Grande leçon au CND : Diane Madden de la Trisha Brown Dance Company
Le Centre National de la Danse organise régulièrement de « grandes leçons » classiques ou contemporaines : l’occasion de découvrir une oeuvre, un.e chorégraphe, d’apprendre des éléments d’histoire de la danse et de s’immerger pour quelques heures dans la vie de studio. Le mercredi 18 novembre, c’était au tour de Diane Madden de présenter, à travers son propre parcours de danseuse, enseignante, et maintenant directrice artistique adjointe au sein de la Trisha Brown Dance Company, le travail de cette chorégraphe postmoderne majeure.
La Trisha Brown Dance Company faisait récemment ses derniers adieux à la scène parisienne au Théâtre de Chaillot. Diane Madden est revenue sur trois des pièces présentées lors de ce spectacle : Son of Gone Fishin’ (1981), l’une des oeuvres de Trisha Brown les plus complexes à exécuter, le duo Rogues (2011) et PRESENT TENSE (2003) sur la musique de John Cage. Cette grande leçon alternait de très nombreux extraits vidéo (captations de performances, de spectacles, et précieux films de séances de travail en studio ou dans le loft new-yorkais de Trisha Brown) et des démonstrations et témoignages de la part de quelques-un.e.s des danseur.se.s ayant suivi l’atelier d’initiation au travail de Trisha Brown que Diane Madden animait tout au long de cette semaine au CND.
Autour de ces vidéos et de ces démonstrations, Diane Madden explique quelques-uns des principes clés du travail de Trisha Brown. D’abord, l’importance de la recherche collective (le « partnering« , ou ce que Diane Madden appelle les « dancer-generated-choreographies« , pièces générées à partir de la recherche des danseur.se.s). La plupart du temps, Trisha Brown arrivait avec du « phrase material« , du matériel chorégraphique sous la forme de phrases de quelques secondes ou minutes qu’elle enseignait à ses danseur.se.s, et à partir desquelles elle leur donnait des règles d’improvisation ou de composition. Ou alors, tou.te.s cherchaient à réaliser ensemble des images qui étaient venues à Trisha Brown.
Parmi ces nombreuses techniques d’improvisation et de composition, celle du « reverse« , qui consiste à repasser le mouvement, comme un film, en arrière. Une simple phrase génère ainsi beaucoup de possibilités : elle peut être d’abord modifiée en inversant symétriquement les mouvements, puis être « reversed » dans les deux sens. Des pièces comme Son of Gone Fishin’ sont ainsi construites à partir d’une disposition dans l’espace de différents groupes de danseur.se.s explorant chacun l’une des possibilités générées par la phrase de départ. Diane Madden évoque avec humour l’effet de la création de cette pièce sur ses interprètes : après cette « épreuve du feu », toutes les autres pièces leur semblaient des récréations ! Concentré.e.s sur la complexité de chaque enchaînement, les danseur.se.s sont pleinement présent.e.s au mouvement, au moment présent, et expérimentent ce que cela veut dire d’être à proximité sans se toucher.
L’expérience du reverse permet de préciser l’énergie du mouvement, ses orientations, ses transitions. Mais l’exercice devient encore plus difficile quand on cherche à « reverse » la dynamique d’un mouvement : comment faire avec une chute ? C’est l’occasion pour Diane Madden d’introduire un principe important du travail de Trisha Brown, celui d’authenticité (« authenticity« ), selon lequel « c’est l’intention qui compte » : l’intention de tout de même réaliser des tâches (le concept de « task« est l’un des principes clés des performances de la postmodern dance), même et surtout lorsqu’elles sont impossibles. La tâche peut être de « reverse » une chute ou, comme dans Roof Piece, de se copier rigoureusement entre danseur.se.s alors que l’on est sur des toits d’immeubles à plusieurs dizaines de mètres les un.e.s des autres. C’est cette authenticité dans l’intention qui permet une pleine présence des interprètes au mouvement, leur insuffle l’envie d’expérimenter des dynamiques inhabituelles, et donne une forme de théâtralité, de tension dramatique, aux œuvres de Trisha Brown. La chorégraphe a d’ailleurs toujours refusé qu’on parle de « technique » à propos de son travail : il y a certes des principes de base, une certaine approche du mouvement, mais le principal travail est de recherche.
Ce qui n’empêche pas la grande virtuosité de certaines pièces, comme Newark (1987), l’un des chefs-d’oeuvre de Trisha Brown, qui est une expérimentation sur le poids. Newark se base sur le principe de la modulation d’énergie, c’est-à-dire sur la recherche du maximum d’effet à partir du minimum d’effort. Des techniques de « release » (le terme est également clé chez Martha Graham, il désigne la libération d’une énergie accumulée), et d’alignement des corps, permettent d’exécuter avec le moins d’efforts possible des chorégraphies longues et difficiles.
Diane Madden évoque encore, avec beaucoup d’humour et une immense admiration pour Trisha Brown, quelques-unes des aventures dans lesquelles les a entraînées la chorégraphe. Comme de voler, dans sa mise en scène de l’opéra Orfeo ! Elle parle de la joie prise à danser avec Trisha Brown, par exemple dans Set and Reset (1983), pièce devenue aujourd’hui un projet pédagogique destiné à enseigner à d’autres compagnies les processus de création à l’oeuvre dans la Trisha Brown Dance Company, à donner quelques outils de la très riche boîte progressivement élaborée par la chorégraphe. Comment élaborer des séquences inattendues ? Mais d’abord, comment créer du mouvement ? Par exemple en faisant travailler les danseur.se.s par groupes, l’un sur les mouvements de tête, l’autre sur le torse, le dernier sur les jambes… Puis combiner le tout !
Tout est inlassable recherche dans l’oeuvre de Trisha Brown, sur les rapports hommes/femmes, sur l’interaction entre danse et costumes, entre danse et musique (qu’elle soit minimaliste ou symphonique)… Mais le mouvement est à la base de tout, et même de l’unisson, un principe esthétique majeur de son travail. L’unisson des danseur.se.s ne se fait jamais sur la musique, mais la précède dans le processus de création ; et elle est « d’autant plus belle qu’elle n’est pas parfaite« , par exemple dans le duo Rogues.
Rétrospectivement, les interprètes de la compagnie ont identifié plusieurs phases dans leur travail, auxquelles ils et elles ont donné, non sans humour, les noms d' »instable molecular structure« , « valiant cycle » (le cycle de Son of Gone Fishin’), ou encore… « back to Zero« . Jamais de pause dans le mouvement de création !
Diane Madden conclut sa grande leçon avec un « petit cadeau » : l’une des très impressionnantes et drôles Accumulation With Talking de Trisha Brown… mais en français ! (Nb : cette vidéo n’est pas disponible sur Internet, mais on peut trouver d’autres Accumulations de Trisha Brown).
Grande leçon de danse au CND : Trisha Brown de 1980 à aujourd’hui. Avec Diane Madden, danseuse enseignante, directrice des répétitions et directrice artistique adjointe de la Trisha Brown Dance Company. Au Centre National de la Danse (Pantin), mercredi 18 novembre 2015.