à fait éclairante !

    Répondre
  • taboga

    bon alors c’est pas mal sans plus rien a voir avec l’aerien Ivan Vassiliev , ou daniel sikim
    le golden slave n’est pas tres aerien …les filles pas mal…j’adore cette version mais les danseurs de l’opera ne sont pas assez felins pour la danser

    Répondre

Poster un commentaire