L’enchantement des sens du Théâtre Kabuki – Théâtre de Chaillot
L’automne parisien sera japonais ! L’avant-garde de cette saison culturelle Japonismes 2018, dans le cadre du Festival d’Automne, a débuté au Théâtre de Chaillot avec le retour attendu du Kabuki, spectacle total comme l’indique son nom : « ka » pour le chant, « bu » pour le la danse et « ki » pour la partie purement théâtrale. Il conviendrait d’ajouter les arts plastiques et décoratifs. Le Kabuki s’exprime en effet dans un décor et des costumes ultra-stylisés d’une richesse inouïe. Deux grandes stars du genre, Nakamura Shidô II et Nakamura Shichinosuke II se partagent la scène pour deux pièces montrant des facettes différentes de ce genre très codifié et d’une intensité dramatique et musicale de tous les instants.
Celles et ceux d’entre nous qui ont eu le privilège un jour de découvrir le Kabuki au Japon, dans le théâtre traditionnel en bordure du quartier ultra-moderne de Ginza à Tokyo, savent la ferveur du public japonais pour ce genre traditionnel. Les places de la vaste salle s’arrachent très longtemps à l’avance et il faut faire la queue tôt le matin pour glaner un siège tout en haut du poulailler. Mais l’attente est toujours récompensée. Le spectacle est tout autant sur scène que dans l’enceinte du théâtre. Venus en famille ou avec des amis, les Japonais peuvent passer des heures entières au Kabuki où s’enchainent les pièces avec de courts entractes. On apporte à manger, à boire, on interpelle tout haut les interprètes qui sont sur scène dans un rite qui échappe aux étrangers. Car tout est signifiant dans le Kabuki : la manière de marcher, de se pencher, d’interpréter un type de danse à un moment donné, d’ouvrir ou de replier ses bras. Rien n’est hasard et il n’y a pas de place pour l’improvisation.
Il n’y a forcément pas tout cela au Théâtre de Chaillot mais il y a mieux. La production japonaise, lorsqu’elle est en tournée, prévoit des écouteurs qui permettent de décoder le sens de ce que l’on voit et de ce que l’on entend. Le tout avec une seule oreillette, qui laisse la possibilité d’entendre les voix en japonais, ce qui est indispensable car les intonations font partie évidemment du jeu des acteurs. Au delà de la traduction, les commentaires explicitent en français tous les éléments du Kabuki et rendent la représentation très confortable. Tout aussi opportun : le choix de deux pièces cultes écrites et transmises à deux époques différentes de la longue histoire du kabuki.
La première, Kasane, vient de la littérature populaire et a trouvé son chemin dans le Kabuki au début du XIXe siècle. L’histoire est celle d’un amour illégitime entre un samouraï Yoemon recherché pour meurtre et sa maîtresse Kasane. C’est un tête-à-tête entre les acteurs Nakamura Shidô qui joue le rôle de la femme Kasane et Nakamura Shichinosuke qui incarne Yeomon. Dans cette courte pièce de 50 minutes, tout est symbole, ce qui autorise une économie de texte. L’ensemble musical Kiyomoto est le troisième pilier du récit scandé par les chants et les percussions. Le meurtre, la passion, la jalousie, la vengeance, l’enfant adultère : il y a tout cela dans ces 50 minutes fracassantes de beauté, celle des costumes, des masques, du maquillage et du jeu. Et il n’est pas nécessaire de comprendre le japonais pour discerner la puissance qui dégagent ces deux acteurs
Narumaki (« Dieu qui tonne« ) est d’une autre trempe. Plus accessible d’une certaine manière, car on y retrouve des codes plus habituels du théâtre occidental. C’est une histoire de lutte et de séduction entre un moine ermite qui, fâché contre la Cour, la punit en privant les hommes de la pluie. La belle Princesse Kumo vient le rencontrer incognito et parvient à le piéger en utilisant différents tours. C’est drôle, souvent très grivois. On y retrouve le style aragoto, succession de poses qui expriment la colère.
Ces deux pièces ont en commun de monter la richesse de ce théâtre né au XVII siècle. Il exige une maitrise du corps sans faille à laquelle les acteurs sont entrainés dés l’enfance, comme savoir rester stable dans les positions les plus complexes avec un souci constant de la beauté. Ce sont de véritables tableaux vivants qui se succèdent avec un précision extrême dans tous les détails. Nakamura Shichinosuke, spécialisé dans les rôles de femmes, est d’une délicatesse infinie face à Nakamura Shidô qui incarne avec génie le samouraï Yoemon et le moine Narukami. Leur duo laisse le public K.O. dans les deux pièces. Ils ne sont pourtant jamais cabotins ; ce serait déroger au statut d’acteur de Kabuki. Et quand les dernières paroles ont été prononcées, ils viennent saluer, encore imprégnés de leur personnage. Le public médusé les rappelle mais en vain. Le rideau coloré a été refermé par une petite main invisible.
Iromoyô Chotto Karimame Kasane et Narukami, deux pièces du théâtre Kabuki au Théâtre de Chaillot. Avec Nakamura Shidô II et Nakamura Shichinosuke II, la compagnie Shochiku et les ensembles musicaux Kiyomoto et Ozatsuma. Vendredi 14 septembre 2018. À voir jusqu’au 19 septembre.