Angelin Preljocaj et son Lac des cygnes : « Je choisis toujours des sujets qui me dépassent »
C’est une des créations les plus guettées de cette saison et pour deux raisons : le nom du chorégraphe Angelin Preljocaj, et l’oeuvre qu’il a décidée d’aborder, Le Lac Des cygnes, ballet majuscule et fondement du vocabulaire académique. Depuis sa création par Marius Petipa et Lev Ivanov sur la scène du Mariinsky à Saint-Pétersbourg en 1895, peu de chorégraphes finalement ont osé se confronter à ce chef-d’oeuvre écrit par Tchaïkovsky, tant il représente une forme de perfection et d’absolu du ballet classique. De John Neumeier à Rudolf Noureev, les rédactions se sont succédé, montrant que le livret de Vladimir Begichev issu d’une légende allemande ouvre bien des territoires. Mais les chorégraphes contemporains ont paru se méfier d’un ballet dont les pas semblent trop dictés par la musique et la narration. Angelin Preljocaj se lance toutefois dans cette nouvelle aventure. Pour DALP, il analyse la manière dont il aborde ce monument chorégraphique.
Vous vous étiez intéressé au personnage si romanesque de Marius Petipa avec Ghost, qui était une commande du Festival Diaghilev en 2018, à l’occasion du bicentenaire de la naissance du chorégraphe franco-russe. Est-ce que cette aventure vous a influencé pour vous lancer dans Le Lac des cygnes ?
C’est vraiment ce qui a allumé la mèche. C’était un soirée de gala avec les plus beaux pas de deux du répertoire, interprétés par les plus grandes Étoiles. Et moi, j’étais un peu le contemporain de service. Il me semble que ma mission était justement de donner à cette soirée une note contemporaine, comme pour dire que Marius Petipa, c’est encore d’actualité. Je me suis prêté à cet exercice avec beaucoup de plaisir et ça a fait naître le désir d’aller plus loin. Je choisis toujours des sujets qui me dépassent, pour citer Dostoïevski. Il y a quelque chose de très beau dans cette phrase car il y a un désir d’élévation. Et puis il y a un sentiment d’humilité aussi. Choisir des sujets forts avec des enjeux importants, c’est quelque chose qui vous élève. J’ai besoin de me faire peur à chaque fois que je crée et ce Lac des cygnes sera mon nouvel Everest.
Lorsque vous étiez jeune danseur, quel rapport aviez-vous au Lac des cygnes ? C’est un ballet qui était dans votre imaginaire ?
Curieusement, c’est le premier ballet que j’ai vu à l’Opéra de Paris à l’âge de 12, 13 ans. C’est quelque chose qui m’avait fasciné à l’époque mais je l’ai ensuite oublié. Pour être tout à fait honnête, c’était totalement parti de mes préoccupations, surtout quand je me suis impliqué dans la danse contemporaine. Le ballet classique pour moi, c’était loin, très loin, mais y revenir aujourd’hui, avec des préoccupations actuelles, je trouve que c’est important.
La virtuosité doit être au service d’une idée, d’une émotion, d’un désir, d’une dramaturgie. J’ai besoin de la virtuosité et je l’utilise comme un outil très puissant mais au service de quelque chose.
Comment conjuguez-vous ce croisement entre ce ballet qui est le ballet des ballets, absolument académique et porté vers l’élévation, et un langage contemporain ?
Dans Le Lac des cygnes, il y a une série de numéros de virtuosité et le ballet s’appuie beaucoup là-dessus, sauf dans le deuxième acte où la virtuosité se mêle à la recherche de l’émotion. Ce que je peux reprocher parfois à certaines versions du Lac des cygnes, c’est que l’on nous assène de numéro en numéro des séquences de bravoure. Moi, la virtuosité m’intéresse, elle m’a toujours intéressé, je ne suis pas un chorégraphe minimaliste, je suis plutôt un chorégraphe maximaliste… Mais je place la virtuosité ailleurs. La virtuosité tape-à-l’oeil ne m’intéresse pas, car si on ne voit qu’elle, on perd le sens de l’art. La virtuosité doit être au service d’une idée, d’une émotion, d’un désir, d’une dramaturgie. J’ai besoin de la virtuosité et je l’utilise comme un outil très puissant mais au service de quelque chose.
Le Lac des cygnes, c’est aussi une partition qui est la musique de ballet la plus connue et un tube du répertoire classique. Vous êtes très attaché à la musique et à la musicalité. Comment avez-vous travaillez ? Vous l’avez écouté en boucle ?
Je me mets en perfusion quand je travaille sur une oeuvre et cette idée est très nécessaire pour moi. Car je ne travaille pas vraiment avec la musique au moment où je crée : je travaille dans le silence ou au métronome, avec un tempo, je souhaite que l’écriture de la danse soit totalement indépendante. J’essaye de produire pour chaque séquence un objet chorégraphique indépendant qui a sa syntaxe, sa logique, qui se déploie dans un temps et qui une construction, une grammaire et un phrasé qui lui est propre. Ensuite, j’organise la rencontre. Je cherche presque des points de suture entre la danse et la musique. J’essaye d’organiser une communion. Mais je veille toujours à ce que, si l’on enlève la musique, ce que l’on voit soit déjà en soi existant et n’a pas besoin de la béquille musicale. C’est un peu mon crédo, je ne dis pas que j’y arrive tout le temps, mais on devrait pouvoir dépouiller la danse de tout accessoire – musique, costumes, lumière – et la regarder en tant que telle.
Il y a bien sûr ce thème de l’amour et de l’apparence dans Le Lac des cygnes, cela est universel et intemporel. Mais plus généralement, est-ce que cette histoire peut encore nous parler aujourd’hui ?
La question de l’apparence est bien sûr très intéressante et c’est une problématique de nos sociétés aujourd’hui : de quoi veut-on avoir l’air et qu’est-ce que l’on est à l’intérieur. Cela se retrouve partout, dans une entreprise, une compagnie ou même dans une relation amicale ou amoureuse. Il y a toujours cette idée que, même dans une histoire d’amour, aime-t-on l’être ou une image de l’être ou bien l’image que l’on se fait de l’être. On est dans un mise en abyme assez terrifiante. Et tout cela est dans Le Lac des cygnes. Et puis il y a toute la question qui ramène à l’actualité, au-delà de l’aspect psychanalytique entre la mère, le lac, le cygne et toute sa dimension érotique. Il y a des strates dans cette oeuvre avec des aspects psychologiques et d’autres aspects sociétaux. Quand on pense à l’eau, on imagine que c’est une ressource naturelle à laquelle tout le monde n’a pas accès de la même manière. L’eau est quelque chose de très précieux. Quant au cygne, on sait aussi qu’il y a des espèces animales qui sont en train de disparaitre. Toutes ces questions se rajoutent comme différentes strates dans mon approche du Lac des cygnes. En fait, j’essaye de penser à tout cela en même temps dans le processus de création. Ce sera sans doute comme plusieurs palimpsestes.
On devrait pouvoir dépouiller la danse de tout accessoire – musique, costumes, lumière – et la regarder en tant que telle.
Le Lac des cygnes est aussi un ballet qui a subi de nombreuses retouches dans les différentes versions. À l’époque soviétique en particulier, on a modifié la fin pour faire un happy end. Comment voyez-vous l’histoire ? Dans sa version tragique ou plus optimiste ?
Je suis un peu comme certains écrivains qui pensent que ce sont les personnages qui décident de leur destin.Vous impulsez quelque chose, et puis ça vit tout seul et ça vous échappe ! Donc je suis plutôt dans cet état d’esprit bien que j’aie l’intuition que ça finira mal… mais je ne peux pas le garantir !
Le Lac des cygnes d’Angelin Preljocaj par le Ballet Preljocaj – Création du 7 au 14 octobre 2020 à la Comédie de Clermont-Ferrand. À voir en tournée : Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence du 27 au 31 octobre 2020 ; Festival Diaghilev, Baltic House Theater, Saint-Pétersbourg (Russie) 12 et 13 novembre 2020 ; Festspielhaus St Pölten (Autriche) 21 et 22 novembre 2020 (avec orchestre) ; Chaillot – Théâtre national de la Danse, Paris Du 12 décembre 2020 au 21 janvier 2021 ; La Faïencerie de Creil 26 et 27 janvier 2021 ; Palais des Festivals de Cannes 30 janvier 2021 ; L’Archipel, Perpignan 02 et 03 février 2021 ; Le Forum de Fréjus 06 et 07 février 2021 ; Opéra de Massy 11 et 12 février 2021 – Théâtre Olympia, Arcachon 23 et 24 février 2021 ; Biennale de la danse de Lyon, Maison de la danse, Lyon du 27 mai au 03 juin 2021.