Les Carmen de la danse
Depuis 1875, date à laquelle Georges Bizet présente l’opéra qu’il a tiré de la nouvelle de Prosper Mérimée, Carmen n’en finit pas d’inspirer metteur.se.s en scène, cinéastes et et chorégraphes. Au tour de Christopher Renshaw de monter sa propre version de Carmen, sous forme d’une comédie musicale. L’action est cette fois-ci déplacée à La Havane, dans les années 1950, juste avant la révolution cubaine : son Carmen la Cubana est visible du 6 au 30 avril 2016 au Théâtre du Châtelet. L’occasion de redécouvrir quelques unes des grandes Carmen de la danse, et de voir comment les chorégraphes ont apporté encore un regard neuf à cette histoire devenue mythique.
1939 – Guns and Castanets de Ruth Page, entre classique et modern dance
Dès 1845, avant même l’opéra de Bizet, Marius Petipa avait créé lors de son séjour à Madrid plusieurs pièces à l’intrigue espagnole, dont Carmen et son toréro. Les ballets sur Carmen ont dès lors fleuri. En 1939, Ruth Page chorégraphie Guns and Castanets dans le cadre du Federal Dance Project, programme lancé pendant la Grande Dépression pour relancer l’économie dans le domaine du spectacle. Guns and Castanets mêle danse classique et modern dance, comme dans les ballets d’Agnes de Mille. Ruth Page souhaite créer des opéras mis en scène comme des ballets, car elle aime écouter des opéras, mais déteste en regarder ! Cette pièce est la première d’une série de ballets chorégraphiés sur des opéras.
En plaçant l’intrigue pendant la Guerre Civile d’Espagne, qui vient de s’achever en 1939, Ruth Page affirme son engagement politique : la musique de Bizet est entrecoupée de poèmes de Federico Garcia Lorca, artiste et républicain exécuté par les milices franquistes.
1949 : Carmen de Roland Petit, le ballet emblématique et audacieux
La Carmen la plus connue est peut-être celle de Roland Petit. Créée en 1949 à Londres, elle rencontra dès les premières représentations un immense succès, dû à une chorégraphie audacieuse, à une très belle scénographie, et surtout à l’interprétation de Carmen par Zizi Jeanmaire. C’est pour ce ballet qu’elle a coupé ses cheveux à la garçonne, pour ne plus changer de coiffure par la suite. Sa Carmen est d’une grande complexité psychologique : femme fatale, comme dans de nombreux ballets de Roland Petit, mais aussi femme passionnée d’amour et de liberté. Le ballet alterne entre des pas de deux, qui sont autant de joyaux chorégraphiques, et des scènes d’ensemble qui donnent toute son ambiance solaire et tragique à la pièce.
Cette Carmen a fécondé plus d’un imaginaire chorégraphique, par exemple celui de Birgit Cullberg, notamment pour son ballet Mademoiselle Julie. De nombreuses traces nous restent de la magnifique interprétation de Zizi Jeanmaire. En 1961, Terence Young l’immortalise, avec Roland Petit, dans son film d’anthologie Black Tights.
1967 : Carmen Suite d’Alberto Alonso, Maïa Plissteskaïa et la danse expressionniste
Tout autre est le ballet d’Alberto Alonso, Carmen Suite, chorégraphié sur un arrangement musical de Rodion Shchedrin, pour Maïa Plissetskaïa, dont Shchedrin est l’époux. Dans une arène rouge surplombée par la foule que symbolisent des silhouettes noires de danseur.se.s assis.e.s sur des chaises, Carmen, Don José et Escamillo sont les seuls personnages de cette version, que rejoint parfois le destin, double de Carmen représenté par une femme entièrement vêtue d’un long justaucorps noir. L’esthétique expressionniste, géométrique et lourdement symbolique, peut heurter aujourd’hui. Comme Roland Petit, Alberto Alonso brise les lignes classiques pour le personnage de Carmen, mais la virtuosité des pas de deux est elle héritée de l’école russe. Maïa Plissteskaïa a très fortement marqué ce rôle.
1983 : Carmen d’Antonio Gades, retour aux sources avec le flamenco
Carmen est souvent l’occasion pour les chorégraphes classiques de mêler le ballet d’influences diverses, de rendre à la fois plus sensuelle et plus tranchante l’esthétique classique, pour dessiner la complexité du personnage de Carmen. Mais avec Antonio Gades, chorégraphe flamenco, l’héroïne retrouve ses terres d’origine. Filmé par Carlos Saura en 1983, ce ballet a rencontré un très grand succès. Les scènes d’ensemble imposantes portent Carmen, dont Anonio Gades disait : « Carmen est une femme libre. Elle a toujours été traitée comme une femme frivole, une mangeuse d’hommes, mais elle a quelque chose d’essentiel, qui est très éloigné de tout cela : sa conscience de classe et sa noblesse. » En 2015, la compagnie Antonio Gades a remonté la pièce au Casino de Paris. La chorégraphe Sara Baras a elle aussi créé sa version flamenco de Carmen.
1992 : Carmen de Mats Ek, mélange des genres
Sur l’arrangement de Rodion Shchedrin, la Carmen de Mats Ek est aussi exubérante que troublante. Comme chez Roland Petit, la dimension sexuelle de l’intrigue est mise au premier plan, mais de manière encore plus explicite, et dans le cadre d’un jeu avec les genres inédit dans l’interprétation chorégraphique de Carmen. Selon les mots de Mats Ek : « Carmen obtient d’elle-même une sorte de liberté comme les hommes. Elle prend des amants quand elle veut, elle a un travail à l’usine, elle est totalement responsable de sa vie. De son côté José veut le mariage, il veut le bonheur, porter l’anneau au doigt, il est plus à cheval sur les conventions. Autrement dit, de façon symbolique, il est la femme, elle est l’homme. »
Ana Laguna est la première formidable interprète de ce rôle. Toujours un cigare à la bouche, elle est pleine de morgue et d’insolence.
2001 : Elle semelle de quoi ? de Denis Plassard, une Carmen hip hop
Avec beaucoup d’humour et d’énergie, le chorégraphe contemporain Denis Plassard et sa compagnie Propos mêlent hip hop et danse contemporaine, dans Elle semelle de quoi ?, variation pleine d’énergie sur l’opéra de Bizet. Carmen peut donc faire rire !
2006 : Car Men de Jiří Kylián, place au burlesque
Et Carmen fait aussi rire chez Jiří Kylián, dont on connaît l’amour du loufoque. Avec le réalisateur Boris Paval Conen et le compositeur Han Onen, il a créé le film Car Men. L’histoire se passe désormais dans une mine de charbon, le taureau s’est transformé en vieille automobile, les personnages en mineurs à moitié fous ! Sabine Kupferberg, l’épouse et la muse de Jiri Kylian, est la Carmen de ce court-métrage burlesque qui s’inspire des films de Charlie Chaplin. C’est une des plus belles réalisations du chorégraphe avec les danseur.se.s du Nederland Dans Theater III, compagnie formée en 1991 pour les danseur.se.s âgé.e.s de plus de quarante ans.
2014 : Carmen de Dada Masilo, danse zoulou et féminisme
Après Le lac des Cygnes, Dada Masilo a proposé en 2014, pour la Biennale de Lyon, sa relecture de Carmen. Mêlant danse zoulou, flamenco et danse contemporaine, cette version, centrée sur les ambiguïtés du personnage de Carmen, et sur sa force, manifeste une fois de plus l’engagement féministe de la chorégraphe, sa volonté d’aborder de front l’oppression des femmes et des homosexuel.le.s. A la fin de la pièce, Don José ne tue pas Carmen, mais la viole.
John Cranko, Matthew Bourne, Johan Inger, très récemment Carlos Acosta… Nombreux.ses sont encore les chorégraphes que Carmen a inspiré.e.s ! Avec toujours un même enjeu, pour les chorégraphes comme pour les interprètes : rendre justice à la complexité de ce personnage érigé au rang de mythe.