Le Béjart Ballet Lausanne à Versailles
C’est une soirée en demi-teinte qu’a proposée le Béjart Ballet Lausanne à l’Opéra de Versailles. Dans ce cadre qu’affectionnait particulièrement Maurice Béjart, la compagnie a présenté trois pièces du chorégraphe et une création récente de Gil Roman, directeur de la compagnie depuis la mort de Maurice Béjart. Les magnifiques danseur.se.s de cette troupe parviennent sans peine à entraîner le.a spectateur.rice dans l’univers très singulier qu’ouvre chaque pièce. Mais certains choix esthétiques laissent dubitatif.ve.
Tombées de la pluie, créée en 2015 par Gil Roman, est une curieuse pièce, bâtie sur l’opposition entre un homme, dansé par Julien Favreau, et les femmes de la compagnie. Tou.te.s semblent directement sorti.e.s d’un film post-apocalyptique. L’homme, aventurier à la Indiana Jones égaré entre les époques et les lieux, pénètre dans un vieux frigo jeté sur un tas de décombres. S’ensuit une longue déambulation sous-terraine, filmée en gros plans sur le visage de Julien Favreau. Les projections du film alternent avec les moments de chorégraphie dédiés aux danseuses. Sur une bande-son mêlant Franz Schubert et la musique électronique très rythmée de Citypercussion, elles dessinent de leurs longs corps légèrement habillés de tuniques chairs ce qui ressemble à des figures fantasmatiques – sirènes, guerrières, amantes…
Mais, aussi captivantes soient les danseuses, la pièce gêne parfois par les clichés qu’elle véhicule, qu’ils soient empruntés à l’esthétique des films fantastiques hollywoodiens, ou bien aux multiples imaginaires représentant « la femme » comme un être étrange, à la fois fascinant et dangereux. C’est à la surface de ces clichés que j’en suis restée, ne parvenant pas à trouver les résonances intimes qui auraient pu donner chair à cette création. Alors même que Tombées de la dernière pluie est la seule pièce de la soirée à mettre en valeur les danseuses de la compagnie, elle reconduit une vision des femmes fortement orientée par un regard masculin, lui-même trop plein de poncifs pour sonner vraiment juste.
Le Mandarin merveilleux, chorégraphié par Maurice Béjart très fidèlement à l’opéra de Béla Bartok, peut être de même assez étrange à regarder d’un point de vue féministe. Dans cette pièce, la femme occupe pour unique place celle que lui octroie et façonne un certain désir masculin, symbolisée à la toute fin de la pièce par la cohorte des prostituées. L’opéra de Béla Bartok raconte en effet l’histoire d’une bande de truands piégeant des clients à l’aide d’une prostituée, interprétée dans la chorégraphie de Maurice Béjart par un homme travesti. Jusqu’à ce qu’arrive un « mandarin merveilleux », dont la résistance aux violences exercées par les truands donne à penser qu’il serait immortel.
Maurice Béjart a déplacé l’intrigue de l’opéra dans l’Allemagne des années 1930, s’inspirant des films noirs de Fritz Lang. Le mandarin merveilleux, c’est aussi M le Maudit, Metropolis, ou, comme dit Béjart, « M le Mandarin« . La transposition chorégraphique de cette esthétique troublante est parfaitement réussie. Lawrence Rigg est un travesti effrayant, Keisuke Nasuno un mandarin à l’aura d’immortalité parfaitement convaincante. Mais Le mandarin merveilleux a aussi un parfum de désuétude, qui l’enveloppe de charme autant qu’il conduit à s’interroger sur l’actualité des ballets de Maurice Béjart.
L’ambiance tranche nettement avec la pièce précédente, le très bref pas de deux Im Chambre séparée, extrait du ballet Wien, Wien, nur du allein. Kateryna Shalkina et Julien Favreau dansent un pas de deux lyrique et musical qui fait l’effet d’une belle et légère respiration au sein des autres pièces – mais elle-même teintée de ce charme nostalgique qu’ont les œuvres un peu surannées.
La pièce la plus émouvante de la soirée est peut-être celle qui l’a ouverte, Piaf. Pour Maurice Béjart, Edith Piaf « n’est qu’amour, que présence adorée et torturante de l’autre. […] Les hommes – elle les a découverts, aimés, enfantés, sublimés. » C’est une belle idée, et magnifiquement interprétée, que de rendre hommage à Édith Piaf au prisme des hommes qu’elle a chantés. Sans autre décor que de grandes photos d’Edith Piaf allant et venant, tous les danseurs de la compagnie dansent sur ses chansons : Les mots d’amour, Bravo pour le clown, T’es beau tu sais… Kwinten Guilliams, Fabrice Gallarrague, Lawrence Rigg, Javier Casado Suarez et Oscar Chacon sont un clown, un accordéoniste, un « bel indifférent »,…, autant de personnages qui rendent aussi hommage aux beautés masculines. Pas de cliché sur « l’éternel masculin » dans ce ballet, mais de très beaux soli, tous singuliers, portés par un ensemble aussi vibrant que la voix de Piaf. Si la soirée fut inégale, elle restait irradiée par l’intensité de cette première pièce. Mais demeure une interrogation : comment se fait-il que tant des ballets de Maurice Béjart aient mal vieilli, alors que certains gardent toute leur force ?
Le Béjart Ballet Lausanne, à l’Opéra Royal de Versailles. Piaf, Im chambre séparée et Le mandarin merveilleux de Maurice Béjart, Tombées de la dernière pluie de Gil Roman. Vendredi 8 avril 2016.