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Soirée Jiří Kylián au Ballet de l’Opéra de Paris – Facettes d’un style en mouvement

Jiří Kylián est un habitué du Ballet de l’Opéra de Paris. Il a créé deux pièces pour la compagnie et lui a transmis de nombreuses oeuvres. Son langage chorégraphique, à la fois sophistiqué, sensuel et émouvant, ne se laisse pas vite oublier. La programmation par Aurélie Dupont d’une soirée consacrée à Jiří Kylián avait donc de quoi réjouir. D’autant qu’elle est l’occasion de revoir Bella Figura, un des chefs-d’œuvre du chorégraphe, et qu’elle permet l’entrée au répertoire de deux nouvelles pièces : Symphonie des Psaumes et Tar and Feathers. Et c’est effectivement un très beau programme que présente la compagnie, balayant presque trente ans de la carrière de Jiří Kylián et donnant ainsi à voir les évolutions stylistiques du chorégraphe.

Tar and Feathers de Jiří Kylián - Ballet de l'Opéra de Paris

Tar and Feathers de Jiří Kylián – Ballet de l’Opéra de Paris

Les pièces ne se succèdent cependant pas selon leur date de création. Bella Figura s’impose en première partie, car le ballet commence (ou semble commencer) avant l’extinction des lumières, alors que le public s’installe. Quand le rideau s’ouvre, les danseur.se.s ont leurs guêtres et sweat-shirts. Pendant un bon quart d’heure, ils.elles s’échauffent, marquent des pas, discutent et rient, sans se soucier des spectateur.rice.s – de leur côté déjà attentif.ve.s, ou encore indifférent.e.s. Et subrepticement, sans qu’on les ait vues apparaître, deux cages en verre descendent du plafond, avec en leur sein de vieux mannequins nus, un homme et une femme. C’est l’un de ces détails énigmatiques, oscillant entre humour grinçant et mélancolie, qui donnent toute sa force à Bella Figura.

Cette pièce explore notamment ce que veut dire être danseur.se : pour les danseur.se.s classiques au moins, composer de « belles figures », être « beau/belle », mais aussi, savoir faire « bonne figure » quand tout (circonstances personnelles, blessures…) s’y opposerait. L’énigme de ce lieu magique qu’est la scène, posée dès le prologue du ballet – à moins que ce ne soit son véritable début -, sous-tend l’ensemble de la pièce, des danseur.se.s qui s’entrelacent dans les rideaux aux patiences qui s’ouvrent et se ferment pour remodeler l’espace scénique.

Bella Figura de Jiří Kylián - Alice Renavand et Laëtitia Pujol

Bella Figura de Jiří Kylián – Alice Renavand et Laëtitia Pujol

Sublimé.e.s par leurs costumes, les danseur.se.s (dés)articulent une gestuelle qui alterne flux et saccades, élongations et brisures. Parfois, ils.elles semblent devenir pantins, animaux, à d’autres instants sont d’un lyrisme envoûtant. Bella Figura, succession de mouvements portée par la magnificence des chants baroques, ne cesse de surprendre, et possède une perfection chorégraphique et scénographique qui en fait l’un des plus beaux et riches ballets de Jiří Kylián – même si quelques parti-pris, comme celui d’installer de grandes flammes en fond de scène sur l’avant-dernier mouvement, sont un peu surprenants. Les danseur.se.s de l’Opéra interprètent Bella Figura avec une grande sensibilité, sachant jouer sur les riches tonalités de la chorégraphie, de la neutralité à l’expressivité dramatique.

Tar and Feathers est d’un tout autre style. Chorégraphiée en 2006, cette pièce est plus sobre et montre combien  Jiří Kylián a évolué dans sa recherche langagière en dix ans. Le titre, « Du goudron et des plumes », symbolise une tension entre pesanteur et légèreté de l’être, matérialisée par le partage du plateau en deux parties multipliant les contrastes. À jardin, la pianiste Tomoko Muyaikama improvise à partir de Mozart sur un majestueux piano à queue… élevé à plusieurs mètres de hauteur, tandis qu’à cour, un nuage de papier bulle semble s’être écrasé au sol. Blanc et noir, lourd et léger, musique de Mozart et composition de Dirk Haubrich, danseuse gracieuse qui se met à rugir : les oppositions se doublent et se redoublent, au son de la voix de Jiří Kylián lisant un poème de Samuel Beckett, qui lui-même traite de la perte du vocabulaire, de l’impuissance du langage à tout dire.

Tar and Feathers n’a pas la même puissance émotionnelle que Bella Figura, et le plaisir pris à voir se tisser ces jeux de contrastes est surtout intellectuel. Ce qui en revanche emporte d’emblée, outre l’humour sans cesse distillé, est la finesse du langage chorégraphique. Les six danseur.se.s évoluent dans des figures absolument inédites, encore plus disloquées que dans la pièce précédente, ou sortant du cadre du pas de deux où Jiří Kylián s’illustre si bien. Ainsi de Dorothée Gilbert, particulièrement marquante, qui traverse le plateau en marchant sur le dos de deux danseurs – étrange véhicule.

Tar and Feathers de Jiří Kylián - Ballet de l'Opéra de Paris

Tar and Feathers de Jiří Kylián – Ballet de l’Opéra de Paris

Si on peut lire une continuité de l’exploration gestuelle entre Bella Figura et Tar and FeathersSymphonie de Psaumes, chorégraphiée en 1978, surprend par son caractère beaucoup plus « néo-classique », bien qu’incluant des éléments modernes et de folklore. Cette pièce joue un rôle important dans l’oeuvre de  Jiří Kylián. C’est tout juste directeur du Nederland Dans Theater qu’il l’a créée, et elle a, selon le chorégraphe, été une « pierre de fondation » [Programme du spectacle, p. 65] de la compagnie. En effet, le groupe est au coeur de Symphonie de Psaumes. Sur des psaumes mis en musique par Igor Stravinsky pour des choeurs (et l’on voudrait voir cette pièce avec un choeur vivant), hommes et femmes, nettement différencié.e.s par des costumes d’inspiration à la fois folklorique et néo-classique, dansent les douleurs et les joies d’un rituel religieux. Le décor étonnant, modestes prie-Dieu et somptueux tapis orientaux peints en fond de scène, fait signe vers une messe de tradition orthodoxe.

Mais du groupe se détachent des pas de deux amoureux à l’intensité poignante. Marie-Agnès Gillot et Arthus Raveau, Muriel Zusperreguy et Stéphane Bullion, Eleonora Abbagnato et Karl Paquette dansent la désolation, la tendresse et la dévotion mutuelle, donnant à la sensualité une dimension mystique. Muriel Zusperreguy interprète Symphonie de psaumes avec une remarquable fluidité : la musique coule dans ses pas. Malgré un manque de coordination dans les chorégraphies de groupe, et bien que tou.te.s les danseur.se.s ne semblent pas également à l’aise avec cette pièce, l’intensité dramatique de Symphonie de Psaumes parvient à émerger de ce jeu entre ensemble et duos.

Symphonie de Psaumes de Jiří Kylián - Ballet de l'Opéra de Paris

Symphonie de Psaumes de Jiří Kylián – Ballet de l’Opéra de Paris

Avec ce ballet, la soirée s’envole dans un lyrisme encore présent dans Bella Figura, mais qui n’existe plus qu’à l’état de traces ironisées dans Tar and Feathers. Il est un peu déconcertant de remonter tant à rebours dans les créations de Jiří Kylián. C’est l’écueil des soirées multiples : des pièces si diverses ont moins tendance à résonner mutuellement qu’à susciter un léger effet d’écrasement mutuel, et, dans le cadre précis de ce programme, l‘intérêt historique qu’il y a à considérer l’évolution du « style » de  Jiří Kylián (même si l’on sait que le chorégraphe rejette ce terme) peut prendre le pas sur un rapport esthétique plus immédiat à chaque oeuvre, ou sur la construction d’un sens émanant de la mise en rapport de ces trois pièces.

Cependant, c’est toujours un grand plaisir de (re)découvrir des pièces de  Jiří Kylián, la richesse de ses sources d’inspiration et la finesse de son exploration tant du langage chorégraphique que de la condition humaine.

Tar and Feathers de Jiří Kylián - Ballet de l'Opéra de Paris

Tar and Feathers de Jiří Kylián – Ballet de l’Opéra de Paris

 

Soirée Jiří Kylián par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier. Bella Figura de Jiří Kylián, avec Alice Renavand, Eleonora Abbagnato, Laëtitia Pujol, Dorothée Gilbert, Christelle Granier, Alessio Carbone, Alexis Renaud, Yvon Demol et Sébastien Bertaud ; Tar and Feathers de Jiří Kylián, avec Aurélia Bellet, Lydie Vareilhes, Dorothée Gilbert, Yvon Demol, Josua Hoffalt, Antonio Conforti et Tomoko Mukaiyama (pianiste) ; Symphonie de Psaumes de Jiří Kylián, avec Christelle Granier, Muriel Zusperreguy, Eleonora Abbagnato, Marie-Agnès Gillot, Marion Gautier de Charnacé, Marion Barbeau, Charlotte Ranson, Caroline Bance, Alexis Renaud, Stéphane Bullion, Karl Paquette, Hugo Marchand, Florian Magnenet, Daniel Stokes, Antonin Monié et Marc Moreau. Jeudi 1er décembre 2016. À voir jusqu’au 31 décembre.

 

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