Vaslav Nijinski, construction d’un mythe
Il y a cent ans, Vaslav Nijinski chorégraphiait à New York son dernier ballet, aujourd’hui méconnu : Till l’espiègle, sur un poème symphonique de Richard Strauss. Son état psychique commençait alors à se dégrader, et en 1919, il sombrait dans la folie. Chorégraphe et danseur de légende, Nijinski est en 2016 au cœur de nombreux événements en France. Les 22 et 23 octobre, la Philharmonie de Paris donnait un Hommage à Nijinski. Le 29 octobre, dans le cadre de la soirée inaugurale de la Fondation Louis Vuitton consacrée aux Ballets Russes, était repris Faun de Sidi Larbi Cherkaoui, relecture du premier ballet de Nijinski, L’Après-Midi d’un Faune, chorégraphié pour les Ballets Russes en 1912. En novembre, Nicolas Le Riche y donnera une conférence dansée sur le Faune. Brigitte Lefèvre et Daniel San Pedro présenteront en novembre également leur création très attendue, Les Cahiers de Nijinski, au Théâtre de Chaillot. Que signifie pour nous aujourd’hui le nom de Nijinski ? Et comment a-t-il accédé au rang de mythe qu’il occupe aujourd’hui pour les historien.ne.s de la danse comme pour les chorégraphes, les danseur.se.s et le public ?
Un danseur d’exception
« Dieu de la danse », « Plus grand danseur du XXe siècle », … Les épithètes abondent, devenues véritables lieux communs, pour qualifier celui qui bouleversa son public dès les premières saisons des Ballets Russes à Paris. Dans les ballets de Michel Fokine, il séduit par sa technique vertigineuse et son talent d’interprète. Si le XIXe siècle avait été le moment de gloire de la ballerine, avec Nijinski le danseur revient sur le devant de la scène¹.
Dans Petrouchka et Le Spectre de la rose (1911), il émeut autant qu’il fascine, et prend déjà des libertés avec la chorégraphie de Fokine². Les critiques de presse ne tarissent pas d’éloges à son sujet, tentant de mettre en mots l’effet provoqué par cet homme à la morphologie étrange et que la scène transfigure³. Ses sauts notamment éblouissent, donnant l’impression que plus jamais il ne touchera terre. À tel point que Nijinski en vient à clamer : « Je ne suis pas un sauteur, je suis un artiste« ³.
Un chorégraphe controversé
Dès ses premières années au sein des Ballets Russes, Nijinski prend ainsi figure de légende vivante. Mais cette place qu’il occupe au panthéon des plus grand.e.s danseur.se.s du XXe siècle n’est qu’une strate du « mythe Nijinski ». Une deuxième strate en est le scandale provoqué par deux de ses créations au sein des Ballets Russes, L’Après-midi d’un Faune en 1912 et Le Sacre du Printemps en 1913, scandale qui a conduit à ériger ces pièces, à tort ou à raison, en actes de naissance de la modernité en danse. Aux côtés d’Isadora Duncan ou de Mary Wigman, Vaslav Nijinski aurait fait entrer la danse dans le XXe siècle, en rejetant les conventions de l’esthétique classique : l’en-dehors, l’harmonie, la grâce, l’élévation apollinienne…
Il est vrai que ces deux créations ont suscité des réactions franches d’enthousiasme et de désapprobation chez les danseur.se.s, le public et les critiques de presse. L’Après-midi d’un Faune choque ainsi toute une frange de la critique par son caractère peu « dansant » et son érotisme assumé (la pièce se clôt sur une scène de masturbation) : comment ce si grand danseur qu’est Nijinski a-t-il pu mettre autant à mal la technique académique qui a fait son succès ? Gaston Calmette, directeur du Figaro, s’insurge contre le ballet, que défend farouchement le sculpteur Auguste Rodin⁴.
La deuxième création de Nijinski, Jeux (1913), reçoit une critique mitigée. Nijinski n’hésite pas y aborder des sujets osés, comme l’homosexualité. Mais Le Sacre du Printemps (1913) est l’œuvre par laquelle le scandale arrive, de par la musique d’Igor Stravinski comme la chorégraphie. Chez les danseur.se.s modernes et contemporain.e.s, cette œuvre a atteint le rang de mythe absolu. Elle a été rechorégraphiée plus de 250 fois⁵, et est devenue un rite de passage6 des chorégraphes classiques comme modernes et contemporain.e.s.
Le basculement dans la folie
Troisième strate du « mythe Nijinski », son basculement dans la folie (schizophrène ?) en 1919. Les années qui précédèrent furent marquées par la dégradation de ses relations avec Diaghilev. Tous deux avaient été amants, et Diaghilev ne supporta pas le mariage de Nijinski en 1913 avec Romola de Pulszky⁷. Ils se réconcilient peu de temps avant que Nijinski ne soit interné. Cette tragédie a fait de Nijinski une figure d’artiste maudit.
Construction d’un mythe
Figure historique, figure mythique… Que faire de cette légende qu’est devenu aujourd’hui Nijinski ? À quel point la prendre au sérieux ? Comment la revivifier plutôt que de la reconduire de manière figée ? Comme vis-à-vis de tout mythe, une certaine méfiance doit être de rigueur, et conduire à interroger la construction du mythe elle-même. Critiques de presse, historien.ne.s et danseur.se.s ont joué à part égale un rôle dans cette élaboration, du vivant de Nijinski ou après sa mort. Ils et elles ont élaboré ce mythe dans la transmission orale des pièces de Nijinski, de danseur.se à danseur.se, dans des hommages à Nijinski, des écrits hagiographiques…
Sa soeur Bronislava Nijinska par exemple, dans ses Mémoires, ou sa femme, Romola Nijinski, le déifient. La publication très édulcorée de son Journal en 1936, puis de la version non expurgée de ses Cahiers en 1995, donne une vision encore plus intime du danseur. Nijinski inspire également les chorégraphes, pour des ballets qui explorent ce que cette figure a de légendaire : en 1971, Maurice Béjart crée Nijinski, clown de Dieu, et John Neumeier en 2000 Nijinsky.
Quant au rôle occupé par Nijinski-chorégraphe dans l’histoire de la danse, les historien.ne.s l’interprètent dans le contexte des Ballets Russes, eux-mêmes érigés au rang de mythe. La vulgate fait de Michel Fokine celui qui aurait réformé le ballet de l’intérieur, et de Nijinski celui qui aurait enfin osé rompre avec la danse classique, pionnier d’une nouvelle ère. Ce lieu commun est aujourd’hui contesté par certain.e.s historien.ne.s de la danse, comme Philippe de Lustrac et Sylvie Dancre⁷. Dans leur article polémique « Sacré Sacre !« , ils soutiennent que l’instauration du Sacre du Printemps en acte de naissance de la modernité en danse relève de la mystification et résulte d’une mauvaise interprétation du fameux article de Jacques Rivière, publié en 1913 dans la Nouvelle Revue Française, où celui-ci affirme notamment que cette pièce « n’a plus aucune espèce d’attaches avec la danse classique« .
Peut-être faut-il renoncer à l’idée même d’un ballet qui marquerait l’apparition de la modernité en danse, pour s’intéresser à des tendances plus souterraines et diffuses, qui se cristallisent différemment chez plusieur.e.s chorégraphes, danseur.se.s et pédagogues au début du XXe siècle, certain.e.s érigé.e.s rétrospectivement en pères et mères fondateur.rices de la danse moderne, d’autres tombé.e.s dans l’oubli. Dans quelle mesure Le Sacre du Printemps fut-il un événement, rendant de nouvelles choses possibles en danse, et dans quelle mesure cette élévation au rang d’événement décisif fut-elle rétrospective ? La question reste ouverte.
Quant à la présumée rupture de Nijinski avec le langage classique, elle peut être remise en cause. Entre volonté de réforme du ballet depuis l’intérieur de la danse classique et volonté de rupture avec ce langage, l’entreprise de Nijinski est ambiguë.
Interpréter les traces
Que nous reste-t-il de Nijinski ? De nombreux écrits à son propos, plus ou moins hagiographiques ; des critiques en abondance des pièces dans lesquelles il a dansé ou qu’il a chorégraphiées ; des photographies, elles aussi très nombreuses ; ses Cahiers… Mais aucune archive vidéo. L’histoire de la danse, plus encore peut-être que toute autre histoire, est trouée d’oublis, faite de traces. Comment interpréter ces traces en sachant les revivifier ? L’entreprise est de taille, et l’histoire (les histoires) peu(ven)t aussi se construire à même le mouvement.
Comme chez le Joffrey Ballet, qui entreprend en collaboration avec des historien.ne.s de la danse tout un travail de lecture d’archives aboutissant à une reconstruction du Sacre en 1987. Ou encore chez le Quatuor Knust (Christophe Wavelet, Dominique Brun, Simon Hecquet et Anne Collod), qui abandonne le fantasme de l’authenticité pour créer en 2000 d’un faune (éclats), d’après toutes les traces, notamment partitionnelles (Nijinski avait en effet élaboré des outils de notation du mouvement), qu’il nous reste de l’oeuvre de Nijinski, mais aussi d’après ce que ces traces suscitent dans l’imaginaire des danseur.se.s.
En conclusion
Quelles relations Nijinski entretenait-il avec le milieu chorégraphique de son époque, quelle était sa vision de la danse ? Comment menait-il ses expérimentations techniques et esthétiques, en tant que danseur, et en tant que chorégraphe ? Pourquoi a-t-il suscité de telles réactions chez les critiques de son temps ? Quelles raisons, quels malentendus ont fait accéder L’après-midi d’un faune et Le Sacre du Printemps au rang de mythes ? Pourquoi le danseur a-t-il basculé dans la folie ? Autant de questions auxquelles s’attellent historien.ne.s et danseur.se.s, mais qui restent ouvertes et continuent à mouvoir recherche et création, la recherche comme création et la création comme recherche. Entre déconstruire les mythes et assumer tout ce qu’elle doit mettre en oeuvre d’imagination, l’histoire de la danse a sans cesse à réinventer ses chemins.
Pour aller plus loin
Danser, Hors-Série « Les Ballets Russes », 2009
Roland Huesca, Triomphes et scandales. La belle époque des Ballets Russes, Hermann, 2001
Bronislava Nijinska, Mémoires (1891-1914), Ramsay, 1983
Vaslav Nijinski, Cahiers, Actes Sud, 2000
Olivier Normand, « Le saut de Nijinski (n’est pas celui qu’on croit) », in Isabelle Launay et Sylviane Pagès (dir.), Mémoires et histoire en danse, L’Harmattan, 2011
Peter Ostwald, Vaslav Nijinski, un saut dans la folie, Passage du Marais, 1993
Françoise Reiss, Nijinski ou la grâce, Plon, 1957
Note
1 – Danser, hors-série « Les Ballets Russes », p.33
2 – Danser, hors-série « Les Ballets Russes », p.30
3 – Danser, hors-série « Les Ballets Russes », p.34
4 – Danser, hors-série « Les Ballets Russes », p.8
5 – Danser, hors-série « Les Ballets Russes », p.61
6 – La danse au XXe siècle, p.34
7 – Danser, hors-série « Les Ballets Russes », p.76-79