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[DOSSIER GISELLE] Les grandes interprètes de Giselle à travers les âges

Elle hante les plus grandes scènes de danse du monde depuis près de deux siècles. Elle revient au Ballet de l’Opéra de Bordeaux dès le 20 mai et au Ballet de lOpéra de Paris dès le 28 mai. Emanation de l’esprit de Théophile Gautier  inspiré par Victor Hugo et Heinrich Heine  l’âme errante de la plus célèbre des Wilis a pris chair dans le corps de Carlotta Grisi en 1841 sur la scène de l’Opéra Le Peletier. Comment Giselle, personnage emblématique du ballet blanc romantique, a-t-elle évolué au fil des siècles ? Comment fait-elle résonner à notre époque les thèmes du retour à la nature et de l’attrait du fantastique qui fleurissaient dans nos contrées début XIXe ? Afin d’appréhender les avatars successifs d’une héroïne qui est parfois réduite à sa condition de jeune paysanne fleur bleue, Danses avec la plume répertorie ses grandes interprètes à travers les âges.

Giselle - Ballet de l'Opéra de Paris

Giselle – Ballet de l’Opéra de Paris


Carlotta Grisi (1841) – L’empreinte éternelle de la « blonde Italienne aux prunelles myosotis« 

C’est la muse de Théophile Gautier, la créatrice du rôle qui a imprégné de son singulier parfum le sillage de Giselle pour des siècles à venir. L’écrivain n’a toutefois pas eu pour elle le coup de foudre immédiat… « Elle sait danser, ce qui est rare, elle a du feu mais pas assez ; elle manque de cachet à elle, c’est bien mais ce n’est pas mieux« . Tels furent les mots froids de Théophile Gautier à l’égard de Carlotta Grisi lorsqu’il la vit pour la première fois en 1840 dans le ballet Le Zingaro. Son coeur s’est embrasé un peu plus tard pour sa « blonde Italienne aux prunelles myosotis« , pour qui il a créé le personnage de Giselle.

Carlotta Grisi - Giselle

Carlotta Grisi – Giselle

Carlotta Grisi portait en elle la « danseuse chrétienne » Marie Taglioni, dont la « grâce nuageuse » émouvait la critique, mais aussi la « danseuse païenne« , Fanny Elssler, destinée par sa « pétulance hardie » aux rôles de caractère. Carlotta Grisi avait l’ambivalence requise pour incarner les deux aspects de son personnage, d’un acte terrestre à un acte spectral. La jeune femme bénéficiait à la fois de la fraicheur « d’un bouquet de rose » et de la vivacité de son Italie natale pour charmer naïvement dans le premier acte. Quant à l’acte blanc, La Sylphide de l’angélique Marie Taglioni, avant elle, avait ouvert la voie au travail sur pointes – réservé alors à l’héroïne – et aux longs tutus immaculés. Dans cet élan, la Grisi « a fait de cet acte un véritable poème, une élégie chorégraphique pleine de charme et d’attendrissement » (Théophile Gautier).

Les critiques publiées après la première ont fait état d’un succès étourdissant. « A cette oeuvre rien ne manque« , affirmait Jules Janin dans Le Journal des débats. « Le feu est à la location des loges pour Giselle. Tous les sapeurs-pompiers du monde n’y pourraient rien » notait non sans humour Le Courrier des Théâtres. La mode parisienne a pris par ailleurs la marque de l’héroïne romantique : le « façonné Giselle, soyeuse étoffe » s’affichait dans des maisons de couture en vogue. Une voix discordante s’est toutefois élevée. Richard Wagner, alors correspondant en France de l’Abend-Zeitung, n’a pas manqué de railler la frivolité des Français-es charmé-e-s par Giselle. « Le caractère, les habitudes et les qualités des Français leur rendent bien des choses purement inconcevables et incompréhensibles ». Sa fierté allemande semble avoir été piquée au vif…

 

Olga Spessivtseva (1918) – La possédée

Sa Giselle respirait une véritable folie, pas une illusion théâtrale. Giselle était une extension de son existence.

Olga Spessivtseva - Giselle

Olga Spessivtseva – Giselle

L’histoire a retenu Anna Pavlova comme la grande ballerine du Théâtre Mariinsky. Si sa Giselle a marqué les esprits (« Un spectre ailé, aérien et rêveur » selon Birzheviye Vedemosti), une autre grande artiste russe a habité l’héroïne. On dit que quand Olga Spessivtseva a préparé le rôle, en 1918, elle est allée dans des asiles psychiatriques pour s’inspirer des patients. Pour elle, c’était la folie qui caractérisait Giselle et sur scène l’illusion était confondante. « Dès sa première apparition, elle préparait les spectateurs à une catastrophe » a écrit Youri Slonimski. Selon ce même critique, Olga Spessivtseva dansait ensuite le second acte souffreteuse avec des yeux à demi-clos. La Giselle d’Olga Spessivtseva était pétrie d’intonations dostoievskiennes. Mais l’osmose entre la danseuse et son personnage ne s’est pas cantonnée à la scène. La malheureuse artiste a rapidement été minée par des troubles mentaux qui, faute de soins adaptés à l’époque, l’ont menée tout droit à l’internement. Ce destin tragique et romanesque a d’ailleurs inspiré au chorégraphe Boris Eifman le ballet Giselle Rouge, dédié à la vie en dents de scie d’Olga Spessivtseva et à la répression artistique des années 1930 en URSS en toile de fond.

Olga Spessivtseva a également marqué le retour de Giselle au répertoire de l’Opéra de Paris, dans une version remontée en 1924, après de longues errances en Russie où le ballet avait investi les scènes du Mariinsky et du Bolchoï. Parmi les grandes Giselle russes du XXe siècle figure notamment Galina Oulanova. Cette dernière n’a pas souhaité nimber sa Giselle des ténèbres de ses comparses russes. Selon elle, « Giselle ne devient pas folle ; elle perd le contrôle de ses pensées« . La dimension tragique de Giselle s’est exceptionnellement évanouie au profit d’une morale plus optimiste, dictée par des critères soviétiques, où l’amour triomphe de la mort. Galina Oulanova a influencé Giselle en « une héroïne positive » selon Arnold Haskell.

L’appropriation de Giselle par les danseuses russes du XXe siècle a considérablement métamorphosé le ballet. D’un drame sentimental, à la française, le ballet a pris un virage tragique à travers une héroïne frappée de passions violentes. Russisée, Giselle est devenue un personnage universel, fort d’une résonance intellectuelle et émotionnelle dépassant largement l’ère des ballerines virtuoses, la mode d’une esthétique mythologique ou l’attrait du fantastique.

 

 

Alicia Markova (1934) – La pureté incarnée ou l’envol de l’âme

Alicia Markova est une source d’inspiration et de désespoir pour moi. Margot Fonteyn.

Alicia Markova - Giselle

Alicia Markova – Giselle

Des années 1930 à 1950 la simple juxtaposition du nom d’Alicia Markova (née Lilian Alicia Marks) et de Giselle garantissait la vente de l’intégralité des billets en un éclair. Douée d’une mémoire photographique prodigieuse, Alicia Markova a appris les fondamentaux de Giselle en regardant Olga Spessivtseva. Elle a enrichi sa préparation en lisant les annotations de la version originale de 1841 de Marius Petipa. Sa première en 1934 a marqué les débuts d’une danseuse britannique dans le rôle, forgeant une conscience balletomane à son peuple. Ce jour-là, un épais brouillard avait envahi Londres, comme un prélude l’acte blanc de Giselle. Un signe ? Les ovations spectaculaires ont couronné l’extase du public. Les critiques unanimes comme jamais ont célébré la prise de rôle qui allait marquer à vie la carrière de la danseuse ainsi que l’histoire de l’héroïne. Sa Giselle était une « Ophélie villageoise« , en référence au drame d’Hamlet, et sa montée sur pointes d’une « légèreté suprêmement sienne« .

Giselle poursuivait Alicia Markova jusque dans son sommeil. On murmure en effet qu’elle dormait parfois pieds pointés, les mains croisées sur le buste comme ces poses typiques de l’acte II inspirées des lithographies du XIXe. Aux États-Unis, où sa Giselle hypnotisait les foules, un critique du Times la qualifia de « poésie virtuelle« . Elle a dansé en alternance avec d’autres grandes Giselle, Alicia Alonso et Yvette Chauviré. A ce propos, un critique de l’époque a écrit : « Yvette Chauviré a un style impeccable et fidèle à l’époque, Alicia Markova a la légèreté et la spiritualité« . Agnès de Mille voyait en elle une héritière de la Pavlova, à juste titre car c’est en voyant Anna Pavlova qu’Alicia Markova a senti sa vocation brûler en elle. Même Dame Margot Fonteyn admirait sans réserve ce « petit être fin et éthéré que je ne serai jamais« .

 

 

Yvette Chauviré (1940) – À la française

Yvette Chauviré représente l’égal de Greta Garbo dans le cinéma. Yvette Chauviré dans la danse c’est la diva, c’est la Prima ballerina absoluta. Cyrill Atanassof.

Yvette Chauviré a été désignée par la critique et les spécialistes de la danse comme la grande Giselle française du XXe siècle. C’est sur ce ballet emblématique de sa carrière que la danseuse a fait ses adieux à l’Opéra de Paris en 1972, dans une version signée… Alicia Alonso. Sa vie artistique a été absorbée par Giselle ; la Prima ballerina absoluta française a même monté une version du ballet pour La Scala de Milan. Une captation officielle de cette oeuvre a été commercialisée avec Svetlana Zakharova et Roberto Bolle dans les atours des protagonistes principaux.

Yvette Chauviré - Giselle

Yvette Chauviré – Giselle

Le « style Chauviré » s’épanouissait particulièrement dans l’acte blanc de Giselle ; des ports de bras délicats, une danse lyrique, un travail de pied minutieux et des arabesques déliées ont gravé son interprétation dans le marbre de Garnier. Selon la Danseuse Étoile qui vient d’atteindre ses 99 printemps, « le tableau des Wilis est véritablement métaphysique«  et « l’irréel se substitue au réel ». Telle était sa conception du ballet. Elle aurait ressuscité l’esprit de la créatrice du rôle selon Le Matin (1940) « son charme et sa grâce rappellent ceux de Carlotta Grisi« . Pierre Lacotte, danseur et chorégraphe passionné par le romantisme, n’en finissait pas non plus de louer les qualités exceptionnelles de la Giselle d’Yvette Chauviré.

Dans le sillage de cette Giselle d’anthologie, Monique Loudières a souvent été portée aux nues par une interprétation considérée magistrale du personnage. Mais d’autres Giselle françaises ont marqué les esprits : Ghislaine Thesmar, Élisabeth Maurin, Wilfride Piollet, Noëlla Pontois ou encore Dominique Khalfouni ont apporté par petites touches un peu de leur âme à la Giselle de l’Opéra de Paris. Ce faisant, elles ont chacune à leur manière défriché le sol pour les générations actuelles.

« Juste avant d’entrer en scène, en coulisse, je prenais de l’air plein les bras et l’emportais avec moi sur le plateau« .

Alicia Alonso (1943) – La Giselle incandescente

« Brillante dans l’allegro, moins convaincante dans la grâce soutenue« .

Alicia Alonso - Giselle

Alicia Alonso – Giselle

1943, sur la scène du Metropolitan Opera, Alicia Alonso a fait ses débuts dans le rôle de Giselle. Bien que native de Cuba et formée aux États-Unis, elle insufflait à son personnage les tourments de l’âme russe tout en préservant une identité bien à elle. De l’influence de ses maîtres slaves, elle s’est longtemps souvenue de ce que Michel Fokine lui avait enseigné. « Il faut soutenir la respiration avant un pas, cela élève le corps« . Souffrant de troubles de la vue, la danseuse a développé une acuité sensorielle particulière. Contrairement à ses ancêtres dans le rôle, Alicia Alonso s’est davantage illustrée dans le premier acte, où sa personnalité vivace faisait éclat. En 1945, le New-York Times publiait « Alonso est une Giselle délicieusement jeune et latine à souhait. Vive, claire, directe dans sa relation avec son amoureux« . Enchanté, le journaliste Edwin Denby confirma que sa Giselle faisait merveille dans sa dimension réaliste : « S‘il n’y avait pas grand chose de spectral dans le second acte, il n’y avait rien qui n’était pas débordant de jeunesse et de franchise« .

La Giselle d’Alicia Alonso, mondialement acclamée, s’opposait à celle de la contemporaine Alicia Markova, qui exhalait une fragilité virginale très éloignée de la vigueur d’Alicia Alonso. Octavio Roca, spécialiste du ballet cubain, précisa que la Giselle de cette dernière était le fruit « de l’exigence technique de Balanchine » et de « l’intensité psychologique de Tudor« .

C’est le jeu puissant mais sans maniérisme d’Alicia Alonso qui a marqué les esprits pour des décennies, allié à une technique d’une rare précision. Ballerine cosmopolite par ses origines et sa formation, elle préfigurait les carrières des danseuses d’aujourd’hui.

 

 

Carla Fracci (1959) et Alessandra Ferri (1986) – Le retour aux sources

Comédienne naturelle, elle tient tout au long du ballet le fil de l’action. Sa présence diaphane et son masque douloureux au second acte sont d’une grande poésie. Irène Lidova.

On croyait les Giselle italiennes éteintes au XXe siècle. Immense interprète du rôle, Carla Fracci a renoué avec la tradition de la danse italienne de l’époque de Carlotta Grisi. L’expressivité retrouvée ? L’Étoile l’a toujours scandé : le spectaculaire ne doit jamais l’emporter sur l’investissement émotionnel. Avec moins de danse et plus de pantomime, Carla Fracci a ressuscité une Giselle éloquente qui a étreint l’Albrecht mythique de Rudolf Noureev ou de Vladimir Vassiliev. Dans son coeur, Giselle n’est pas une partie d’elle-même mais « une amie très chère et quand je danse ce ballet, je ne veux que raconter très simplement l’histoire de ma meilleure et immortelle amie« .

Giselle - Carla Fracci

Giselle – Carla Fracci

« Ferri est une de ces rares et merveilleuses danseuses-actrices qui n’épargnent rien et qui, à l’occasion, sacrifient sciemment la perfection technique au profit de l’impact émotionnel« .  Los Angeles Times.

A quelques jours de la première de Giselle pour Alessandra Ferri, la critique américaine donnait le ton. »Elle sait ce que les critiques ont découvert, que sa technique est loin d’être parfaite« . La précision des pas n’était peut-être pas exemplaire mais la pantomime était vivante et la danse expressive. Volcanique et lyrique, Alessandra Ferri a peut-être ravivé l’exubérance théâtrale qui a fondé l’école de la Scala, digne héritière de sa compatriote Carla Fracci. Sous ses traits, Giselle est devenue un peu plus femme et son caractère déterminé a éclaté au grand jour. Une Giselle moderne est née.

Alessandra Ferri - Giselle

Alessandra Ferri – Giselle

Les Giselle d’aujourd’hui

Giselle n’a pas pas seulement traversé les âges, elle a aussi essaimé au-delà des frontières de son pays d’origine. Ses plus grandes interprètes sont italiennes, britanniques, cubaines, russes et bien sûr françaises. Au XXIe siècle encore, des prises de rôle bouleversent. Alina Cojocaru « (L‘histoire nous contemple » a écrit The Guardian en 2001 le soir de ses débuts), Svetlana Zakharova (dont Giselle a constitué le premier rôle, à seulement 17 ans, et qui prête encore son long corps diaphane à un spectre sublime d’évanescence) ou plus récemment Natalia Ossipova (« Un joyau de la couronne du Royal Ballet« , selon le Telegraph) électrisent l’auditoire. Du côté de Paris, Laetitia Pujol s’est donnée corps et âme, comme à son habitude, à Giselle en privilégiant une approche expressive dont la scène de la folie est l’apothéose.

Quelque soit la version, grâce à l’actualisation régulière du ballet par les grandes interprètes de Giselle, la fascination poétique diffuse toujours sa douce magie blanche sur un public plus que jamais avide d’évasion.

Svetlana Zakharova - Giselle

Svetlana Zakharova – Giselle

 



Commentaires (3)

  • Pascale Maret

    Je garde pour ma part un souvenir ébloui d’Ekaterina Maximova, bouleversante Giselle dans le décor du Palais des papes d’Avignon en 1976.

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  • a.

    Je garde le souvenir ébloui de Monique Loudières – pour moi une Giselle inégalée – et de Laetitia Pujol – son héritière? – que j’ai hâte de revoir sur la scène de Garnier.

    Merci pour ce point de vue sur l’histoire des Giselles 🙂

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  • Olga

    Alicia Markova
    Sur la photo ici. Ce n’est pas « Giselle »
    С’est « Pas de Quatre » de Anton Dolin.

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