[Retransmission cinéma] Le Clair ruisseau par le Ballet du Bolchoï – L’URSS sous un jour joyeux
C’est un ballet comique au destin tragique… Peut-être parce qu’il semble parodier, l’air de rien, le réalisme socialiste de l’ère de Staline, le ballet (donné de 1935 à 1936 sur la scène du Bolchoï) a conduit ses auteurs à la catastrophe. L’un d’entres eux, Adrian Piotrovsky, a été déporté dans un goulag. Dmitri Chostakovitch, compositeur, s’est fait étriller par la critique de La Pravda. Cette conscience trouble pourrait assombrir Le Clair ruisseau, nom du kolkhoze (coopérative agricole soviétique) mis en scène dans le ballet qui a donné son nom à l’oeuvre. Toutefois, la restauration humoristique qu’Alexeï Ratmansky a signée en 2003 propose une chorégraphie vive et enjouée tout en déroulant une narration limpide qui célèbre la joie de danser, peu importe le contexte politique.
Dès le générique stylisé selon des canons soviétiques, Le Clair de ruisseau plonge l’auditoire dans une atmosphère délicieusement surannée. Personne n’a oublié les cours d’histoire du collège qui portaient sur la période soviétique, systématiquement abordée en France comme un des pans les plus sombres du XXe siècle. L’effroi se mêlait à la fascination à la vue de ces affiches en cyrillique qui matérialisaient un rideau de fer infranchissable. C’est cet imaginaire ambivalent que Le Clair ruisseau restitue, avec le mérite de présenter l’URSS sous un jour joyeux. Graphisme du siècle passé, tons ocres et motifs fleuris envahissent la scène pour symboliser la vie des champs à l’époque soviétique. Tout un idéal collectiviste que le Ballet du Bolchoï s’est approprié avec humour, osant même le transgenre, avant même l’émancipation des minorités sexuelles. Ingénieux et audacieux Clair ruisseau, donc.
L’intrigue est d’une simplicité déconcertante. Le Clair ruisseau va recevoir une troupe d’artistes itinérants parmi lesquels émerge une ballerine, amie d’enfance de Zina, une résidente du kolkhoze qui a rangé au placard ses rêves dansants. Dans le rôle de la ballerine, Maria Alexandrova incarne à merveille les heures glorieuses du ballet soviétique. Avec un style extravagant, combinant un jeu expressif à une technique robuste et des pointes montées sur ressorts, elle insuffle un rythme intrépide au Clair ruisseau. Ses retrouvailles avec Zina (frêle Svetlana Lunkina) rutilent de malice, chaque pas épousant au mieux la musique de Chostakovitch, que ce soit en parodiant l’acte terrestre de Giselle ou en exécutant des pas typiquement russes. La ballerine essaie de rappeler à sa vieille amie les fondamentaux de la danse classique. Mais en renouant avec sa passion d’antan, Zina fait un triste constat : son mari n’a d’yeux que pour son amie la ballerine.
Soviétique jusqu’à la moelle, Le Clair ruisseau célèbre la solidarité et, loin d’opposer les deux amies sur fond de jalousie commune, le ballet imagine naturellement une entente entre Zina et la ballerine. Cette dernière offre son costume à Zina, afin d’induire le fameux mari frivole (réjouissant Mikhail Loboukhine) en erreur. Croyant séduire la ballerine, il reconquiert en réalité sa femme. De leur côté, la ballerine et son mari échangent leurs habits – et leur rôle – pour la soirée. Maria Alexandrova, vêtue à la garçonne, ne dépareille pas dans des variations masculines. Sa danse franche, parfois brute, qui lui vaut les rôles de caractère du Bolchoï, est ici très bien employée. Mais l’apothéose de ce deuxième acte revient au solo de l’homme travesti en… Sylphide. Perché sur pointes, Ruslan Skvortsov, un brun ténébreux, réussit à faire rire la salle aux éclats en mimant la féminité éthérée de l’époque romantique. Il faut le voir feindre l’élégance des icônes du XIXe siècle en buvant sa fiole de vodka. Son imitation est tellement réussie qu’elle attire dans ses filets un vieil homme, tombé amoureux de cette femme, qui cache pourtant sous son corset blanc un épais pelage noir…
Le Clair ruisseau n’a rien d’une relique réactionnaire de la guerre froide ; il apparait progressiste par les thématiques qu’il met en scène. Le ballet n’a pour le reste rien d’un recueil de propagande, en lisant entre les lignes, il y a sans irrévérence aucune de l’humour, voire un brin d’ironie à l’égard des représentations officielles de l’URSS. Cette distanciation critique est minime mais elle témoigne d’une évolution positive de la liberté artistique. Staline n’aurait pas plus apprécié cette version d’Alexeï Ratmansky que celle de 1935. Nous sommes au XXIe siècle, heureusement, et le chorégraphe est considéré comme l’un des meilleurs visages de la danse russe de nos jours. Depuis la rentrée 2016, c’est d’ailleurs le troisième ballet, après La Belle au bois dormant à l’Opéra Bastille et Le Lac des cygnes au Palais des congrès, qu’il a été possible de voir en France. Pour les plus enthousiastes, Pathé Live réserve une retransmission de ses Saisons russes au printemps prochain.
Le Clair ruisseau d’Alexeï Ratmansky par le Ballet du Bolchoï. Avec Svetlana Lunkina (Zina), Mikhail Lobukhin (Piotr), Maria, Alexandrova (la Ballerine), Ruslan Skvortsov (le Danseur), Denis Savin (l’Accordéoniste) et Alexei Loparevich (le vieux Pacha). Retransmission en direct au cinéma le dimanche 6 novembre 2016.