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Rencontre avec Laurent Hilaire, le nouveau directeur du Ballet Stanislavski

Tout présageait l’arrivée de Laurent Hilaire à la tête du Ballet de l’Opéra de Paris. Étoile emblématique de l’ère Rudolf Noureev, il était devenu le bras droit de Brigitte Lefèvre. Mais c’est finalement Benjamin Millepied qui a eu le poste, suivi d’Aurélie Dupont. Parti de l’institution, Laurent Hilaire n’en a pourtant pas perdu l’envie de diriger une troupe. Après quelques collaborations avec la Scala de Milan ou le Ballet National du Canada, le danseur a été nommé directeur du Ballet Stanislavski depuis le 1er janvier 2017, avec un contrat de cinq ans. Une nomination au début surprenante – les Européens de l’Ouest sont rares à s’imposer dans la danse russe – mais un poste prestigieux. Installé à Moscou, le Ballet Stanislavski compte 120 artistes, donne autant de représentations dans son théâtre sans compter les tournées, et veut se donner les moyens de ses ambitions. Un beau défi pour Laurent Hilaire, que nous avons rencontré quelques semaines avant son départ pour la Russie. 

Laurent Hilaire, nouveau directeur du Ballet Stanislavski

 

Comment est arrivée cette proposition du Théâtre Stanislavski ?

Le directeur du théâtre, qui travaillait d’abord au Bolchoï et que je connaissais un peu, m’a contacté. Il a souhaité me rencontrer. Il est venu à Paris et m’a dit qu’il pensait à moi pour le poste de directeur artistique du Ballet Stanislavki, et qu’il s’agissait d’une proposition ferme. Personnellement, je ne pensais pas à la Russie pour la suite de ma carrière, mais la manière dont il m’a présenté le projet m’a plu. Il y a des moyens et une volonté artistique, un théâtre refait à neuf avec cinq grands studios, 120 danseurs et danseuses, 120 spectacles à l’année plus les tournées, et un directeur avec qui je m’entends très bien et qui veut vraiment faire évoluer les choses. Je suis allé voir la compagnie, j’ai vu les conditions, j’ai redécouvert Moscou qui s’est métamorphosée. Je me suis senti bien tout de suite.

 

Les non-Russes sont rares à s’imposer là-bas. La venue de Nacho Duato à la tête du Ballet Mikhailovsky a été un échec. Cela vous a fait réfléchir ?

Le Mikhailovsky est un théâtre privé alors que le Stanislavski fonctionne sur des fonds publics, c’est très différent. Et la question n’était pas tant la destination que ce que j’allais y faire. Il n’y a pas d’incompatibilité pour moi. Une arabesque reste une arabesque en France ou en Russie, nous parlons le même langage. Ma décision a été très rapide. Je me suis vite rendu compte que le projet du directeur était très enthousiasmant.

 

Pour vous, qu’est-ce que diriger une troupe de ballet ? Quelle est votre vision du rôle de directeur artistique ?

Être directeur, c’est donner une direction et y accompagner des danseur.se.s et toute une troupe. Il faut avoir une vision de là où on veut aller. Il faut nourrir les danseurs à travers leur éducation, leurs connaissances, les rencontres, le répertoire qu’ils ont à danser. On peut décider de vivre renfermé, on peut aussi considérer qu’un artiste vit dans une société. Certains ballets parlent plus que des discours politiques. L’art dans une société est une locomotive, un exemple. On ressort parfois d’un spectacle avec plus d’amour de son prochain, plus de beauté. L’art porte les choses vers le haut. Mais être directeur, c’est aussi la réalité du quotidien, les danseurs et danseuses en studio, le programme, les conditions de travail. Je vais beaucoup accompagner ce travail quotidien. Le travail en studio est quelque chose qui me plaît et que je connais en ayant été maître de ballet. Je ne le ferai pas tout le temps, mais sur des choses précises.

Certains ballets parlent plus que des discours politiques. L’art dans une société est une locomotive, un exemple.

Vous avez depuis longtemps l’envie de diriger ?

L’envie d’avoir cette responsabilité m’est venu très vite. J’aime être dans l’idée de choisir une programmation, de rencontrer des chorégraphes, d’élaborer des soirées que ce soit sur un axe chorégraphique, musical ou sur une idée. Directeur, vous prenez les décisions. Maître de ballet, vous participez à l’élaboration des choses, mais vous êtes beaucoup dans l’application. J’avais la chance avec Brigitte Lefèvre à l’Opéra de Paris d’être dans la confiance totale, nous discutions d’énormément de choses. J’ai participé au travail des chorégraphes, aux créations, ça m’a permis d’avoir différentes importantes connaissances.

 

Vous n’avez pas de regret sur votre départ de l’Opéra de Paris ?

Je n’ai aucune amertume. Je n’ai jamais pris comme acquis le fait d’être le prochain directeur. J’ai passé 40 ans de ma vie dans cette maison, j’y suis forcément attaché. Mais je devais continuer ma trajectoire, je n’avais pas envie de rester maître de ballet, j’avais envie de diriger. Et il était temps de voir autre chose. J’ai beaucoup voyagé pour coacher des danseur.se.s et remonter des ballets. J’ai travaillé avec le Ballet National du Canada, le Ballet Royal de Suède, la Scala, à Rome… J’ai aussi pris du temps pour moi, alors que je travaillais de 10h à 12h par jour à l’Opéra.

 

Quel est aujourd’hui l’état des lieux du Ballet Stanislavski ? Quelles sont ses forces ?

C’est une belle compagnie de 120 danseurs et danseuses qui ont beaucoup d’énergie, d’aisance et de facilités. Ce sont des performers dans le sens qui me plaît beaucoup, avec de l’élégance. J’ai vu des gens extrêmement généreux, qui sont au service de la danse et qui le font vraiment par passion. Il y a chez eux une envie formidable d’ouverture vers quelque chose qu’ils ne connaissent pas encore. Ils ont envie de s’enrichir.

Laurent Hilaire lors de son arrivée au Ballet Stanislavski

Comment allez-vous les enrichir ? Vous parliez plus haut du directeur du théâtre qui voulait « vraiment faire et évoluer les choses« . Vers quoi allez-vous aller ?

Il faut d’abord comprendre un théâtre et son histoire avant d’écrire l’avenir. Je vois le théâtre Stanislavski dans sa globalité, je vois ce qui est le mieux pour lui, et ne cherche pas à reproduire un modèle de ce que j’ai vécu. Le changement pour le changement ne m’intéresse pas, je ne suis pas de ceux qui lancent : « Moi, je vais tout inventer« . La troupe a son répertoire des grands ballets classiques qui est typiquement russe. Elle danse par exemple Le Lac des cygnes de Bourmeister, sur lequel j’avais été nommé Danseur Étoile d’ailleurs. Mais il y a aussi des fondamentaux que la compagnie ne danse pas et que je veux leur proposer, comme certains ballets de George Balanchine. Ils sont à la fois formateurs et ce sont des chefs-d’oeuvre. Tout le monde ainsi y trouve son compte : les danseur.se.s, le public et le théâtre. Et j’ai envie d’amener les artistes et le public vers un répertoire plus large, vers le néo-classique d’aujourd’hui comme le contemporain. J’ai vu la troupe dans une soirée de jeunes chorégraphes, ils se débrouillent très bien ! Je pense que, quand vous abordez des styles différents, votre connaissance du corps est meilleure. J’ai aussi envie de découvrir de jeunes chorégraphes russes et de les inviter. Nous avons deux salles au Stanislavski : la salle historique et une « boîte noire » modulable, qui permettent de proposer des spectacles différents.

 

Quitte à proposer des spectacles qui remplissent moins facilement ?

J’ai accepté ce poste aussi parce que le directeur du théâtre ose prendre des risques. Certaines soirées peuvent être plus compliquées à remplir. Mais il faut en accepter l’enjeu car elles nourrissent les artistes et élargissent le public. Et j’ai envie d’attirer un public différent, l’amener à le faire évoluer. Ces changements vont provoquer un élan, une impulsion. J’ai envie que l’on se dise : « Il se passe quelque chose au Stanislavski« .  

 

Quels sont vos premiers projets de programmation ?

Je dois programmer une soirée début juillet. Ce sera une soirée mixte, avec des reprises et des entrées au répertoire. Je prépare une deuxième soirée mixte, en novembre-décembre, ce qui n’est pas si loin que ça. Pour des créations, je prendrais le temps qu’il faudra pour les mettre en place.

 

Vous qui avez été une Étoile de Rudolf Noureev, vous auriez envie de remonter certains de ses ballets pour le Stanislavski ?

Non, je ne pars pas là-dessus. Ce n’est pas l’histoire du Stanislavski. Même si, dans l’absolu, j’ai encore envie de transmettre ses ballets. Les œuvres de Rudolf ont une dimension dramatique et psychanalytique très forte. On peut toujours danser ses ballets aujourd’hui, même s’il n’est plus là, comme on peut toujours danser du Jerome Robbins sans Jerome Robbins. Cela devient autre chose car il n’y a plus de liaison directe avec l’essence du chorégraphe. Jerome Robbins, par exemple, nous transmettait une poésie incroyable, personne d’autre ne pourrait le faire. Mais les œuvres doivent continuer à vivre, je ne vois pas pourquoi on priverait les nouvelles générations de ces chefs-d’oeuvre. Et nous sommes là pour les transmettre, même si cela se fait avec notre subjectivité.

Certaines soirées peuvent être plus compliquées à remplir. Mais il faut en accepter l’enjeu car elles nourrissent les artistes et élargissent le public.

Vous envisagez déjà des tournées à l’étranger avec la compagnie ?

Il faut d’abord se demander ce qui fait qu’une compagnie est demandée. Par sa réputation, l’intérêt du programme, aussi une énergie. Mais il faut prendre les choses dans le bon ordre. Pour préparer des tournées, il faut d’abord travailler une programmation. Puis il faut réfléchir à ce que l’on danse, on ne peut pas proposer quelque chose que le public aura déjà vu un mois auparavant. Je souhaite avancer, donner à cette compagnie plus de visibilité. Quand une compagnie envoie le signe qu’il se passe quelque chose chez elle, les propositions arrivent. Il faut savoir attirer les projecteurs, mais une fois qu’ils sont là, il faut être à la hauteur. J’ai un projet de tournée en France, dans deux-trois saisons si cela se conjugue bien.

 

Comment allez-vous vous positionner face au Bolchoï, avec qui il est impossible de rivaliser en termes de moyens ou de prestige ?

Nous sommes à 500 mètres du Bolchoï, alors on ne va pas présenter les mêmes choses au même moment. Je ne veux pas concurrencer le Bolchoï, même si je serai dans la même exigence de travail que lorsque j’étais à l’Opéra de Paris. Quant au prestige de la troupe, c’est à nous de la construire et de la développer. Et Moscou compte 15 millions d’habitant.e.s, c’est une ville très culturelle, il y a de la place pour tout le monde.

 

Il n’y a pas d’école de danse attitrée au Stanislavski. Comment faire pour qu’un élève sortant de l’Académie du Bolchoï ou de l’École Vaganova ait envie de venir chez vous ?

Par l’intérêt que pourra susciter cette compagnie. Ici, un.e jeune danseur.se pourra plus danser, travailler un répertoire différent, plus large, faire des rencontres. Je veux créer une nouvelle dynamique, donner le sentiment à un.e jeune artiste qu’il est dans une compagnie où l’on sent qu’il se passe quelque chose, où le possible est envisageable. Je vais faire une audition très bientôt, j’espère qu’il y aura un appel d’air. Et je suis ouvert aux danseurs et danseuses qui ne sont pas russes. Chaque compagnie doit garder sa propre identité, les nouveaux s’intègrent par mimétisme, dans le travail et les cours.

 

Le Ballet Stanislavski fait régulièrement appel à des Étoiles invitées. Vous allez continuer sur ce système ?

Une compagnie doit avoir son identité, de A à Z, et cela passe aussi par ses Étoiles. Un.e invité.e n’a d’intérêt que s’il.elle apporte quelque chose à la compagnie. Ma politique est avant tout celle de l’intérêt du théâtre, et aussi celle du public.

 

Le Stanislavski ne fonctionne pas avec des séries (comme à l’Opéra de Paris) mais par alternance. Vous allez garder ce système ?

Le Stanislavski tourne avec plusieurs ballets en même temps. D’un côté, c’est une bonne chose car les artistes dansent ces grands ballets régulièrement et ils ont une très grande réactivité. De l’autre, cela enlève du temps pour préparer autre chose, monter une création, faire travailler plus en profondeur une personne ou un groupe. Par exemple, sur un mois, cela peut leur arriver de danser huit ballets différents. Comptez deux jours de travail pour chacun de ces ballets, ajoutez les jours de repos, il ne vous reste qu’une semaine sur le mois pour travailler autre chose. Cela peut donc être un peu plus compliqué pour des créations, des nouveautés. Quand on arrive dans un théâtre, il faut le comprendre d’abord, s’adapter dans une certaine mesure, et faire des évolutions. Sans changer fondamentalement ce système d’alternance, je souhaite rationaliser le travail des danseur.se.s au quotidien, pour qu’ils puissent avoir une plus grande mise à disposition sur certaines propositions chorégraphiques. Mais tout dépend des périodes, et il faut aussi tenir compte de la programmation d’opéra. Il y a de toute façon un principe de réalité qui fait marcher la vie d’un théâtre. On ne va donc pas commencer à faire n’importe quoi avec son organisation.

Laurent Hilaire entouré du Ballet Stanislavski

Quel regard portez-vous sur la jeune génération de danseurs et danseuses ?

Je ne veux pas comparer deux générations, nous sommes simplement différents. Les danseurs.se.s d’aujourd’hui sont excellent.e.s, la technique va plus loin. Ils sont au courant de tout ce qui se passe. Mais ils se posent peut-être plus de questions, ils veulent des explications. Nous ne nous interrogions pas sur le bien-fondé de ce que l’on devait faire, on le faisait, c’est tout. J’ai ainsi accepté de suivre des artistes dans des voies parfois inconfortables. Mais un artiste qui ne se met pas en danger… Comme disait Rudolf Nourev : « Pas parler. Faites« . C’est ce que j’ai vite compris avec lui : ce sont les actes qui comptent, ce que vous avez fait sur scène. Il n’y a pas d’autre chose que le travail et la discipline. C’est grâce à cette exigence que j’ai vécu des choses formidables, des moments en scène que je n’avais pas prévus, des choses qui sortent de vous-même et qui vous surprennent. Ces instants naissent d’une situation, de votre volonté de vous livrer, de cette forme d’impudeur cadrée. C’est ce que j’ai envie de transmettre. L’essentiel, c’est la vie sur le plateau.

C’est ce que j’aime aussi chez les danseurs.se. russes : ils sont au service de quelque chose qui est plus important qu’eux. En tant que danseur, nous sommes dans l’abnégation, même si nous avons besoin de notre ego, c’est le moteur qui nous fait avancer. Nous sommes d’abord là pour faire vivre et défendre une œuvre, la donner dans toute sa dimension artistique. Nous ne sommes pas là pour nous positionner par rapport à elle. Après, le public se fait son opinion. Il y a aussi quelque chose de sacré dans ces ballets qui se transmettent. Nous sommes là aussi pour pérenniser quelque chose. Si vous dansez des ballets qui ont plus d’un siècle comme des pièces de collection de musée, il ne se passe rien. Notre responsabilité aussi est de continuer à faire vivre ces œuvres, c’est un patrimoine.

 

Enfin dernière question : vous vous êtes mis au russe ?

J’ai commencé mes leçons il y a deux jours (ndlr : l’interview s’est déroulée le 10 décembre 2016). J’adore la musicalité de la langue ! C’est une langue difficile, d’autant plus avec le cyrillique, mais mon ambition est de parler russe pour échanger avec eux le plus rapidement possible. Même si tout le monde comprend l’anglais dans les studios.

 

Commentaires (1)

  • Helene

    Merci beaucoup pour cette interview construite, claire et surtout très intéressante !
    Moi, balletomane, ça me donne envie d’aller à Moscou !

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