Rencontre avec Béatrice Massin pour sa création Mass B
Béatrice Massin est une chorégraphe à part. Danseuse contemporaine tombée dans la danse baroque il y a 30 ans, ses ballets reprennent ce langage ancien pour des pièces totalement actuelles. Sa nouvelle création, Mass B, sur la musique de la Messe en Si de Bach, est donnée au Théâtre de Chaillot du 9 au 18 mars. Rencontre juste avant la première.
Partons tout d’abord du titre : Mass B. Que signifie-t-il ?
Beaucoup de choses ! Mass B, c’est Massin Béatrice, le nom de la Messe en Si de Bach (Mass in B en anglais), le B de Bach. Il y a aussi l’idée de la masse et du groupe. Ce titre dit des choses mais en suggère aussi. À chacun.e ensuite d’aller là où il a envie d’aller. Cela me semble juste par rapport au propos.
Quel est le propos de Mass B justement ?
Je crois que c’est un spectacle qui est vraiment lié à la notion de migration et à tous les questionnements politiques que l’on peut vivre ces temps-ci. Ce thème me touche très personnellement car j’ai été à plusieurs reprises en tournée en Syrie, et c’était un pays auquel je tenais fort et où je me sentais vraiment très bien. Voir ce qui s’y passe est douloureux pour moi, je ne pouvais pas faire un spectacle aujourd’hui en ignorant tout cela. L’idée est d’essayer de tracer l’aventure d’un ensemble de personnes qui arpentent la terre. Cela peut être les Protestants du XVIIe siècle qui quittaient l’Europe, les Syriens aujourd’hui, ce sont des choses qui ont toujours existé. Ces individus arpentent le plateau avant de petit à petit prendre possession de tout l’espace et d’arriver à vivre et à construire une communauté. Ils partagent ce qu’ils ont en commun : leur culture, leur culture de la danse et de la musique baroque, leur histoire, leur tradition, le langage de leur peuple avant de quitter leur pays… où tout ce que l’on veut, toutes les images que l’on veut. J’espère que le propos reste universel, dans un regard neuf par rapport au travail que j’ai pu faire.
Mass B est un spectacle vraiment lié à la notion de migration et à tous les questionnements politiques que l’on peut vivre ces temps-ci
Le propos de Mass B est-il optimiste par rapport à ces situations ?
J’ai envie de dire que l’on ne peut pas baisser les bras. Tant que l’on est capable de courir, de marcher, de danser, on peut se relever, la communauté peut se relever et recommencer, jusqu’à l’épuisement. C’est le propos de Mass B. J’espère qu’il reste un énorme espoir. Mais l’espoir est nourri d’épuisement et d’obstination. Ce n’est pas un espoir facile et léger. Je ne crois pas qu’il y ait de légèreté dans Mass B.
Vous-même, comment vous sentez-vous par rapport aux crises du monde d’aujourd’hui ?
Je pense que l’on est dans un monde très bizarre, où l’on est en train de perdre notre culture, notre terre, l’humanité. Je ne me sens pas dans un monde où l’on construit des choses positives, au-delà de tous aspects politiques. Nous sommes dans un drôle de monde dans lequel je ne me sens pas très bien. On en a énormément discuté avec les interprètes de Mass B, qui sont de la jeune génération. Je n’ai pas l’impression d’être si loin d’eux que ça. Je crois que les jeunes d’aujourd’hui sont pleins de questions sur le monde qui les attend.
L’art est-il une façon d’y répondre ?
Tout acte artistique est une façon de se positionner. C’est là où, je pense, Mass B est intéressant et fort. Plus fort que d’autres pièces qui sont de simples divertissements. Je ne sais pas si le divertissement a un sens aujourd’hui. Mais je ne crois pas avoir déjà fait du pur divertissement (sourire).
Lors de l’audition pour Mass B, vous insistiez sur le fait que vous vouliez des danseur.se.s contemporain.e.s n’ayant jamais abordé la danse baroque. Pourquoi ?
J’ai eu besoin dans cette pièce de faire appel à une nouvelle équipe de danseur.se.s, parmi lesquels certains sont très jeunes. C’était surtout l’idée d’avoir des gens très différents et des gens qui n’étaient pas formés au baroque. Je voulais arriver à cet état où des corps d’aujourd’hui s’emparent de la matière baroque. Il ne s’agit pas de faire une reconstitution, mais de voir comment le baroque résonne dans des corps d’aujourd’hui, ce qui est aussi le propos de Mass B. Au final, sur les dix danseur.se.s de la pièce, j’ai choisi deux anciens interprètes, mais les huit autres ont découvert le baroque sur le travail de Mass B.
Je ne sais pas si le divertissement a un sens aujourd’hui.
Comment avez-vous choisi vos dix interprètes ?
Je savais tout d’abord que Mass B serait une pièce qui demande de l’endurance physique. C’est un grand voyage pour eux. La pièce dure une heure et ils ne quittent pas le plateau, cela monte crescendo. C’est un gros investissement à chaque représentation. Il y avait aussi le plaisir d’être en contact avec cette musique, la Messe en Si de Bach. Et je voulais dix individus, pas des gens qui se ressemblent. Il y a eu beaucoup d’humains dans mon choix, j’avais envie de gens qui avaient envie, que je choisissais comme ils me choisissaient. Je pense que l’on a constitué un groupe assez exceptionnel. Certains viennent du CNDC d’Angers, du CNSM de Paris ou de Lyon. Ils ont de 18 à 34 ans, certains ont beaucoup d’expérience, pour un autre il s’agit de son premier contrat.
Comment s’est déroulée cette audition ?
L’audition a duré quatre jours, j’ai vraiment eu le temps de voir les danseur.se.s dans différentes étapes. J’ai donné des cours, des ateliers, des moments d’improvisation. Martin Kravitz a donné des cours techniques de danse contemporaine. Gil Isoart est venu leur apprendre des fragments de D’ores et déjà pour voir comment ils s’appropriaient ce bi-langage. Et j’ai vu petit à petit comment ils réagissaient, en en éliminant tous les jours, ce qui est toujours terrible. J’ai fini avec un noyau un peu plus important que le nombre de danseur.se.s.
Quel a été votre processus de création ?
Le premier point de départ, c’est la musique. Puis des choses sont venues. Dans un premier temps, j’ai travaillé sur l’idée des anges adolescents, avec des corps encore très jeunes. Il y a tout une iconographie autour de ça. Puis j’ai travaillé sur les descentes de croix, notamment celles de Rubens qui me passionnent dans les lâchés de poids, dans les façons dont les corps s’investissent pour en recueillir un autre. Je pense qu’il en est resté beaucoup sur le plateau. J’ai souhaité à un moment travaillé avec Christian Rizzo, mais il a été nommé à Montpellier et nous n’avons pas pu travailler ensemble. J’ai néanmoins collaboré avec son équipe habituelle : Frédéric Casanova pour la scénographie, Caty Olive pour les lumières. Nous avons fait des séances de travail ensemble, on ne se connaissait pas, il fallait que l’on se découvre. Qu’avions nous envie de dire ?
La scénographie était très déterminée dès l’été. Puis nous avons eu 15 jours de formation au CND en octobre avec les danseur.se.s, avec des cours et des ateliers. J’ai vraiment commencé à voir comment ils étaient, là où ils accrochaient, là où ils avaient du plaisir, là où certains n’en avaient pas mais en avaient ailleurs. J’ai commencé à voir bouger l’équipe. Dans mon évolution, la présence des danseur.se.s était très importante. C’est à ce moment-là aussi que l’on a travaillé sur les costumes. Chacun a le sien, je ne voulais pas un uniforme. Au mois de janvier, je n’attendais qu’une chose : mettre tout en chantier avec eux. J’avais des idées très précises, des propositions à leur faire, mais je n’avais rien avancé sans eux. On a tout construit ensemble. Ils ont rebondi sur certaines de mes propositions, ils m’ont emmené dans des endroits où je n’avais pas prévu d’aller. J’avais construit énormément de choses. C’est un voyage entrepris avec dix interprètes et toute une équipe artistique. On vit depuis deux mois ensemble, on commence à bien se connaître (sourire).
Dans votre pièce précédente Terpsichore, la danse avait une très grande simplicité, comme dépouillée de ses tics. C’est un travail aussi dans Mass B ?
Nous n’avons pas arrêté de parler sur Mass B des tâches à accomplir : tu as ça à faire, tu dois t’appuyer là, tu dois porter untel, tu dois prendre cette direction. Chacun.e doit être entièrement dans ce qu’il a à faire, dans la construction des espaces, et ne pas essayer de raconter ou de montrer autre chose. Il y a quelque chose de très simple, de très fondamental, de très pure dans cette histoire. C’est une magnifique leçon que j’ai apprise de Terpsichore. Il fallait arriver à une épure, à un principe chorégraphique qui pouvait tenir longtemps. Pour moi, qui suis un être à maturation lente, qui questionne et évolue de pièce en pièce, qui essaye toujours de poser de nouvelles questions à chaque création, j’avais un peu la sensation que Terpsichore était un préalable à d’autres pièces, que d’autres portes s’ouvraient. C’est tout un itinéraire.
Chacun.e doit être entièrement dans ce qu’il a à faire, dans la construction des espaces, et ne pas essayer de raconter ou de montrer autre chose
Comment s’est passé le travail sur la musique ?
Je me suis très vite heurtée au problème de détruire l’ordre d’une messe. Je ne voulais pas en faire quelque chose de religieux. Il était difficile de prendre des morceaux de cette Messe et de les mélanger, cela n’avait pas beaucoup de sens. De réflexions en réflexions, je me suis demandé si je n’allais pas avoir une clé en introduisant de la musique contemporaine. Et j’ai trouvé… J’ai glissé dans les extraits de la Messe en Si des oeuvres de Ligeti, dont notamment une œuvre pour clavecin et une œuvre pour orgue, qui sont des instruments du monde baroque. Cela me donnait une porte de liberté. On pouvait s’amuser à faire dialoguer des phrases de Ligeti et des phrases de Bach. Le montage musical s’est fait en grande partie autour de ça. Les auditions se sont déroulées à ce moment-là. Je savais donc de plus en plus quel.le danseur.se, quel caractère de danseur.se. j’avais envie de trouver.
Qu’est-ce qui vous attire dans cette Messe en Si de Bach ?
Il y a une dizaine d’années, j’ai assisté à une répétition de la Messe en Si où j’étais assise dans les choeurs. Ça a été un choc si fort que j’ai décidé qu’un jour, j’aurais rendez-vous avec la Messe en Si. C’est une œuvre universelle. C’est d’ailleurs un objet étrange pour Bach. Il est protestant, il écrit d’habitude pour le temple et en allemand, il n’écrit pas de messe catholique en latin. Ce qui me plaît dans cette partition, c’est l’écriture vocale, la fugue, l’entrée des voix, la façon de serrer les entrées des voix, de les dilater… Cette architecture musicale est monumentale.
Comment cela peut se retranscrire dans la chorégraphie ?
Il y a des moments très écrits, où les danseur.se.s rentrent comme une partition musicale. Cela reprend parfois le principe de la fugue : les entrées des voix chorégraphiques ont deux thèmes, le thème essentiel et le second thème, qui jouent et se répondent. La danse est parfois écrite comme une partition musicale, mais pas tout le temps. Je me suis aussi laissée certaines libertés, en me donnant des rendez-vous avec la partition.
Pourquoi Bach est-il un compositeur spécialement important pour vous ?
Bach est fédérateur de mon envie de danser depuis l’enfance. J’ai grandi avec la musique, j’avais des parents musicologues, il y avait de la musique toute la journée à la maison. Vouloir danser était sûrement une façon de s’approprier la musique familiale pour moi. À l’âge de six ans, mes parents nous ont offert un tourne-disque avec des 45 tours très différents. J’ai eu un coup de foudre pour un choral de Bach et ça ne m’a jamais quitté. Plus tard, j’ai fait de la danse très contemporaine, c’était important pour moi de faire partie des compagnies naissantes des années 1970 et 1980. La rencontre avec Francine Lancelot (ndlr : spécialiste de la danse baroque) et la rencontre avec la danse baroque ont été un hasard dans mon histoire. Mais je pense que la raison pour laquelle j’y suis restée, c’est pour la musique.
Concernant Ligeti, c’est la première fois que vous travaillez sur de la musique contemporaine ?
Oui, c’est la première grosse aventure sur de la musique contemporaine. Et cela fonctionne très bien avec la danse baroque. Naturellement, la musique et la danse baroque sont intrinsèquement liées. Mais dans ce propos du XXIe siècle, c’était important pour moi de faire cette rencontre avec d’autres musiques que la musique baroque.
Plus généralement, pouvez-vous parler de votre travail sur la danse baroque, qui n’est pas un simple travail de reconstitution ?
Mon travail est de m’être imprégnée de la danse baroque, profondément, mais d’avoir repositionné cette danse baroque. Tout d’abord, et c’est l’une des richesses du XVIIe et du XVIIIe siècle, est la façon dont la danse est intégrée dans d’autres arts. On ne peut pas parler de danse sans penser à l’architecture, aux jardins à la française, aux peintures, au corps des sculptures. Ensuite, quand j’ai découvert cette danse et que j’ai eu envie d’aller farfouiller là-dedans, j’ai senti instinctivement que cette danse pouvait être totalement actuelle. Ma vraie question, depuis 30 ans, est que l’on peut faire de cette danse quelque chose d’actuelle. Cette danse résonne avec nos sensations à nous, d’humains au XXIe siècle, elle résonne avec des tas de formes de danses contemporaines. Ce n’est pas du tout quelque chose qui est fait pour être conservé dans une forme et être mise au musée, c’est bien une matière que l’on peut rendre active aujourd’hui.
On peut de la danse baroque quelque chose d’actuelle
Comment cette danse si ancienne peut-elle encore résonner aujourd’hui ?
Selon ma vision, il y a deux choses essentielles. À force d’avoir enseigné partout, je pense vraiment que les corps baroques ont su construire une danse anatomique. Ils ont fait de l’analyse fonctionnelle du corps dans le mouvement dansé de façon instinctive. Par exemple la position du coude plié vers le bas, la main en haut. Ce n’est pas seulement une forme jolie. Cela vient d’abord du fait que l’on ne peut pas bouger l’épaule dans un costume de cour. Et appuyer le coude permet de se construire une verticale, c’est indispensable pour créer l’élevé. La deuxième, c’est cette sensation pour moi évidente que cette danse est abstraite. Il ne s’agit que de marches sophistiquées après tout. Pour moi, cette danse ne raconte rien, si ce n’est l’espace de la musique. On peut donc en faire ce que l’on veut. On peut lui faire raconter des personnages, on peut aussi être dans la plus grande abstraction comme chez Lucinda Childs. On est là où l’on a envie d’être dans le monde contemporain.
Comment les danseurs.se.s contemporain.e.s s’approprient cette danse baroque ?
On a redécouvert ces musiques anciennes au moment où la musique contemporaine prenait de la place. Ce sont les musicien.e.s contemporain.e.s qui ont été rechercher ces instruments et partitions anciennes. Il en est de même, je crois, avec la danse. Quand les danseur.se.s contemporain.e.s ont commencé à se questionner et à faire un grand nettoyage par le vide pour imposer une autre façon de penser le corps et la danse, à un moment, ils sont aussi retournés à ce qu’il y avait avant. La danse n’arrête pas d’évoluer. C’est un de mes bonheurs depuis quelques années de voir à quel point il y a une intelligence chez les danseur.se.s, un besoin d’aller chercher des textes, de s’appuyer sur des documents, de faire de la notation, de comprendre ce qu’est cette danse, comment on en conserve la mémoire, comment on en écrit l’histoire. Et tout logiquement de revenir à la source, là où elle a grandi. Je crois qu’aucun.e danseur.se n’a eu la sensation d’avoir appris un langage archaïque sur Mass B, au contraire.
Finalement, vous faites de la danse baroque ou de la danse contemporaine ?
Je ne sais plus ce qu’il faut dire et comment il faut dire les choses. C’est un mélange entre les deux, c’est un voyage continuel entre les deux. Ou c’est la naissance d’autre chose, d’un post-baroque, je ne sais pas, de quelque chose de nouveau.